C’est
un fait incontestable, Obélix n’a pas pu être livreur de menhirs. Tout
simplement parce que ceux-ci datent du néolithique: ils ont été érigés
plus de mille ans avant l’avènement des civilisations celtiques.
Pourtant, le malentendu persiste…
A
gauche l’un des menhirs les plus anciens au sud-ouest de la Corse,
Filitosa est le centre de cette culture et à droite le menhir de la Dame
de Saint-Sernin en Aveyron au musée Fenaille de Rodez
Le menhir de la Pierre Percée à Draché en Touraine
Une
foule se presse autour des hautes pierres brutes de Stonehenge. C’est
l’aube. Il y a là des dizaines de milliers d’hommes, de femmes,
d’enfants. La ferveur le dispute à la fête. Certains sont venus de loin
pour célébrer, en communion avec les druides, le solstice d’été sur le
site même de l’imposant monument mégalithique. Les druides, vêtus de
longues toges blanches, réunis au centre du grand cercle de pierres
levées, psalmodient d’étranges mélopées. C’était le 21 juin 2009. Pas
moins de 35 000 personnes avaient fait le pélerinage, pensant sans doute
renouer avec l’élan des cultes gaulois. Cette religion mystérieuse qui –
pense-t-on bien souvent – révérait les éléments en pleine nature, non
loin de grandes pierres bru-tes dressées vers le ciel. Des pierres pas
très différentes de celles qu’Obélix taille et transporte à bout de bras
tout au long de l’oeuvre de Goscinny et Uderzo. Et qui deviennent même,
parfois, un ressort scénaristique majeur. Comme dans Obélix et compagnie,
où Rome entreprend de corrompre les irréductibles Armoricains en créant
une éphémère bulle spéculative sur le menhir, dans la confection duquel
ils sont censés exceller… Les Gaulois en maîtres d’oeuvre du
mégalithisme ? L’anachronisme est formidable. « Les
premiers grands menhirs, qui peuvent peser jusqu’à 300 tonnes et
mesurer 20 m de hauteur, semblent apparaître au Portugal autour de –
6500, explique le préhistorien Jean-Pierre
Mohen (Muséum national d’histoire naturelle), aujourd’hui chargé de la
rénovation du Musée de l’homme. On les retrouve ensuite sur toute la façade atlantique« . Les architectures de pierre brute subsistent et se succèdent pendant des milliers d’années. « Les
alignements de Carnac datent environ de la fin du IV millénaire avant
notre ére. Quant aux dolmens, ils apparaissent vers – 4700 et seront
construits jusque vers – 3000« . Les
cromlechs, ces cercles de pierres levées, peuvent être plus tardifs.
Celui de Stonehenge commence à être édifié vers – 3 000 et continue, un
millénaire durant, à être aménagé. « Vers – 2000, c’est la fin du mégalithisme »,
conclut Jean-Pierre Mohen. Plus de mille ans, donc, avant qu’on ne
commence à parler de Celtes ou de Gaulois – les Grecs nomment Keltoi
ceux qu’ils rencontrent lors de la fondation de Marseille, au VIe siècle
avant notre ère ; deux siècles plus tard, les Romains les appellent
Galli. Quant aux plus anciens vestiges matériels qui leur sont associés,
ils remontent autour de – 1100. Même en remontant au plus haut, nous
voilà très loin des derniers mégalithes…Et pourtant ! « Aujourd’hui
encore, lorsqu’on fait une communication au public sur les mégalithes,
il faut toujours commencer par préciser que cela n’a rien à voir avec
les Gaulois« , s’amuse le protohistorien Jean-Paul Demoule (université Paris I). La confusion remonte à loin. Dès le Moyen Age, on associe ces grandes pierres aux païens qui ont précédé la chrétienté, explique Jean-Pierre Mohen. Ceux-ci
ne pouvaient être, dans l’esprit des gens qui ignorent alors
complètement la notion de préhistoire, que les plus anciens connus par
les textes grecs et latins : les Gaulois. »
La confusion ne s’arrête pas à cet amalgame. Elle se renforce, bien
plus tard, grâce au puissant regain d’intérêt pour le monde celtique qui
traverse le XVIIIe siècle. En Grande-Bretagne, le Druid Order, fondé en
1717 par John Toland (1669/1722), un libre-penseur écossais – c’est
d’ailleurs de ce mouvement que continuent à se réclamer les néodruides
New Age qui se retrouvent à Stonehenge, à chaque solstice d’été. En
France, l’historien et naturaliste Christophe-Paul de Robien
(1698/1756), premier véritable archéologue de ces pierres brutes,
dessine quantités de croquis, dresse les plans de ces assemblages
mégalithiques, mène des relevés et des fouilles. Sous certains dolmens,
il dégage des restes humains. La légende est en marche. Un peu plus
tard, dans les années 1790, Théophile-Malo Corret de La Tour d’Auvergne
(1743/1800), un Breton celtisant, peut écrire sans ciller, à propos des
dolmens, que « c’est sur de tels autels, où
l’art ne disputait presque rien à la nature (…), que les druides
sacrifiaient à la divinité, choisissant le plus souvent des hommes comme
victimes ». Ces mêmes victimes dont on
retrouvait, soudain, les ossements !… Le dolmen devient donc une « table
sacrificielle » – d’où son nom, forgé à partir de la langue bretonne :
dolmen ou « table de pierre ». Dans les milieux scientifiques, la
confusion ne durera pas. A partir de 1850, toutes les communautés
scientifiques découvrent ensemble l’ancienneté du monde et de
l’humanité. « vers 1860, les premières
chronologies sont établies et un consensus se forme dans la communauté
scientifique pour séparer complètement les Gaulois des mégalithes » dit
Jean Paul Demoule. Peu à peu on réalise que les dolmens ne sont pas des
autels : ils sont la structure interne de tertres funéraires disparus
sous l’effet de l’érosion. « Il faut
les imaginer recouvert de terre et de cailloux, formant un tumulus
avec, souvent, un couloir d’accès menant à une ou plusieurs chambres
funéraires protégées par les grandes pierres que seules on peut voir
aujourd’hui », dit Jean-Pierre Mohen. Des
tombes, donc, « qui ne sont pas si différentes des pyramides égyptiennes
», précise M. Demoule. Quant aux menhirs, sans doute d’abord érigés par
des populations de chasseurs-cueilleurs au seuil de la sédentarisation,
ils sont sans doute des jalons. Une manière pour un groupe de signaler
sa présence sur un territoire et, aussi, de faire étalage de sa force et
sa détermination (il en faut pour déplacer et dresser une pierre de 300
tonnes). Plus tardifs, les grands cercles de pierres comme Stonehenge
seraient plutôt des observatoires de cycles astronomiques, en
particulier celui du Soleil. En fonction des pierres entre lesquelles
l’astre de jour se lève, les cromlechs auraient permis « de déterminer
l’époque à laquelle il convient de semer, de récolter, etc. », dit
Jean-Pierre Mohen. Quel désarroi ! Jusqu’au début du XIXe siècle, « nos ancêtres les Gaulois »
avaient des temples, fussent-ils de pierres brutes. Voici que les
savants leur ôtent les seuls vestiges qui semblaient les matérialiser ! «
Cela a contribué à renforcer l’idée d’une
religion gauloise « naturaliste »; s’exerçant dans la nature, près de
sources, de rivières, dans des clairières perdues dans la forêt, dit Christian Goudineau. Un
célèbre texte de Pline l’Ancien [23/79]semblait appuyer cette idée. Il
détaille le rituel gaulois de la cueillette du gui, qui doit s’effectuer
dans la forêt, avec une serpe d’or, au « sixième jour de la lune » et
nécessite le sacrifice de deux jeunes taureaux blancs.
» Pourquoi chercher plus loin ? La forêt, toujours elle. Voilà le grand
temple de « nos ancêtres les Gaulois » ! A ceci près, précise
M.Goudineau, qu’«au XIXe siècle, tout le
monde prend ce texte pour la description d’une pratique religieuse en
tant que telle ; mais, à bien le lire, il ne décrit qu’une coutume
associée à la collecte d’une plante médicinale ».
Où diable « nos ancêtres les Gaulois » rendaient-ils grâce à Esus,
Teutates,Taranis, et sans doute beaucoup d’autres de leurs dieux ? Ni
sous la pierre nue ni dans les bois. « En
1977, dans un champ de la commune de Gournay-sur-Aronde [Oise], nous
découvrons d’importantes quantités d’armes gauloises en fer mêlées à des
ossements animaux, raconte l’archéologue et historien Jean-Louis Brunaux (CNRS), qui dirigeait les fouilles.
Je me rends compte qu’il s’agit d’un fossé. En le suivant, nous
réalisons qu’il dessine un enclos quadrangulaire d’une cinquantaine de m
de côté« . En fouillant l’intérieur, les chercheurs découvrent un petit temple gallo-romain et,dessous, dans les niveaux proprement gaulois, « des fosses dont on s’aperçoit qu’elles ont servi à des sacrifices de boeufs, de porcs ou de moutons », dit M. Brunaux: « C’est
exactement ce que l’on trouve dans le monde gréco-romain. Une enceinte
bien délimitée dans laquelle on procède à des sacrifices animaux. Nous
avons là un sanctuaire. » La datation des
lieux indique que le culte s’exerçait ici au milieu du IIIe siècle. Un
culte dont le «temple » rappelle le temenos grec ou le templum romain. A
cette grande différence que ces sanctuaires gaulois sont de bois et
qu’ils disparaissent presque totalement avec le temps, ne laissant de
traces qu’imprimées en négatif, en creux, dans le sol… Ce n’est pas
tout. Car, sur les armes exhumées des fossés, les archéologues notent un
détail étonnant: « Elles avaient connu une oxydation antérieure à leur
dépôt, elles avaient rouillé avant d’être déposées dans le fossé. » Pour
Jean-Louis Brunaux, l’explication est simple : « Les Gaulois ont
procédé à un rite que les Grecs appellent l’anathema et qui consiste à
offrir aux dieux des panoplies d’armes en les accrochant aux parois du
sanctuaire. Quand ces armes tombaient au sol, on les ramassait et on les
désacralisait en les rejetant dans le fossé. » Un rite auquel Plutarque
donne une explication élégante: le trophée d’armes symbolise la haine
de l’ennemi, et celle-ci ne doit pas être entretenue, elle ne doit vivre
que le temps du trophée. Depuis la découverte de Gournay-sur-Aronde,
quantité d’autres sanctuaires gaulois ont été mis au jour. Avec,
parfois, ce « sentiment d’être quasiment dans une ambiance grecque», dit
Jean-Louis Brunaux. Bien loin, en tout cas, de la pierre nue et de la
forêt.
http://www.propagandes.info
A lire : Les Mégalithes, pierres de mémoire, de Jean-Pierre Mohen, Gallimard,1998.
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