J’ai laissé passer l’anniversaire de la naissance de Stendhal (Henri
Beyle), voici 230 ans, le 23 janvier 1783 à Grenoble. Mais je vais me
rattraper, ayant éprouvé depuis très longtemps une vive dilection pour
l’auteur du Rouge et le noir, et pour des raisons qui sont métapolitiques autant que littéraires.
J’ai mis longtemps à comprendre pourquoi j’avais toujours tant aimé
Lucien Leuwen, Julien Sorel et Fabrice Del Dongo. Pourquoi, parmi tous
les romans de Faulkner, j’avais élu L’Invaincu, au point d’y revenir au moins une fois l’an. Et pourquoi j’avais lu et relu avec le même enthousiasme Les récits de la demi-brigade
de Giono. Oui, pourquoi ces lectures si différentes éveillaient-elles
la même jubilation euphorique ? Qu’avaient donc en commun leurs héros ?
La révélation me fut apportée un jour que je lisais un peu plus
attentivement et sans doute avec l’œil de l’historien les premières
pages de La Chartreuse de Parme, l’entrée de Bonaparte à
Milan.On ne pouvait s’y tromper. Derrière ce roman d’amour, de cape et
d’épée, Stendhal avait laissé parler un cœur très engagé. A leur façon
et au nom de causes très différentes, chacun des personnages des romans
que je viens d’évoquer montre autant d’attrait pour les causes perdues
que de mépris pour des vainqueurs installés et satisfaits.
Un esprit français est sensible plus qu’aucun autre sans doute à de
telles connivences. Nous avons cumulé tant de guerres civiles et de
proscriptions, avant et après 1789, que nous sommes quelque peu vaccinés
contre le respect sans discussion des institutionnels. Le mépris
qu’inspirent des vainqueurs peu estimables, éveille par contraste de
l’attrait pour les vaincus et le courage malheureux. Il en fut ainsi
pour les Sudistes après la guerre de Sécession et pas seulement sous la
plume de Margaret Mitchell. Sur la scène russe d’après 1917, les Blancs
ont plus de charme que leurs adversaires victorieux de la guerre civile.
Certains vaincus de la Libération ont joui de cette faveur dans
l’imaginaire des “Hussards”, peloton caracolant d’étincelants et jeunes
écrivains de la génération suivante. Ceux-là ne se sont jamais vraiment
expliqués sur leur penchant pour Stendhal. Pourtant, chez celui-ci, on
trouve le même mélange excitant d’insolence, d’incivisme et de bonheur.
Malgré une carrière militaire qui excéda peu une grosse année,
l’ancien sous-lieutenant de dragons de l’armée d’Italie resta jusqu’à sa
mort habité par une invincible nostalgie de l’aventure napoléonienne.
Un athéisme précoce contribua à son aversion pour le conformisme et la
bigoterie de la Restauration.
« Il se piquait de libéralisme, disait son ami Mérimée, et était au fond un aristocrate achevé. » Lui-même n’en disconvenait pas : « Je me soumets à mon penchant aristocratique après avoir déclamé dix ans de bonne foi contre toute aristocratie. » Stendhal jouait sur les mots. Son « penchant aristocratique »
n’est pas un effet de l’âge. C’est une disposition native qui lui a
toujours fait chérir les comportements chevaleresques et les mœurs
raffinées, plus que cette caricature d’aristocratie qu’était la bonne
société de 1820 ou de 1830, mélange de nouveaux riches prétentieux, de
ci-devant campés sur leur vindicte, et de dévots enrôlés dans cette
police de la pensée qu’était la « Congrégation ».
Le climat moral de l’époque stendhalienne est peu différent du nôtre.
Seulement, le glissement sémantique, dû à l’écoulement du temps,
brouille les perspectives. Il suffit de les éclairer pour que tout se
mette en place. Comme jadis dans le monde soviétique finissant, les
ancienne idées révolutionnaires se sont muées en opinions
conservatrices. Le qualificatif “républicain” qui définissait un
dangereux conspirateur vers 1830, désigne cent cinquante ans après un
bourgeois rangé. Mais sous les étiquettes changeantes, les hommes, eux,
ne changent pas. Comme l’expliquait le banquier Leuwen à son fils, pour
réussir en politique et dans le monde, il faut être “un coquin”.
Toutes les époques ont eu leurs bien pensants et leurs conformistes
prêts à expédier au bûcher les insolents et les réfractaires un peu trop
remuants et nuisibles aux coquins. Pour décrypter ce qu’il y a de
permanent dans les romans de Stendhal, il suffit de remplacer le
qualificatif “libéral” par l’un des sobriquets réservés plus tard aux
indociles, et alors tout s’éclaire. En leur temps, puisqu’ils étaient
des insoumis, Julien Sorel, Lucien Leuwen et Fabrice del Dongo étaient
nécessairement des “jacobins”. Aujourd’hui, on les désignerait sous je ne sais quelle appellation malséante dont les gazettes abondent.
Dominique Venner http://fr.novopress.info
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