dimanche 5 mai 2013

Les classiques de la culture européenne – Servitudes et grandeurs militaires, Alfred de Vigny

Ce qui est mémorable est «digne d’être conservé dans les mémoires des hommes» dit Le Robert. Celle des Français, en ce début de siècle, semble de plus en plus courte. Dans le seul domaine littéraire, des auteurs tenus pour majeurs par des générations de lecteurs sont tout simplement tombés aux oubliettes. Pas seulement des écrivains anciens, de l’Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance ou des Temps modernes mais aussi des auteurs proches de nous, disparus au cours du XXème siècle.
Cette suite de recensions se propose de remettre en lumière des textes dont tout « honnête homme » ne peut se dispenser. Ces choix sont subjectifs et je les justifie par le seul fait d’avoir lu et souvent relu ces livres et d’en être sorti enthousiaste. Ils seront proposés dans le désordre, aussi bien chronologique que spatial, de manière délibérée. A vous de réagir, d’aller voir et d’être conquis ou critique. En tout cas, bonne lecture !
Servitudes et grandeurs militaires, Alfred de Vigny
Avec Lamartine, Alfred de Vigny (1797-1863) est probablement le moins lu des romantiques français, du moins aujourd’hui. Sa vie est parcourue de succès sans suite, de désillusions, d’échecs. Toutes les misères et les coups bas de la vie littéraire qu’il rechercha parfois puisqu’il brigua cinq fois l’Académie française. A sa réception, en 1846, il se fit étriller par le comte Molé, pur représentant et même cacique du juste milieu louis-philippard. Pour Molé, il incarnait l’aristocrate respectueux de son lignage, imbu de valeurs qui lui étaient étrangères – au tout premier rang, l’honneur que Vigny définissait comme « la pudeur virile ».
Et Vigny était insupportable car il n’était pas de son temps : « J’appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l’Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons. »
A 17 ans, alors qu’il prépare Polytechnique au lycée Napoléon, il assiste à l’occupation de Paris par les coalisés autrichiens, prussiens et russes. De famille royaliste, pour plaire à sa mère qui lui a enseigné la fidélité au souverain « légitime », il entre dans l’armée. Il n’en tirera qu’ennui et amertume. La grandeur est passée, il ne reste plus que la servitude d’autant moins supportable que l’armée, la chose militaire sont passées de mode. Vigny reste sous l’uniforme jusqu’en 1821. De son « inutile amour des armes » il tire son chef d’œuvre, ce « Servitude et grandeur militaires » paru en 1835.
Il se compose de trois récits, Laurette ou Le Cachet rouge, La Veillée de Vincennes, La Vie et la mort du capitaine Renaud ou La Canne de Jonc. Trois contes pour illustrer, pour nourrir une réflexion sur la guerre qui a marqué son enfance : « Vers la fin de l’Empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu’un langage froid et pédantesque (…). Lorsqu’un de nos frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. »
Dans « Lorette », le narrateur accompagne Louis XVIII en fuite vers la Belgique alors que Napoléon, évadé de l’île d’Elbe, accourt pour reprendre le pouvoir. Il croise un vieil officier accompagné d’une femme qui lui raconte l’« histoire du cachet rouge ». Commandant du brick « Le Marat » en 1797, il a conduit un jeune déporté à Cayenne avec ordre d’ouvrir les instructions secrètes du Directoire une fois en mer. C’est l’ordre de fusiller le prisonnier pour lequel il s’est pris d’affection. Il obéit mais promet de s’occuper de sa femme qui l’a accompagné. Le proscrit passé par les armes, la fureur du commandant éclate : « La pauvre République est un corps mort ! Directeurs, Directoire, c’en est la vermine ! Je quitte la mer ! » Jusqu’à sa mort à Waterloo, le commandant veillera sur Lorette devenue folle.
Dans le second récit, un vieil adjudant d’artillerie vit ses dernières années de service au fort de Vincennes. Ses souvenirs conduisent le narrateur à décrire la vie de paria, de réprouvé du soldat de métier. Pour la société civile, il n’est qu’un matricule et elle lui dénie toute humanité. Par pudeur, il la dissimule : « Les choses se passent ainsi dans une société d’où la sensibilité est retranchée. C’est un des côtés mauvais du métier des armes que cet excès de force où l’on prétend toujours guinde son caractère. On s’exerce à durcir son cœur, on se cache de la pitié, de peur qu’elle ne ressemble à la faiblesse ; on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la compassion, sans songer qu’à force d’enfermer un bon sentiment on étouffe le prisonnier. »
Le capitaine Renaud est habité par le sentiment de l’honneur, le respect de la parole donnée. Il sert l’Empire jusqu’à la fin. Il vit la guerre comme une passion : « C’est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste de hommes, et dont les triomphes sont remplis de magnificence ; enfin c’est l’amour du danger. »
Mais la guerre est biface, Mars et Bellone, l’autre divinité qui incarne davantage ses atrocités. En 1814, durant la campagne de France, le capitaine Renaud a mené l’assaut d’un bivouac endormi de soldats russes. Ils ont été égorgés et parmi eux un tout jeune homme que Renaud a voulu épargner mais qu’il a tué avec son sabre en le recueillant blotti contre lui. Le jeune Russe avait une canne de jonc que Renaud gardera toute sa vie jusqu’à ce 27 juillet 1830 où un autre enfant, un gamin des rues, le blesse mortellement, durant cette journée de barricades :
« La guerre est maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font et qui ont d’elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l’eau fraîche de ses fleuves et la rosée pure de ses nuées. »
Ce qui ne fait pas de Vigny un pacifiste, loin de là. Mais il a parfaitement vu le passage d’une guerre encore codifiée qui ne vise pas à anéantir l’adversaire à une guerre totale aux « cruautés froides ». Le passage de l’une à l’autre étant le fait de la Révolution française. D’où, chez cet aristocrate cette interrogation ultime : « Que nous reste-t-il de sacré ? » et sa simple réponse : l’honneur.
Jean-Joël Bregeon pour Novopress Breizh http://fr.novopress.info
* Alfred de Vigny, Servitude et Grandeur militaires, Folio, 1992.

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