Il
y a quelques mois, Sylvain Roussillon publiait un ouvrage novateur
consacré aux volontaires étrangers du camp franquiste pendant la Guerre
d’Espagne (1936 – 1939). Il récidive aujourd’hui en publiant une
remarquable étude sur la Seconde Guerre d’Indépendance des États-Unis
d’Amérique entre 1812 et 1814.
Si le XXe siècle fut clément pour les États-Unis qui ne connurent aucun conflit sur leur sol, le XIXe
siècle vit au contraire leur territoire américain atteint par des
guerres. Outre les nombreux conflits amérindiens, on pense bien sûr à la
Guerre de Sécession (1861 – 1865), mais on ne doit pas oublier la
guerre d’agression contre le Mexique (1846 – 1848) et cette seconde
Guerre d’Indépendance. « La guerre de 1812 – 1814, appelée aussi “
Seconde guerre d’Indépendance américaine ”, fait partie des conflits
oubliées de l’Histoire (p. 13). » C’est exact en France d’autant que,
assez curieusement, Hollywood n’a guère exploité cette épisode
belliqueux. Aux États-Unis, ce conflit est mieux connu, surtout quand on
lit l’abondante bibliographie fournie par l’auteur : 83 livres et 21
articles de revues spécialisées dont seulement huit en français ! La
méconnaissance en France de cet affrontement anglo-américain s’explique
aussi par la chronologie, car en même temps que la Grande-Bretagne
luttait contre les États-Unis, elle affrontait toujours Napoléon Ier.
Cette
Seconde Guerre d’Indépendance marque vraiment l’avènement d’un ensemble
plus cohérent dénommé les États-Unis d’Amérique. C’est pendant cette
guerre que fut composé leur futur hymne national. C’est à la suite de ce
conflit que, craignant les représailles de Londres alliée pour la
circonstance à la Sainte-Alliance que s’affirma la doctrine Monroe
dédiée à un exclusivisme pan-américain qui allait faire de l’Amérique
latine et des Antilles l’arrière-cour de Washington. « En moins d’un
siècle, les États-Unis sont passés du slogan “ l’Amérique aux Américains
” au mot d’ordre “ L’Amérique aux États-Unis ” (p. 181). » Mieux
encore, « les principaux initiateurs de cet impérialisme, qu’il s’agisse
d’Alfred Thayer Mahan ou de Theodor Roosevelt, ont débuté leurs
réflexions stratégiques, militaires et géopolitiques dans l’étude de
cette guerre de 1812 (p. 181) ».
Une guerre fondatrice
Cette
guerre fut donc déterminante dans le destin de la jeune république
issue du traité de Versailles de 1783. Elle contraignit le gouvernement
fédéral à maintenir et à développer une armée permanente digne de ce
nom. Au moment de l’Indépendance, les soldats réguliers étaient au
nombre de… 87. La défense du nouvel État reposait entièrement sur des
milices civiques dans chaque entité fédérée, d’où la liberté de porter
des armes. Cette situation particulière s’inscrivait dans la politique
isolationniste souhaitée par George Washington. Dans une belle préface,
Nicole Bacharan rappelle son discours d’adieu en 1796 : « L’Europe a des
intérêts fondamentaux qui ne nous concernent pas, ou à peine. » Dans
ces conditions, à quoi bon d’avoir des forces terrestres et une marine
de guerre ?
Le
problème est que les États-Unis grandissent aux temps des guerres
européennes de la Révolution et de l’Empire. Nonobstant l’éloignement
géographique, le conflit européen a des répercussions économiques en
Amérique. « Les liens diplomatiques sont inexistants, ou presque, avec
bon nombre de pays européens, et teintés d’ambiguïté avec les
Britanniques qui reconnaissent du but des lèvres l’existence de ces
treize colonies rebelles prétendant constituer un État souverain (p.
17). » La Grande-Bretagne ne se focalise pas que sur le danger français,
révolutionnaire puis napoléonien. Elle pense déjà à l’échelle du monde
et s’exaspère de l’existence même des États-Unis qu’elle perçoit comme
une insolence permanente à sa puissance.
Les Britanniques s’ingénient donc à vexer à la moindre occasion les Américains. « Depuis le début du XIXe siècle, la Royal Navy
affecte de ne pas reconnaître les eaux territoriales américaines, ni la
qualité des navires battant pavillon américain. Par conséquent, sous
couvent de lutter contre la contrebande à destination de la France, les
bâtiments de la Royal Navy ont pris la dommageable habitude
d’arraisonner les navires marchands américains, de confisquer les
cargaisons et, chose plus grave, d’enrôler de force sur leurs navires de
guerre des citoyens américains, considérés pour l’occasion comme les
ressortissants britanniques de colonies au statut juridique mal défini !
C’est ainsi que près de 10 000 marins et citoyens américains se
trouvent obligés de servir contre leur gré, sur les navires de la Royal Navy durant les dix premières années du XIXe
siècle, sans que les protestations américaines n’y changent rien (pp.
30 – 31). » Par ailleurs, depuis leur colonie du Canada, les
Britanniques incitent les tribus amérindiennes à chasser les colons
venus des États-Unis. À partir de 1810, Londres multiplie les
provocations envers Washington qui devient la victime collatérale du
féroce contentieux franco-britannique.
En 1800, les États-Unis ont participé à la Ligue des Neutres organisée par Paul Ier
de Russie, ce qui lui vaudra son assassinat en 1801 par des agents
anglophiles. Avec la montée des tensions navales, Sylvain Roussillon
rappelle que « la marine de guerre, dissoute dès la fin de la guerre
d’Indépendance, est précipitamment réorganisée en 1797, devant la menace
d’un conflit entre la France révolutionnaire et les attaques
incessantes des corsaires barbaresques en Méditerranée (pp. 16 – 17) ».
Or il y eut vraiment conflit naval officieux et circonscrit à la marine
et au commerce entre la France et les États-Unis : la Quasi-Guerre
(1798 – 1800). Son déclenchement incombe au Directoire qui, « en proie à
d’inextricables problèmes financiers, exigeait des États-Unis le
remboursement immédiat des dettes de guerre et des sommes engagés par
Louis XVI pour être venue en aide aux insurgés américains (p. 17) ».
Cette guerre océanique permit à la jeune U.S. Navy de
s’entraîner au combat face à une marine corsaire française bien mal en
point. La guerre en Europe eut aussi une autre répercussion, économique
celle-là. En fermant les frontières aux produits européens en 1807 par
l’Embargo Act, le président Jefferson voulait préserver la
neutralité de son pays. Il n’eut pas conscience que « cet isolement
commercial est un énorme coup de fouet donné à l’industrie et à
l’économie manufacturière américaine (p. 24) » comme l’observera
quarante plus tard Friedrich List.
Les ambitions oubliées des États-Unis
Sylvain
Roussillon insiste aussi sur la jeunesse territoriale et les divisions
politiques profondes des États-Unis. Ils doivent gérer le doublement de
leur superficie avec l’acquisition en 1804 de la Louisiane francophone.
Ils doivent prendre en compte l’affaiblissement à leur frontière
méridionale de l’Empire colonial espagnol et la présence, au Nord, du
Canada britannique où vivent environ 700 000 Américains loyalistes à
George III et leurs familles. Mais « entre 450 000 et 500 000 loyalistes
demeurent aux États-Unis. Ils constitueront l’aile dure du futur Parti fédéraliste (p. 29) ». Les luttes politiques sont implacables entre les fédéralistes,
tenants d’un État central fort, d’une économie industrielle et
commerciale dynamique, et d’un conservatisme culturel qui les rapproche
de la Grande-Bretagne, et les démocrates-républicains,
favorables au droit des États, des minorités religieuses, d’une économie
agraire et d’une vision plus progressiste. Leurs chefs de file, Thomas
Jefferson et James Madison, sont accusés de s’inspirer de la France et
de son jacobinisme sanguinaire.
Excédés
par les provocations britanniques, les États-Unis déclarent la guerre à
son ancien colonisateur en juin 1812. James Madison prévoit une guerre
rapide et victorieuse, car il n’imagine pas capable les « Tuniques
rouges » mener deux guerres simultanées ! Or les généraux étatsuniens
sont surtout des militaires de salon, habitués de la bouteille et promus
non d’après leurs compétences militaires nullissimes mais selon leurs
inclinations politiques. Ils minorent la présence de « 5 200 combattants
britanniques, soldats aguerris (p. 43) » au Canada, et ne comprennent
pas que le Bas-Canada francophone et le Haut-Canada anglophone « sont en
grande partie peuplées de loyalistes américains et leurs descendants,
prêts et impatients d’en découdre avec ceux qu’ils considèrent comme de
dangereux révolutionnaires et spoliateurs de leurs biens, tandis que les
populations francophones, conservatrices et catholiques, ne paraissent
pas mieux disposées à l’égard des Américains soupçonnés de vouloir
imposer le protestantisme, abolir la propriété et interdire la pratique
du français (p. 44) ». La méfiance des Canadiens-Français envers la
jeune République étoilée est ancienne. Nicole Bacharan a raison de faire
appel à la longue durée et aux suites des Guerres de Sept Ans (1756 –
1763) et d’Indépendance.
À
rebours d’une opinion communément admise dans l’Hexagone, George
Washington n’était pas du tout un ami de la France. Vétéran de la Guerre
de Sept Ans contre les Français et leurs alliés amérindiens, ce
francophobe notoire se définissait résolument anti-catholique.
L’anti-catholicisme est consubstantiel aux États-Unis puisqu’on fit
grief de sa foi à John Fitzgerald Kennedy en 1960. Auparavant, les
W.A.S.P. n’appréciaient guère les Italiens et les Irlandais pour cette
même raison. George Washington accepta l’alliance française par
pragmatisme politico-militaire. On oublie cependant que Washington et
les siens souhaitaient rejeter les Anglais de toute l’Amérique du Nord. Dès 1775, les Insurgents
lancent des raids contre les forces anglaises installées au Canada.
L’action prend une nouvelle ampleur l’année suivante quand des rebelles
américains s’emparent de Montréal avant de reculer devant les murs de
Québec. Frustré par cette entreprise de conquête ratée, en janvier 1778,
le Congrès continental américain nomme La Fayette commandant en chef
d’une armée d’invasion du Canada britannique. L’intention officielle est
de soulever les Canadiens-Français et de faire du Canada le 14e État de l’Union. En réalité, le Congrès, protestant et maçonnique, entend à la fois laver l’affront de 1776 et abolir le Quebec Act
qui allie deux puissances conservatrices, l’Église catholique
canadienne-française et la Couronne anglaise. Les futurs Étatsuniens
veulent aussi l’arrêt des conversions amérindiennes au catholicisme et
s’horrifient à l’idée de voir des réformés obéir à des papistes !
Toutefois, faute de moyens et d’aides réelles, La Fayette renonce. Les
États-Unis n’oublient pas oublié cet objectif et, en déclarant la guerre
en 1812, ils espèrent enfin « conquérir le Canada pour chasser
définitivement les Britanniques du continent d’une part, infliger une
telle défaite à leurs alliés indiens qu’il deviendra facile de les
soumettre durablement, d’autre part (p. 37) ».
Sylvain
Roussillon dépeint avec un brio certain les différentes phases de la
guerre. Celle-ci se déroule sur plusieurs fronts, d’abord au Nord-Est,
dans la région des Grands Lacs avec des batailles navales et lacustres,
et au Nord-Ouest. Puis, ensuite, dans le Sud, dans le Golfe du Mexique
et sur le Mississippi. La guerre est aussi navale et se passe tant le
long de la Côte Est qu’au large des Bermudes et du Venezuela, près des
littoraux européens et même dans le Pacifique. « En effet, Américains
comme Britanniques vont s’aventurer durant ce conflit dans ces vastes
étendues, encore à l’époque mal connues : les premiers, pour tenter
d’entraver, avec un succès mitigé, le commerce entre les Indes
britanniques et le sous-continent américain, et les seconds, pour y
défendre leurs intérêts économiques (p. 99) ». Des marins étatsuniens
s’installent à Nuku Hiva, une île des Marquises en 1813. Ils y pacifient
les tribus locales et en commencent la colonisation…
Un conflit polymorphe complexe
L’ouvrage
de Sylvain Roussillon est riche en détails et en anecdotes et il
retrace avec une minutieuse précision, parfois cartographique,
offensives, batailles et embuscades. Il évoque par exemple le blocus
étatsunien de la forteresse espagnole de Pensacola, la prise par les
États-Unis de la ville espagnole de Mobile ou l’occupation britannique
d’une ville du Maine. Si les Cherokees combattent pour leur malheur aux
côtés des États-Unis comme d’ailleurs 200 volontaires européens
anti-britanniques venus du Haut-Canada, la plupart des Amérindiens sont
les alliés des Britanniques. Cette entente est due au chef de guerre des
Shawnees, Tecumseh, qui sera fait général de Sa Gracieuse Majesté !
Accompagné de son frère, Tenskwatawa, qui prophétise l’unité peau-rouge,
Tecumseh envisage une confédération amérindienne et obtient de Londres
le droit d’avoir un État au Sud des Grands Lacs, ce qui arrêterait
l’expansion occidentale des États-Unis. Ceux-ci se retrouveraient
coincés entre cet État, le Canada britannique, le Mexique espagnol qui
commence près des berges du Mississippi et une Floride espagnole,
britannique ou indépendante. Mais cette nouvelle géographie politique de
l’Amérique du Nord repose sur le sort des armes.
Si
l’armée étatsunienne franchit le Saint-Laurent et tente d’occuper le
Bas-Canada en hiver 1812 – 1813, l’invasion rate encore face à la
farouche détermination des Canadiens-Français. En réponse, en 1814, les
Britanniques incitent les Creeks à se soulever dans le Sud, occupent la
Floride et débarquent en Louisiane. Toutes ces manœuvres tactiques
neutralisent les deux belligérants. En revanche, « la petite marine des
États-Unis va surprendre par son esprit résolument offensif (p. 59) ».
L’U.S. Navy naissante montre même une supériorité certaine sur la Royal Navy
! Sylvain Roussillon relève « la terrible incapacité des Britanniques à
utiliser correctement leurs vaisseaux corsaires (p. 169) », à la
différence des Étatsuniens.
En
1814, les Britanniques tentent deux actions décisives. Après avoir
débarqué dans la baie de Chesapeake, les Britanniques marchent sur
Washington. « Les troupes américains, mal disposées, mal organisées, mal
commandées se débandent sous les assauts des vétérans anglais (pp. 123 –
124). » Le 24 août 1814, la Maison Blanche et les édifices publics
(Congrès, ministères…) sont incendiés. En revanche, les domiciles privés
ne sont ni pillés ni brûlés. La destruction de la capitale fédérale
suscite un grand élan de patriotisme étatsunien. Deux généraux
étatsuniens, Jacob Brown et Winfield Scott, commencent à instruire les
troupes des États-Unis à l’européenne. Toutefois, l’improvisation
demeure, surtout à La Nouvelle-Orléans où, menacée par les Britanniques,
le général U.S. Andrew Jackson se résigne à solliciter l’appui des
francophones et des Baratariens, les flibustiers des frères
Lafitte. La contre-attaque qu’il mène contraint les Britanniques à
rembarquer et lui assurera en 1828 la présidence des États-Unis !
Une paix blanche entérinant le statu quo
est accepté à Gand, alors dans le Royaume-Uni des Pays-Bas, le 2
décembre 1814. « Les Britanniques s’engagent à cesser leur politique de
provocation maritime, à relâcher tous les Américains enrôlés de force
sur les navires de Sa Gracieuse Majesté, et à restituer l’ensemble des
bâtiments américains confisqués (p. 146). » La frontière avec le Canada
est quelque peu rectifiée et Mobile rattachée à l’Union, mais Londres
refuse de rendre les 3 à 4 000 esclaves étatsuniens ralliés. Affranchis,
ils seront envoyés en Afrique au Sierra Leone.
Grâce
à Sylvain Roussillon, le lecteur français dispose enfin d’une étude
roborative traitant de cette guerre anglo-américaine méconnue pour
laquelle il faut, pour une fois, regretter la défaite britannique.
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/
• Sylvain Roussillon, L’autre 1812. La seconde Guerre de l’Indépendance américaine, préface de Nicole Bacharan, Bernard Giovanangeli Éditeur, Paris, 2012, 191 p., 18 €.
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