De la monarchie à la fin de l'empire, existèrent diverses manières de régir la Ville et le monde. Jamais innocentes.
Le pouvoir, à Rome, est d'essence divine. Numa Pompilius, son second roi, l'a si bien compris que, selon les mythes fondateurs, il a, aidé par la nymphe Égérie, passé contrat directement avec « le Père du Ciel », signification étymologique du nom de Jupiter. Au terme d'une tractation serrée, le dieu accepte de s'installer au sommet du Capitole et d'accorder sa protection à la cité. Dès lors, de sa colline sacrée, Jupiter présidera aux destinées de Rome et servira de socle à ses institutions, de garant à ses grands hommes. Comment se concilie-ton Jupiter ? Comment en fait-on son agent électoral ? Comment, avec l'établissement du Principat, la gloire du dieu et celle de César finissent-elles par se confondre, l'une légitimant l'autre ?
La politique et le sacré
Pouvoir et religion à Rome de John Scheid est une remarquable petite synthèse, acérée et pleine d'humour, des rapports inextricables, savamment truqués pour les besoins des hommes en place, de la politique et du sacré dans le monde romain. Rapports qui s'effriteront avec le triomphe du christianisme, lorsque les empereurs chrétiens ne pourront plus, sans se mettre l'Église à dos, prendre le titre de Pontife suprême de Jupiter très bon et très grand. Les païens les accusèrent d'avoir, par cette rupture unilatérale de contrat, provoqué la fin de la Ville et de l'empire. Ils n'avaient pas tort puisque les dynasties chrétiennes élaboreront une nouvelle conception des rapports entre les puissances de ce monde et celle du Ciel. Faut-il intéresser le peuple aux affaires publiques ? La question s'est posée dans une société fort peu démocratique, divisée entre patriciens, descendants prétendus des compagnons d'Énée, et plébéiens, lesquels, d'ailleurs, ne tarderont pas à constituer une seconde aristocratie étroitement unie à la première, ce qui leur permettra de conserver le pouvoir. C'est contre ce système bien rodé mais injuste que s'insurgent, en 133 avant notre ère, Tiberius Gracchus puis son jeune frère, Caius, petits-fils, par leur mère, Cornelia, de Scipion l'Africain. Rome émerge, exsangue, des guerres puniques ; elle a survécu, écrasé sa rivale carthaginoise mais au prix d'une crise économique et sociale sans précédent. Trop longtemps retenus aux armées, les petits propriétaires terriens, clef de voûte de la République des « soldats et paysans », ont dû aliéner leurs champs et gagner Rome où ils constituent un prolétariat urbain voué au chômage. En proposant de voter des lois agraires qui obligeraient les grands propriétaires fonciers, bénéficiaires du conflit, à rétrocéder les domaines dont ils se sont emparés, les Gracques vont mettre tout le système politique en péril. À dix ans d'intervalle, ils le paieront de leur vie. Exemples pour "Gracchu" Babœuf et les tenants du collectivisme, les frères Gracchi ont-ils été d'authentiques défenseurs des opprimés, ou de redoutables opportunistes qui, pour s'emparer du pouvoir, ne reculèrent devant aucune déstabilisation ? À travers les textes antiques rassemblés et commentés par Christopher Bouix dans la collection La Véritable Histoire, il apparaît que les historiens romains, hommes d'ordre, n'éprouvèrent guère de sympathie envers les fils de Cornelia. Le fait est que leurs initiatives allaient plonger Rome dans une guerre civile de plus d'un siècle... Il appartiendrait à Auguste d'y mettre fin.
Claude méconnu
Si la dynastie julio-claudienne fascine les historiens jusque dans ses figures les plus inquiétantes que sont Caligula et Néron, il est un prince que la chronique a laissé de côté, sauf à le transformer en personnage de vaudeville : Claude. On sait pourtant aujourd'hui qu'il valait mieux que ses ennemis l'ont prétendu. En se faisant son biographe, avec grand talent et beaucoup de sensibilité, Pierre Renucci rend enfin justice à un homme méconnu. Fils de Drusus, frère de Tibère, et d'Antonia Minor, l'une des filles que Marc Antoine avait eues d'Octavia, sœur d'Auguste, frère de Germanicus, Claude naît atteint, semble-t-il, de la maladie de Little, affection neurologique rare qui, sans altérer l'intellect, donne l'air d'un crétin souffrant de troubles de la parole et de la coordination. Dans le milieu impitoyable de la cour impériale, l'enfant devient sujet de honte et objet de cruautés gratuites. Seul Auguste s'aperçoit que le garçon est loin d'être idiot. Sans lui permettre, toutefois, de suivre le moindre cursus honorum. Ce sera la chance de Claude qui, enfermé dans son rôle d'imbécile, traversera les épurations successives décimant sa famille. L'assassinat, en janvier 40, de son neveu Caligula l'amène à la pourpre. Cette élévation fera énormément rire, à tort. Comme le démontre Renucci, Claude est un savant, plus au courant des choses du pouvoir qu'il y semble. Il possède une vision politique, n'hésite pas, afin de la réaliser, à épouser sa nièce Agrippine et adopter son fils, Néron, au détriment des enfants de ses premiers lits, parce que la fille de Germanicus descend en ligne directe d'Auguste, et lui confère, à lui, issu de la branche claudienne de la gens, un surplus de légitimité. Il modernise l'État, s'appuyant sur des affranchis dépeints par les chroniqueurs sénatoriaux comme de redoutables intrigants, ce qui ne les empêcha pas d’être grands ministres et administrateurs plus doués que les rejetons de la classe dirigeante. Il termine la conquête de la Bretagne, ouvre les portes du Sénat aux provinciaux, à commencer par les Gaulois, car il est né à Lyon et s'en souvient. Quand il meurt, en 54, empoisonné, ou simplement usé par les excès, il laisse l'empire puissant et en paix. On est loin de l'image du débile sadique et concupiscent, du cocu complaisant et pleutre accréditée par les contemporains... Tout cela, Renucci le dit avec une sympathie pour son héros qui force celle du lecteur.
Campagne électorale
Au vrai, ce que le Sénat et l'ordre équestre n'ont pas pardonné à Claude, c'est d'avoir entamé un peu plus ce qu'il leur restait d'apparence de pouvoir. Mais, si Rome ne se gouverne plus, le jeu démocratique, ou supposé tel, se poursuit en Italie. La catastrophe d'août 79, en figeant dans un funèbre instantané le quotidien, a saisi sur le vif les rouages des campagnes électorales pompéiennes, non seulement pour le renouvellement des mandats de l'année, mais sur plusieurs décennies. Fièvre électorale à Pompéi de Karl-Wilhelm Weeber n'est pas une reconstitution de la vie municipale dans la cité campanienne mais une étude épigraphique des graffiti et slogans politiques retrouvés sur les murs par milliers. Répétitive, l'analyse permet de mettre en évidence comportements, promesses électorales, groupes de pression, alliances familiales ou professionnelles, insultes sournoises à rencontre du candidat adverse et, phénomène postérieur au tremblement de terre de 62 qui modifia les mentalités, ingérence grandissante des femmes, par l'intermédiaire du mari ou des fils, seuls à jouir du droit de vote, dans la campagne. Nihil novi sub sole... S'étonnera-t-on que le dix-septième centenaire de la victoire de Constantin sur Maxence au Pont Milvius, en octobre 312, ait été tu comme, en ce début d'année, celui de la promulgation de l'édit de Milan ? C'est que, dans notre monde déchristianisé, l'empereur qui mit fin aux persécutions et reconnut officiellement l'Église, posant un acte déterminant pour l'avenir, ne saurait faire l'objet d'aucune célébration... Il faut donc lire, avec tout l'intérêt qu'elle mérite, l'excellente biographie que Pierre Maraval lui a consacrée. Revenant aux sources, le professeur Maraval révèle un Constantin le Grand qui mérite ce surnom. Très éloigné du soudard illyrien dépeint par la propagande païenne, le fils de Constance Chlore, écarté de la succession à la tétrarchie, reconquit le pouvoir par les armes mais surtout par un jeu d'alliances stratégiques remarquablement mené, quitte à se débarrasser après coup d'alliés indésirables. Si, en politique, les scrupules ne l'étouffaient pas, ce qui explique qu'il attendit son lit de mort avant de réclamer le baptême, arien, Constantin se montra, dans le domaine social, d'un souci des humbles qui le conduisit à édicter une législation réellement chrétienne. Restaurateur de Rome, fondateur de Constantinople, et de Coutances, il protégea les arts et laissa, à sa mort en 337, un empire réunifié, stabilisé, christianisé. Cela mérite de célébrer cet anniversaire.
Anne Bernet Action Française 2000 février - mars 2013
✓ John Scheid, Pouvoir et religion à Rome, Fayard Pluriel, 220 p., 8 € ; Christopher Bouix, La Véritable Histoire des Gracques, Les Belles Lettres, 180 p., 13,50 € ; Pierre Renucci, Claude, Perrin, 375 p., 23 € ; Karl Wilhelm Weeber, Fièvre électorale à Pompéi, Les Belles Lettres, 155 p., 13, 50 € ; Pierre Maraval, Constantin le Grand, Tallandier, 400 p., 23,90 €.
Le pouvoir, à Rome, est d'essence divine. Numa Pompilius, son second roi, l'a si bien compris que, selon les mythes fondateurs, il a, aidé par la nymphe Égérie, passé contrat directement avec « le Père du Ciel », signification étymologique du nom de Jupiter. Au terme d'une tractation serrée, le dieu accepte de s'installer au sommet du Capitole et d'accorder sa protection à la cité. Dès lors, de sa colline sacrée, Jupiter présidera aux destinées de Rome et servira de socle à ses institutions, de garant à ses grands hommes. Comment se concilie-ton Jupiter ? Comment en fait-on son agent électoral ? Comment, avec l'établissement du Principat, la gloire du dieu et celle de César finissent-elles par se confondre, l'une légitimant l'autre ?
La politique et le sacré
Pouvoir et religion à Rome de John Scheid est une remarquable petite synthèse, acérée et pleine d'humour, des rapports inextricables, savamment truqués pour les besoins des hommes en place, de la politique et du sacré dans le monde romain. Rapports qui s'effriteront avec le triomphe du christianisme, lorsque les empereurs chrétiens ne pourront plus, sans se mettre l'Église à dos, prendre le titre de Pontife suprême de Jupiter très bon et très grand. Les païens les accusèrent d'avoir, par cette rupture unilatérale de contrat, provoqué la fin de la Ville et de l'empire. Ils n'avaient pas tort puisque les dynasties chrétiennes élaboreront une nouvelle conception des rapports entre les puissances de ce monde et celle du Ciel. Faut-il intéresser le peuple aux affaires publiques ? La question s'est posée dans une société fort peu démocratique, divisée entre patriciens, descendants prétendus des compagnons d'Énée, et plébéiens, lesquels, d'ailleurs, ne tarderont pas à constituer une seconde aristocratie étroitement unie à la première, ce qui leur permettra de conserver le pouvoir. C'est contre ce système bien rodé mais injuste que s'insurgent, en 133 avant notre ère, Tiberius Gracchus puis son jeune frère, Caius, petits-fils, par leur mère, Cornelia, de Scipion l'Africain. Rome émerge, exsangue, des guerres puniques ; elle a survécu, écrasé sa rivale carthaginoise mais au prix d'une crise économique et sociale sans précédent. Trop longtemps retenus aux armées, les petits propriétaires terriens, clef de voûte de la République des « soldats et paysans », ont dû aliéner leurs champs et gagner Rome où ils constituent un prolétariat urbain voué au chômage. En proposant de voter des lois agraires qui obligeraient les grands propriétaires fonciers, bénéficiaires du conflit, à rétrocéder les domaines dont ils se sont emparés, les Gracques vont mettre tout le système politique en péril. À dix ans d'intervalle, ils le paieront de leur vie. Exemples pour "Gracchu" Babœuf et les tenants du collectivisme, les frères Gracchi ont-ils été d'authentiques défenseurs des opprimés, ou de redoutables opportunistes qui, pour s'emparer du pouvoir, ne reculèrent devant aucune déstabilisation ? À travers les textes antiques rassemblés et commentés par Christopher Bouix dans la collection La Véritable Histoire, il apparaît que les historiens romains, hommes d'ordre, n'éprouvèrent guère de sympathie envers les fils de Cornelia. Le fait est que leurs initiatives allaient plonger Rome dans une guerre civile de plus d'un siècle... Il appartiendrait à Auguste d'y mettre fin.
Claude méconnu
Si la dynastie julio-claudienne fascine les historiens jusque dans ses figures les plus inquiétantes que sont Caligula et Néron, il est un prince que la chronique a laissé de côté, sauf à le transformer en personnage de vaudeville : Claude. On sait pourtant aujourd'hui qu'il valait mieux que ses ennemis l'ont prétendu. En se faisant son biographe, avec grand talent et beaucoup de sensibilité, Pierre Renucci rend enfin justice à un homme méconnu. Fils de Drusus, frère de Tibère, et d'Antonia Minor, l'une des filles que Marc Antoine avait eues d'Octavia, sœur d'Auguste, frère de Germanicus, Claude naît atteint, semble-t-il, de la maladie de Little, affection neurologique rare qui, sans altérer l'intellect, donne l'air d'un crétin souffrant de troubles de la parole et de la coordination. Dans le milieu impitoyable de la cour impériale, l'enfant devient sujet de honte et objet de cruautés gratuites. Seul Auguste s'aperçoit que le garçon est loin d'être idiot. Sans lui permettre, toutefois, de suivre le moindre cursus honorum. Ce sera la chance de Claude qui, enfermé dans son rôle d'imbécile, traversera les épurations successives décimant sa famille. L'assassinat, en janvier 40, de son neveu Caligula l'amène à la pourpre. Cette élévation fera énormément rire, à tort. Comme le démontre Renucci, Claude est un savant, plus au courant des choses du pouvoir qu'il y semble. Il possède une vision politique, n'hésite pas, afin de la réaliser, à épouser sa nièce Agrippine et adopter son fils, Néron, au détriment des enfants de ses premiers lits, parce que la fille de Germanicus descend en ligne directe d'Auguste, et lui confère, à lui, issu de la branche claudienne de la gens, un surplus de légitimité. Il modernise l'État, s'appuyant sur des affranchis dépeints par les chroniqueurs sénatoriaux comme de redoutables intrigants, ce qui ne les empêcha pas d’être grands ministres et administrateurs plus doués que les rejetons de la classe dirigeante. Il termine la conquête de la Bretagne, ouvre les portes du Sénat aux provinciaux, à commencer par les Gaulois, car il est né à Lyon et s'en souvient. Quand il meurt, en 54, empoisonné, ou simplement usé par les excès, il laisse l'empire puissant et en paix. On est loin de l'image du débile sadique et concupiscent, du cocu complaisant et pleutre accréditée par les contemporains... Tout cela, Renucci le dit avec une sympathie pour son héros qui force celle du lecteur.
Campagne électorale
Au vrai, ce que le Sénat et l'ordre équestre n'ont pas pardonné à Claude, c'est d'avoir entamé un peu plus ce qu'il leur restait d'apparence de pouvoir. Mais, si Rome ne se gouverne plus, le jeu démocratique, ou supposé tel, se poursuit en Italie. La catastrophe d'août 79, en figeant dans un funèbre instantané le quotidien, a saisi sur le vif les rouages des campagnes électorales pompéiennes, non seulement pour le renouvellement des mandats de l'année, mais sur plusieurs décennies. Fièvre électorale à Pompéi de Karl-Wilhelm Weeber n'est pas une reconstitution de la vie municipale dans la cité campanienne mais une étude épigraphique des graffiti et slogans politiques retrouvés sur les murs par milliers. Répétitive, l'analyse permet de mettre en évidence comportements, promesses électorales, groupes de pression, alliances familiales ou professionnelles, insultes sournoises à rencontre du candidat adverse et, phénomène postérieur au tremblement de terre de 62 qui modifia les mentalités, ingérence grandissante des femmes, par l'intermédiaire du mari ou des fils, seuls à jouir du droit de vote, dans la campagne. Nihil novi sub sole... S'étonnera-t-on que le dix-septième centenaire de la victoire de Constantin sur Maxence au Pont Milvius, en octobre 312, ait été tu comme, en ce début d'année, celui de la promulgation de l'édit de Milan ? C'est que, dans notre monde déchristianisé, l'empereur qui mit fin aux persécutions et reconnut officiellement l'Église, posant un acte déterminant pour l'avenir, ne saurait faire l'objet d'aucune célébration... Il faut donc lire, avec tout l'intérêt qu'elle mérite, l'excellente biographie que Pierre Maraval lui a consacrée. Revenant aux sources, le professeur Maraval révèle un Constantin le Grand qui mérite ce surnom. Très éloigné du soudard illyrien dépeint par la propagande païenne, le fils de Constance Chlore, écarté de la succession à la tétrarchie, reconquit le pouvoir par les armes mais surtout par un jeu d'alliances stratégiques remarquablement mené, quitte à se débarrasser après coup d'alliés indésirables. Si, en politique, les scrupules ne l'étouffaient pas, ce qui explique qu'il attendit son lit de mort avant de réclamer le baptême, arien, Constantin se montra, dans le domaine social, d'un souci des humbles qui le conduisit à édicter une législation réellement chrétienne. Restaurateur de Rome, fondateur de Constantinople, et de Coutances, il protégea les arts et laissa, à sa mort en 337, un empire réunifié, stabilisé, christianisé. Cela mérite de célébrer cet anniversaire.
Anne Bernet Action Française 2000 février - mars 2013
✓ John Scheid, Pouvoir et religion à Rome, Fayard Pluriel, 220 p., 8 € ; Christopher Bouix, La Véritable Histoire des Gracques, Les Belles Lettres, 180 p., 13,50 € ; Pierre Renucci, Claude, Perrin, 375 p., 23 € ; Karl Wilhelm Weeber, Fièvre électorale à Pompéi, Les Belles Lettres, 155 p., 13, 50 € ; Pierre Maraval, Constantin le Grand, Tallandier, 400 p., 23,90 €.
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