Ce qui est mémorable est «digne d’être conservé dans les mémoires des
hommes» dit Le Robert. Celle des Français, en ce début de siècle,
semble de plus en plus courte. Dans le seul domaine littéraire, des
auteurs tenus pour majeurs par des générations de lecteurs sont tout
simplement tombés aux oubliettes. Pas seulement des écrivains anciens,
de l’Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance ou des Temps modernes
mais aussi des auteurs proches de nous, disparus au cours du XXème
siècle.
Cette suite de recensions se propose de remettre en lumière des
textes dont tout « honnête homme » ne peut se dispenser. Ces choix sont
subjectifs et je les justifie par le seul fait d’avoir lu et souvent
relu ces livres et d’en être sorti enthousiaste. Ils seront proposés
dans le désordre, aussi bien chronologique que spatial, de manière
délibérée. A vous de réagir, d’aller voir et d’être conquis ou critique.
En tout cas, bonne lecture !
*** Les quatre précédents “MEMORABLES” sont Thomas Hardy – Le Maire de Casterbridge, Charles de Coster – La légende d’Ulenspiegel au pays de Flandre et ailleurs, Liam O’Flaherty – Insurrection et Alphonse de Châteaubriant – La Brière.
Servitudes et grandeurs militaires, Alfred de Vigny
Avec Lamartine, Alfred de Vigny (1797-1863) est probablement le moins
lu des romantiques français, du moins aujourd’hui. Sa vie est parcourue
de succès sans suite, de désillusions, d’échecs. Toutes les misères et
les coups bas de la vie littéraire qu’il rechercha parfois puisqu’il
brigua cinq fois l’Académie française. A sa réception, en 1846, il se
fit étriller par le comte Molé, pur représentant et même cacique du
juste milieu louis-philippard. Pour Molé, il incarnait l’aristocrate
respectueux de son lignage, imbu de valeurs qui lui étaient étrangères –
au tout premier rang, l’honneur que Vigny définissait comme « la pudeur virile ».
Et Vigny était insupportable car il n’était pas de son temps : «
J’appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de
bulletins par l’Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue,
et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le
fourreau des Bourbons. »
A 17 ans, alors qu’il prépare Polytechnique au lycée Napoléon, il
assiste à l’occupation de Paris par les coalisés autrichiens, prussiens
et russes. De famille royaliste, pour plaire à sa mère qui lui a
enseigné la fidélité au souverain « légitime », il entre dans l’armée.
Il n’en tirera qu’ennui et amertume. La grandeur est passée, il ne reste
plus que la servitude d’autant moins supportable que l’armée, la chose
militaire sont passées de mode. Vigny reste sous l’uniforme jusqu’en
1821. De son « inutile amour des armes » il tire son chef d’œuvre, ce « Servitude et grandeur militaires » paru en 1835.
Il se compose de trois récits, Laurette ou Le Cachet rouge, La
Veillée de Vincennes, La Vie et la mort du capitaine Renaud ou La Canne
de Jonc. Trois contes pour illustrer, pour nourrir une réflexion sur la
guerre qui a marqué son enfance : « Vers la fin de l’Empire,
je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le
tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix
mystérieuse des livres ne nous parlait qu’un langage froid et
pédantesque (…). Lorsqu’un de nos frères, sorti depuis quelques mois du
collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous
rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. »
Dans « Lorette », le narrateur accompagne Louis XVIII en fuite vers
la Belgique alors que Napoléon, évadé de l’île d’Elbe, accourt pour
reprendre le pouvoir. Il croise un vieil officier accompagné d’une femme
qui lui raconte l’« histoire du cachet rouge ». Commandant du brick «
Le Marat » en 1797, il a conduit un jeune déporté à Cayenne avec ordre
d’ouvrir les instructions secrètes du Directoire une fois en mer. C’est
l’ordre de fusiller le prisonnier pour lequel il s’est pris d’affection.
Il obéit mais promet de s’occuper de sa femme qui l’a accompagné. Le
proscrit passé par les armes, la fureur du commandant éclate : « La pauvre République est un corps mort ! Directeurs, Directoire, c’en est la vermine ! Je quitte la mer ! » Jusqu’à sa mort à Waterloo, le commandant veillera sur Lorette devenue folle.
Dans le second récit, un vieil adjudant d’artillerie vit ses
dernières années de service au fort de Vincennes. Ses souvenirs
conduisent le narrateur à décrire la vie de paria, de réprouvé du soldat
de métier. Pour la société civile, il n’est qu’un matricule et elle lui
dénie toute humanité. Par pudeur, il la dissimule : « Les choses se
passent ainsi dans une société d’où la sensibilité est retranchée.
C’est un des côtés mauvais du métier des armes que cet excès de force où
l’on prétend toujours guinde son caractère. On s’exerce à durcir son
cœur, on se cache de la pitié, de peur qu’elle ne ressemble à la
faiblesse ; on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la
compassion, sans songer qu’à force d’enfermer un bon sentiment on
étouffe le prisonnier. »
Le capitaine Renaud est habité par le sentiment de l’honneur, le
respect de la parole donnée. Il sert l’Empire jusqu’à la fin. Il vit la
guerre comme une passion : « C’est une sorte de combat corps à corps
contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés
inconnues au reste de hommes, et dont les triomphes sont remplis de
magnificence ; enfin c’est l’amour du danger. »
Mais la guerre est biface, Mars et Bellone, l’autre divinité qui
incarne davantage ses atrocités. En 1814, durant la campagne de France,
le capitaine Renaud a mené l’assaut d’un bivouac endormi de soldats
russes. Ils ont été égorgés et parmi eux un tout jeune homme que Renaud a
voulu épargner mais qu’il a tué avec son sabre en le recueillant blotti
contre lui. Le jeune Russe avait une canne de jonc que Renaud gardera
toute sa vie jusqu’à ce 27 juillet 1830 où un autre enfant, un gamin des
rues, le blesse mortellement, durant cette journée de barricades :
« La guerre est maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font
et qui ont d’elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que
pour lui demander l’eau fraîche de ses fleuves et la rosée pure de ses
nuées. »
Ce qui ne fait pas de Vigny un pacifiste, loin de là. Mais il a parfaitement vu le passage d’une guerre encore codifiée qui ne vise pas à anéantir l’adversaire à une guerre totale aux « cruautés froides ». Le passage de l’une à l’autre étant le fait de la Révolution française. D’où, chez cet aristocrate cette interrogation ultime : « Que nous reste-t-il de sacré ? » et sa simple réponse : l’honneur.
Ce qui ne fait pas de Vigny un pacifiste, loin de là. Mais il a parfaitement vu le passage d’une guerre encore codifiée qui ne vise pas à anéantir l’adversaire à une guerre totale aux « cruautés froides ». Le passage de l’une à l’autre étant le fait de la Révolution française. D’où, chez cet aristocrate cette interrogation ultime : « Que nous reste-t-il de sacré ? » et sa simple réponse : l’honneur.
Jean-Joël Bregeon pour Novopress Breizh http://fr.novopress.info
* Alfred de Vigny, Servitude et Grandeur militaires, Folio, 1992.
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