Pour les Anciens, Homère était « le commencement, le milieu et la fin
». Une vision du monde et même une philosophie se déduisent
implicitement de ses poèmes. Héraclite en a résumé le socle cosmique par
une formulation bien à lui : « L’univers, le même pour tous les
êtres, n’a été créé par aucun dieu ni par aucun homme ; mais il a
toujours été, est et sera feu éternellement vivant… »
1. La nature comme socle
Chez Homère, la perception d’un cosmos
incréé et ordonné s’accompagne d’une vision enchantée portée par les
anciens mythes. Les mythes ne sont pas une croyance, mais la
manifestation du divin dans le monde. Les forêts, les roches, les bêtes
sauvages ont une âme que protège Artémis (Diane pour les Romains). La
nature tout entière se confond avec le sacré, et les hommes n’en sont
pas isolés. Mais elle n’est pas destinée à satisfaire leurs caprices. En
elle, dans son immanence, ici et maintenant, ils trouvent en revanche
des réponses à leurs angoisses :
« Comme naissent les feuilles, ainsi
font les hommes. Les feuilles, tour à tour, c’est le vent qui les épand
sur le sol et la forêt verdoyante qui les fait naître quand se lèvent
les jours du printemps. Ainsi des hommes : une génération naît à
l’instant où une autre s’efface » (Iliade, VI, 146). Tourne la roue
des saisons et de la vie, chacun transmettant quelque chose de lui-même
à ceux qui vont suivre, assuré ainsi d’être une parcelle d’éternité.
Certitude affermie par la conscience du souvenir à laisser dans la
mémoire du futur, ce que dit Hélène dans l’Iliade : « Zeus nous a fait un dur destin afin que nous soyons plus tard chantés par les hommes à venir » (VI, 357-358).
Peut-être, mais la gloire d’un noble nom s’efface comme le reste. Ce
qui ne passe pas est intérieur, face à soi-même, dans la vérité de la
conscience : avoir vécu noblement, sans bassesse, avoir pu se maintenir
en accord avec le modèle que l’on s’est fixé.
2. L’excellence comme but
A l’image des héros, les hommes
véritables, nobles et accomplis (kalos agatos), cherchent dans le
courage de l’action la mesure de leur excellence (arétê), comme les
femmes cherchent dans l’amour ou le don de soi la lumière qui les fait
exister. Aux uns et aux autres, importe seulement ce qui est beau et
fort. « Etre toujours le meilleur, recommande Pelée à son fils Achille, l’emporter sur tous les autres » (Iliade, VI, 208).
Quand Pénélope se tourmente à la pensée que son fils Télémaque pourrait
être tué par les “prétendants” (usurpateurs), ce qu’elle redoute c’est
qu’il meurt « sans gloire », avant d’avoir accompli ce qui ferait de lui
un héros à l’égal de son père (Odyssée, IV, 728). Elle sait que les
hommes ne doivent rien attendre des dieux et n’espérer d’autre ressource
que d’eux-mêmes, ainsi que le dit Hector en rejetant un présage funeste
: « Il n’est qu’un bon présage, c’est de combattre pour sa patrie » (Iliade, XII, 243).
Lors du combat final de l’Iliade, comprenant qu’il est condamné par les
dieux ou le destin, Hector s’arrache au désespoir par un sursaut
d’héroïsme tragique : « Eh bien ! non, je n’entends pas mourir sans
lutte ni sans gloire, ni sans quelque haut fait dont le récit parvienne
aux hommes à venir » (XXII, 304-305).
3. La beauté comme horizon
L’Iliade commence par la colère
d’Achille et se termine par son apaisement face à la douleur de Priam.
Les héros d’Homère ne sont pas des modèles de perfection. Ils sont
sujets à l’erreur et à la démesure en proportion même de leur vitalité.
Pour cette raison, ils tombent sous le coup d’une loi immanente qui est
le ressort des mythes grecs et de la tragédie. Toute faute comporte
châtiment, celle d’Agamemnon comme celle d’Achille. Mais l’innocent peut
lui aussi être soudain frappé par le sort, comme Hector et tant
d’autres, car nul n’est à l’abri du tragique destin. Cette vision de la
vie est étrangère à l’idée d’une justice transcendantale punissant le
mal ou le péché. Chez Homère, ni le plaisir, ni le goût de la force, ni
la sexualité ne sont jamais assimilés au mal. Hélène n’est pas coupable
de la guerre voulue par les dieux (Iliade, III, 161-175). Seuls les
dieux sont coupables des fatalités qui s’abattent sur les hommes. Les
vertus chantées par Homère ne sont pas morales mais esthétiques. Il
croit à l’unité de l’être humain que qualifient son style et ses actes.
Les hommes se définissent donc au regard du beau et du laid, du noble et
du vil, non du bien ou du mal. Ou, pour dire les choses autrement,
l’effort vers la beauté est la condition du bien. Mais la beauté n’est
rien sans loyauté ni vaillance. Ainsi Pâris ne peut être vraiment beau
puisqu’il est couard. Ce n’est qu’un bellâtre que méprise son frère
Hector et même Hellène qu’il a séduite par magie. En revanche, Nestor,
en dépit de son âge, conserve la beauté de son courage. Une vie belle,
but ultime du meilleur de la philosophie grecque, dont Homère fut
l’expression primordiale, suppose le culte de la nature, le respect de
la pudeur (Nausicaa ou Pénélope), la bienveillance du fort pour le
faible (sauf dans les combats), le mépris pour la bassesse et la
laideur, l’admiration pour le héros malheureux. Si l’observation de la
nature apprend aux Grecs à mesurer leurs passions, à borner leurs
désirs, l’idée qu’ils se font de la sagesse avant Platon est sans
fadeur. Ils savent qu’elle est associée aux accords fondamentaux nés
d’oppositions surmontées, masculin et féminin, violence et douceur,
instinct et raison. Héraclite s’était mis à l’école d’Homère quand il a
dit : « La nature aime les contraires : c’est avec elle qu’elle produit l’harmonie. »
Dominique Venner
Source: Du Haut des Cimeshttp://cerclenonconforme.hautetfort.com/
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