Rares sont ceux à qui le nom de Jacques Bainville évoque encore
quelque chose. Ce journaliste historien surprenait déjà ses instituteurs
quand, encore écolier, il livrait des analyses sur la situation
internationale dépassant parfois les leurs. Malgré sa stimulante et
synthétique Histoire de France et d’autres ouvrages remarquables il est (trop peu) passé à la postérité comme un prophète. En 1920, il publia Les conséquences politiques de la paix, complément autant que réponse aux Conséquences économiques de la paix de
John-Maynard Keynes et sans doute un des livres dont l’insuffisante
lecture donne à l’histoire des allures de tragédie racinienne. Gardant à
l’esprit que « erare humanum est, perseverare diabolicum », je
vais tâcher de présenter ici l’essence de cet ouvrage avant de démontrer
les apports considérables que l’on peut encore tirer de sa lecture.
Keynes dénonçait dans son ouvrage le traité de Versailles. La
sévérité des sentences économiques (réparations, confiscations,
occupations…) imposées à l’Allemagne défaite devait non seulement être
improductive, feu le Reich devenant insolvable car ruiné et privé de
toute perspective de redressement, mais même dangereuses pour l’Europe
et le monde, la perturbation des échanges et l’instabilité empêchant
toute reprise sérieuse de l’économie. On lira donc avec profit cette
démonstration ainsi que la critique qu’y a apportée Etienne Mantoux (La paix calomniée-les conséquences économiques de M. Keynes).
Retenons ici la thèse de Keynes : la paix est mal faite car la misère
allemande parasitera l’économie générale et génèrera des frustrations
chez les Allemands dont les traductions sociales et politiques ne
pourront que rajouter à l’instabilité.
Bainville s’accorde sur un point : la paix est mal faite. Il ne
vilipende cependant pas la dureté du traité de Versailles. L’idée
maîtresse des Conséquences politiques de la paix est la suivante :
pour la France, la menace germanique doit toujours être amoindrie. Le
danger de l’invasion orientale remontant selon lui aux mérovingiens[i] avait été amoindri par Mazarin[ii] qui offrit une garantie française au morcellement du Saint-Empire-Romain-Germanique lors du traité de Münster en 1648 – on verra là-dessus l’article de Bernard Chalumeau.
L’unité allemande, d’abord faite contre le Premier Empire, trouva à
s’exprimer en détruisant le Second. La rivalité teutonne plus que
millénaire pèse lourd dans les ouvrages de l’auteur (Histoire de deux peuples, Napoléon, Louis II de Bavière…)
et dans l’antigermanisme de l’Action française dont il fut l’un des
plus talentueux représentants. Cette menace à l’est est une hantise,
quarante millions de Français étant devenus créditeurs de soixante
millions d’Allemands. L’occasion pour la France de se soulager pour
longtemps de ce tracas était belle, les Hohenzollern ayant abdiqué, les
empires ottomans et austro-hongrois ayant été dissous (et le tsar
Nicolas II ayant goûté aux joies révolutionnaires), l’Allemagne reconnue
coupable n’étant pas invitée à élaborer la paix qui la concernait
d’abord.
Le problème, pour Bainville, est justement que l’Allemagne fut
snobée, que l’Allemagne fut condamnée, que l’Allemagne fut défendue par
Keynes, que l’Allemagne fut, tout simplement. Il fallait profiter de la
situation pour défaire l’œuvre de Bismarck, soit l’unité allemande
autour de la maison prussienne de Hohenzollern. Or, assommer
l’Allemagne, c’était lui donner reconnaissance dans l’après-guerre, au
contraire des autres empires. Certes le fonctionnement impérial était
abattu mais la réunion du Wurtemberg, de la Bavière, de la Saxe, etc.,
autour de Berlin laissait à l’est du Rhin un bloc massif alors qu’il eut
été possible d’en décider le morcellement. La paix était donc trop dure pour ce qu’elle [avait] de doux, jetant une population dans une misère stérile, et trop douce pour ce qu’elle [avait] de dur,
laissant à la même population un État fédéral qui devait servir tôt ou
tard à jeter contre le monde une société écorchée. Bainville, comme
Keynes, exprime son inquiétude de voir l’Allemagne renforcée
historiquement par un traité sensé la réduire. L’un par humanisme,
l’autre par réalisme, avaient bien compris qu’un Saxon repu était moins
dangereux qu’un Allemand de Saxe affamé. La perspicacité de l’auteur va
plus loin que cette équation selon laquelle misère et État central
amèneraient menace sur la France. En gardant à Berlin le cœur d’un
espace plus grand que la seule Prusse, il fallait prévoir que le
principe des nationalités allait conduire aux revendications germaniques
sur les Sudètes, le Holstein, Dantzig et même l’Autriche. L’Anschluss
interdite en loi allait de soi en fait. Le même principe qui guidait la
geste diplomatique de Wilson devait amener au désordre dans les Balkans
convoités par l’Autriche, l’Italie et la Yougoslavie. L’histoire nous
apprend combien était puissante la réflexion de Bainville et combien on
doit rire au nez de ceux qui lui crachent dessus parce qu’il disait
« Vive le Roy ». Je ne voudrais pas priver les lecteurs du bonheur amer
qu’offre la lecture de l’ouvrage. Il me semble toutefois important de
souligner que sa lecture par les signataires du palais des glaces aurait
pu aboutir à un entre-deux guerres très différent. Cette perspicacité
ne trouva pas d’auditeurs chez ceux qui donnaient des gages aux
électeurs par le fameux « l’Allemagne paiera ! ». On n’a encore jamais
vu des hommes mettre au feu les assignats truqués qui les faisaient
manger. On peut aussi admettre qu’une réaction vengeresse qui faisait de
l’Allemagne le coupable voulait que ce fût l’Allemagne qui fut lapidée.
Le sang-froid et la vision de long terme pourrissent dans le cimetière
des idées depuis bien longtemps. Sachant qu’il est toujours facile de
juger des faits à un siècle d’intervalle, je ne me permettrais pas de
condamner les dirigeants de l’époque mais en tant que Français et en
tant qu’être sensible, je trouve à mes regrets un air de légitimité.
Depuis Polybe, on sait que la critique est aisée mais l’art difficile.
Contentons-nous donc de voir ce que l’historien de l’Action française a à
nous apporter aujourd’hui
Le plus évident des apports est déjà bien connu depuis que les
totalitarismes font couler de l’encre. Jamais la maltraitance économique
ne permet de dompter un peuple. Elle est au contraire le plus sûr moyen
de s’assurer son hostilité la plus radicale. Si les attaques portées
dans Mein Kampf contre la France ont trouvé des récepteurs dans
la population allemande, cela est autant une affaire d’assiettes vides
que de cimetières pleins. Ni la pérennité de la paix, ni l’intérêt de la
France ne se trouvèrent assurés en 1919. Il faut donc, dans la gestion
des conflits, penser non seulement à vaincre mais aussi à garantir les
acquis (égoïstes ou non) par une conclusion raisonnable qui préfère la
justice à la vengeance et l’apaisement à la brutalité dialectique. Ce
propos relève de l’évidence aujourd’hui. Ce n’était pas le cas dans
l’Europe en larmes et puant la mort d’où écrivait Bainville. Ce qu’il y a
d’intéressant dans l’ensemble de son ouvrage n’est d’ailleurs pas un
appel au pacifisme et à la fraternité idéalisée. Il faut profiter de la
paix, mais il faut le faire avec justesse, ce que ne permet pas
l’étranglement économique des vaincus. Aussi propose-t-il de frapper la
menace germanique au cœur sans trop compromettre le niveau de vie de la
population.
La situation se résume en fait à un dialogue violent dont on croyait
s’épargner les douleurs en réduisant l’interlocuteur au silence.
Bainville propose de dissoudre l’interlocuteur allemand pour que la
France traite à l’avenir avec un amas de puissances mineures entre
lesquelles la discorde pourrait être semée. Aujourd’hui encore, chaque
candidat à la domination joue du particularisme local contre les Nations
(voir notre article sur les identités régionales).
C’est le sempiternel « diviser pour mieux régner ». Il y avait de
bonnes raisons de miser sur cette stratégie, l’Allemagne étant fédérale
depuis le Saint Empire romain germanique jusqu’à la confédération du
Rhin et n’ayant été dominée par la Prusse que grâce au génie de Bismarck
et au prix de l’Autriche. La proposition ne manquait donc ni de
justification historique (la France ne faisant que défaire par
Clemenceau ce que Napoléon avait déclenché), ni de possibilité
d’application concrète. Mais comme dit précédemment, ratifier devant
Lloyd Georges l’occupation de la Ruhr et la confiscation des moyens
militaires, c’était insidieusement ratifier devant l’histoire la
pérennité de l’Allemagne, au grand bénéfice de l’Angleterre notamment.
On ne saura jamais dans quelle mesure l’application des Conséquences politiques de la paix
aurait changé l’histoire. On peut toutefois les relire pour obtenir de
l’avenir quelque avantage. Il s’agira d’abord de faire preuve de
méfiance envers toutes les divisions que l’on tentera d’imposer à la
France, sachant désormais que la pseudo libération d’une tutelle
centrale ne sert en fait que le déclassement géopolitique vis-à-vis des
« libérateurs ». Cette attention portée à l’unité vaut autant pour le
régionalisme (voir à ce sujet Minorités et régionalismes de
l’excellent Pierre Hillard) que pour la question religieuse. La fracture
avec les musulmans que les fainéants et les imbéciles prétendent
inéluctable devra compter sur les musulmans patriotes des « Fils de
France », de Yacine Zerkoun et de tant d’autres qui prient cinq fois par
jour pour leur foi et soixante fois par heure pour le pays que nous
partageons. La France a d’autant plus de raison de balayer d’un revers
de main ces invitations à l’éclatement que son histoire est toute
différente de celle de sa voisine.
Passée cette prudence, il nous faut user du principe de morcellement
face au prédateur composite en quête d’hégémonie et qui est le véritable
adversaire. La division de l’Allemagne n’était pas souhaitable pour
l’envahir avec plus de facilité mais pour laisser à la France
suffisamment de forces pour continuer à jouer sa partition dans le
concert des nations. La même pièce se joue aujourd’hui avec des acteurs
différents. Quelques éclatements peuvent donc jouer en notre intérêt :
- Une multipolarité géopolitique qui ne cède pas plus au droit-de-l’hommisme atlantiste qu’à la désertion par les puissances moyennes de la scène internationale.
- Un retour du politique qui fractionne les blocs, à commencer par l’Union européenne telle qu’elle se présente aujourd’hui et pour éviter la constitution d’un État-marché mondial et uniformisé où les États-nations ne seraient plus que les législateurs de quelques grandes carcasses en quête de profits
- Une rupture manifeste des producteurs avec une oligarchie égoïste non pour affaiblir des États mais pour enrayer leur action dans un processus de prédation
En somme, les ruptures verticales de Marx et les ruptures
horizontales des enracinements territoriaux. Quel regret à rompre avec
une femme qui vous trompe tout en détruisant votre maison avec votre
argent ? En 1919, il s’agissait donc de se libérer d’une inquiétude pour
être réactif et effectif dans les autres questions internationales.
Aujourd’hui, il s’agit de mettre en évidence les lézardes immenses d’un
système grotesque qui contredit le réel et dont l’arrogance causera la
perte. Il ne s’agit plus de détacher Kiel et Berlin mais de détacher les
bras et les têtes d’une exploitation généralisée et qui fait
disparaître irrémédiablement les constructions culturelles qui
permettent au genre humain de ne pas traverser les âges la tête baissée,
enfouie dans une capuche. Puisqu’il prétend être mondial, le nouvel
ordre permet de rassembler mondialement face à lui. Il ne s’agit pas de
créer un ONU supplémentaire mais de multiplier les indépendances
puissantes, appuyées sur les identités d’une part et les forces de
production réelles d’autre part. On voit aussi, à la lumière de
Bainville, le danger des fausses solutions. Asphyxier l’Allemagne ne
menait à rien de bon durablement. Prétendre réguler par la négociation
des forces qui démontrent constamment leur absence de raison et de bon
sens semble tout aussi vain. Il n’y a pas de sauvegarde durable sans
implosion du moloch mondialisé. Il n’a pas de frontière mais est
attaquable sur des territoires que l’on connaît déjà. La machinerie
complexe qui inquiétait Péguy autant que Bernanos repose sur des
consentements et des soumissions. La rébellion, paradoxalement égoïste
et solidaire, lui serait donc fatale mais, comme toute révolte, elle
appelle vigueur et caractère, fournitures disponibles au seul magasin de
l’histoire.
Certains crieront au bellicisme, diront comme François Mitterrand que
« le nationalisme, c’est la guerre » et que le modèle candidat à
l’hégémonie est préférable à l’incarcération des Pussy Riot ou à l’Iran
nucléaire. Je leur demanderai de bien vouloir me dire quand le monde
a-t-il été pacifique et de me montrer qu’il n’y a pas de violence dans
cette fonte totale de l’Homme dans le moule du facteur travail. Le plus
sourd des aveugles ne pourrait voir dans l’histoire la plus récente
l’action d’un bienfaiteur aux ailes blanches planqué dans le ciel d’une
« skyline » quelconque. Peut-être que le retour des identités amènera de
nouvelles engueulades. Est-il préférable de ne plus pouvoir parler ?
Guillaume Enault http://www.lebreviairedespatriotes.fr
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