lundi 1 avril 2013

26 mars 2013 : le centenaire de Jacqueline de Romilly (1913-2010)

« Une société qui néglige Homère finira par oublier Voltaire. »
Elle s’est éteinte il y a un peu plus de deux ans (le 18 décembre 2010), elle a été la première femme élue au Collège de France, le sanctuaire des grands universitaires, elle a été élue à l’Académie française (la deuxième femme après Marguerite Yourcenar, c’est encore rare de nos jours) et elle a passé toute son existence à étudier Thucydide et plus généralement, la Grèce antique, ce qui lui a même valu la nationalité grecque en 1995. Jacqueline de Romilly aurait eu tout juste 100 ans ce mardi 26 mars 2013. Hommage à cette grande helléniste.
Il existe d’éminents "savants" qui cherchent à conserver et à transmettre des civilisations. Des langues, des cultures qui pourraient être oubliées par les plus jeunes générations. Georges Dumézil (1898-1986) a été de ceux-là, sauvant même certaines langues d’une disparition programmée par absence de locuteurs. Une culture monumentale. Un savoir qui donne le vertige.
Jacqueline de Romilly fut aussi de cette espèce-là, avec pour seul objectif de transmettre la connaissance de la Grèce antique à notre société contemporaine postmoderne. Selon elle, on trouve chez les Grecs anciens toutes les valeurs qui gouvernent le monde aujourd’hui : liberté, égalité, démocratie, droit etc.
Pour Jacqueline de Romilly, le langage était un élément essentiel de l’humanisme : « On découvre dans l’étude de ces langues le point de départ des principales idées contemporaines. C’est vrai pour la démocratie, mais aussi de tous les mots qui aujourd’hui, désignent les grands principes et les grandes valeurs de la vie quotidienne. » ("Lire", 2004).
Il faut bien sûr donner de grands bémols, car la société grecque antique était loin d’être une société libre comme les démocraties modernes. La citoyenneté n’était réservée qu’aux élites, masculines, et les Grecs anciens étaient coutumiers de l’esclavage, stigmatisaient les métèques (étrangers) et étaient assez cruels dans une justice souvent expéditive (la mort de Socrate l’illustre).
Néanmoins, une société qui ne se nourrit pas des leçons de l’histoire est une société qui irait à sa perte, avec crise identitaire, perte de repères, etc. J’ai eu la chance d’avoir appris le latin et le grec dans mon cursus scolaire alors que beaucoup trouvaient que c’était inutile, juste une perte de temps. J’ai au contraire été très heureux d’avoir eu accès à ce petit bonus de culture car la plupart des mots et des concepts de la langue française, par exemple, en sont inspirés.
Jacqueline de Romilly a redonné des lettres de noblesse à ce savoir devenu de plus en plus exceptionnel, devenu quasiment des curiosités dans un enseignement qui préfère miser sur les nouvelles technologies, l’informatique, les langues modernes (l’anglais, l’allemand, l’espagnol), etc. Ces disciplines sont évidemment indispensables aujourd’hui, probablement qu’il faudra rapidement ajouter aux langues cruciales le mandarin, mais elles ne sont pas incompatibles avec la culture "classique".
Elle disait en 1996 : « Le progrès scientifique a facilité la vie matérielle, mais les valeurs ont changé et les gens manquent de repères. L’important est de faire connaître les expériences passées, non pas comme modèles à imiter mais comme des références pour comprendre le présent. Il faut à tout prix sauver la formation littéraire, qui non seulement apporte aux jeunes des éléments de comparaison leur permettant de juger, mais leur donne aussi une force intérieure. » ("Les Échos"). Elle avait ainsi fondé l’association Sauvegarde des enseignements littéraires (SEL).
Normalienne, fille de normalienne, elle s’était mariée avec la culture grecque, à tel point qu’après un expérience conjugale dont elle avait mis un terme après une trentaine d’années, elle avait regretté de ne pas avoir été une mère, mais était satisfaite de sa trajectoire universitaire prestigieuse. Toute sa vie fut consacrée à montrer que les philosophes grecs ont eu une influence déterminante dans la pensée morale et politique actuelle. Bien que très âgée, elle avait milité pour redonner l’esprit civique à une société plus soucieuse de consommer que de rendre service (en créant notamment l’association Élan nouveau des citoyens).
Succédant à André Roussin à l’Académie française, Jacqueline de Romilly avait défini la gentillesse ainsi : « Cette gentillesse, chez [André Roussin], touchait aussitôt. (…) On avait dû, je crois, lui faire de nombreuses remarques à ce sujet ; car il s’est inquiété, une fois, de ce que le mot "gentil" pouvait avoir de protecteur et de légèrement méprisant. Pour moi, il exprime au contraire un éloge sans réserve. C’est un mot qui rayonne. Associée à l’intelligence, la gentillesse étonne et charme. » (26 octobre 1989). C’est Alain Peyrefitte qui prononça la réponse à son discours de réception, et le Prix Nobel de Médecine 2011, Jules Hoffmann, lui succéda dans ce même fauteuil, élu le 1er mars 2012.
À la fin de sa vie, en 2008, Jacqueline de Romilly avait achevé son long cheminement de conversion au catholicisme en faisant sa première communion avec les yeux d’une enfant de 10 ans (selon le prêtre libanais qui en était à l’origine, Mansour Labaky, né la même année que le baptême de sa protégée, mais qui, depuis un an, est accusé d’avoir abusé de mineures).
« Apprendre à penser, à réfléchir, à être précis, à peser les termes de son discours, à échanger les concepts, à écouter l’autre, c’est être capable de dialoguer, c’est le seul moyen d’endiguer la violence effrayante qui monte autour de nous. La parole est un rempart contre la bestialité. Quand on ne sait pas, quand on ne peut pas s’exprimer, quand on ne manie que de vagues approximations, comme beaucoup de jeunes de nos jours, quand la parole n’est pas suffisante pour être entendue, pas assez élaborée parce que la pensée est confuse et embrouillée, il ne reste que les poings, les coups, la violence fruste, stupide, aveugle. Et c’est ce qui menace d’engloutir notre idéal occidental et humaniste. » (Jacqueline de Romilly).
Révérence à cette "grande dame" (selon l’expression souvent employée) pour avoir ouvert les yeux à bien de ses contemporains sur la richesse des origines de notre civilisation.
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Sylvain Rakotoarison (26 mars 2013)
http://www.rakotoarison.eu

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