mardi 19 mars 2013

Bleiburg, démocide yougoslave

Le 23 mai 1945, le Times de Londres publiait une lettre d'un soldat de retour de Yougoslavie : « Pendant la guerre contre l'Allemagne, disait le jeune homme, nous avons choisi d'attribuer toutes les qualités à ceux qui luttaient avec nous et de cacher leurs crimes. Aujourd'hui, il n'y a plus aucune raison valable pour continuer de se taire. »
Fort louable, ce désir de vérité est, hélas, resté sans lendemain. L'heure n'était pas à l'objectivité. Abreuvé de récits épiques sur la Résistance et saturé d'informations horrifiques sur l'Holocauste et les turpitudes forcément odieuses de l'armée allemande, le grand public a donc continué d'ignorer des pans entiers de l'histoire de la IIe Guerre mondiale. Notamment ce qui concerne les aspects les plus contestables de l'action des Alliés. Au premier rang de ces grands "oublis" figure par exemple la livraison aux Partisans de Tito de plusieurs centaines de milliers d'anticommunistes Slovènes, croates, serbes et monténégrins, réfugiés autour du village de Bleiburg.
LES PRÉMISSES
Incluse contre son gré dans la Yougoslavie, en 1918, la Croatie mit à profit l'invasion allemande de 1941 pour proclamer son indépendance (le 10 avril) et confier le pouvoir à Ante Pavelic, le chef des Oustachis. Confronté à une guerre impitoyable, menée contre lui par des guérillas monarchiste (Tchetniks) et communiste (Partisans), ce dernier se trouva contraint à une alliance avec l'Italie et l'Allemagne. Une situation lourde de conséquences pour son peuple et son État. En effet, quoique très modestement associée à l'effort de guerre de l'Axe, la Croatie avait tout de même signé divers traités qui faisaient d'elle, au moins sur le papier, l'adversaire des Alliés. En 1944, lorsque le conflit prit un tour définitivement défavorable pour le Reich, le gouvernement croate, désireux de sauver l'essentiel, envisagea un renversement d'alliance. Fortes du fait que leurs troupes n'avaient jamais affronté les armées occidentales, et encouragées par divers contacts avec la diplomatie anglo-saxonne, les autorités oustachies entrèrent en relation avec les Alliés pour les convaincre de débarquer en Dalmatie. Malgré les avis favorables du général Wilson, du général Eaker et du roi Georges VI, elles se heurtèrent cependant à une fin de non-recevoir. Dénoncés aux Allemands - probablement par les Soviétiques -, les "comploteurs" furent arrêtés et plusieurs d'entre eux fusillés.
Le 20 octobre, lorsque les communistes entrent à Belgrade, le territoire croate est encore largement sous le contrôle de l'armée nationale. Toutefois, l'encerclement menace suite à l’invasion de l'Italie et de la Hongrie. Face à une situation qui empire et compte tenu des menaces du général communiste Arso Jovanovic (« Si Zagreb résiste, notre Armée de libération et nos forces aériennes réduiront la ville en cendres »),le gouvernement doit donc se résoudre à ordonner le repli général (1er mai). Les suppliques de Mgr Stepinac, archevêque de Zagreb, et du Vatican étant restées sans réponse, les autorités tentent encore une ultime démarche : deux groupes quittent Zagreb le 4 mai dans le but de convaincre les Anglo-Saxons d'occuper immédiatement le pays. La première mission, composée des aviateurs alliés Edward J. Benkosky, Rodney Woods et John Gray, et porteuse d'un mémorandum signé par 19 ministres, ne dépassera pas Zadar où l'avion est intercepté et son pilote fusillé par les Partisans. La seconde mission, composée du ministre Vjekoslav Vrancic et du capitaine de vaisseau Andro Vrkljan, est interceptée le 11 mai à Forli : le message n'atteindra jamais le QG allié !
INTER ARMA SILENT LEGES
Pour bien comprendre toute l'absurdité criminelle de Bleiburg, il faut garder en mémoire les prescriptions des Conventions de La Haye et de Genève, documents signés le 20 janvier 1943 par l'État Indépendant Croate. L'un des premiers articles précise que les prisonniers doivent être traités avec humanité et défendus contre les violences, les insultes et la « curiosité publique ». Un autre ajoute que les prisonniers de guerre possèdent des droits concernant leur personne et leur honneur. Un troisième, enfin, fait obligation de garder les prisonniers loin des zones de combat...
La tragédie proprement dite commence le 6 mai 1945. Plusieurs colonnes, soit près de 600 000 personnes (certains parlent même d'un million), partent vers l'Autriche, dans l'espoir de se rendre aux avant-gardes du maréchal Alexander. Aux 17 divisions de l'armée croate, qu'accompagnent des supplétifs et des dizaines de milliers de civils, se mêlent des Tchetniks serbes, quelques Albanais et au moins 15 000 combattants monténégrins que suivent 20 000 civils. Au fil des jours, cette énorme masse se grossira encore de réfugiés Slovènes, de Hongrois, de Cosaques et de soldats allemands. Malgré les barrages, ce sont au moins 250 000 soldats et autant de civils qui réussiront à se mettre temporairement à l'abri en Carinthie, autour du village de Bleiburg.
Comme on s'en doute, la progression depuis Zagreb n'a pas été facile. Le 7 mai, un comité composé du colonel Crljen et des généraux Herencic, Stancer, Servatzy et Metikos a pris le commandement de l'exode : direction Celje puis Dravograd ou Maribor en Slovénie. À l'ouest, une autre colonne regroupe, aux ordres du général Franc Krener, environ 12 000 miliciens et 6 000 civils Slovènes qui entreront en Autriche le 10 mai pour se rendre aux Britanniques à Viktring.

Pour les Croates, l'unique issue est Dravograd où un premier détachement est remis, le 9 mai, aux Yougoslaves ; sauvés par des soldats bulgares qui les protègent des Partisans, la plupart de ces prisonniers arriveront sains et saufs à Rijeka. Lorsque le gros de la colonne se présente à son tour, les points de passage sont verrouillés par plusieurs brigades titistes que les troupes croates vont bousculer, les 12 et 13 mai, avant de pouvoir franchir la frontière. Dans le même temps, un autre contingent croate (369e division de la Wehrmacht) a lui aussi gagné les lignes britanniques en compagnie de quelques unités allemandes du général Löhr.
Le 14 mai, le commandement croate adresse une offre de reddition (signée par le général Herencic, le colonel Crljen et l'ambassadeur monténégrin Krivokapic) au général Patrick D. Scott qui la rejette. Le lendemain, les Croates rencontrent les Britanniques et une délégation titiste dont le chef, Milan Basta, énonce ses conditions : une capitulation immédiate et l'application des lois de la guerre ou l'assaut conjoint de l'Armée Yougoslave et des forces alliées ! Face à cet ultimatum, les Croates tentent encore une démarche auprès des Britanniques mais ces derniers refusent de recevoir les plénipotentiaires. Faute d'alternative, la capitulation est donc signée le même jour, à 16 heures, et aussitôt annoncée aux réfugiés dont quelques centaines parviennent alors à s'enfuir.
LA BOUCHERIE
Le principe de l'extradition étant acquis, les Britanniques font croire aux prisonniers qu'ils seront évacués vers l'Italie et c'est donc pratiquement sans heurts que, de Klagenfurt, Krumpendorf, Rosseg, Ferlach, Toschling, Viktring et Wolfsberg, plusieurs trains gagnent la Yougoslavie où la tuerie débute aussitôt, sous les yeux mêmes des officiers anglais. Beaucoup de soldats britanniques, il faut le dire, estiment que l'opération contrevient aux règles de l'honneur. Le colonel Robin Rose-Price y voit l'illustration de « la plus sinistre duplicité » ; le romancier Nigel Nicolson, alors jeune officier, parle de « l'une des missions les plus honteuses jamais confiées à des soldats britanniques » et quant au futur ministre Tony Crosland, il évoquera plus tard « l'opération de guerre la plus répugnante » à laquelle il lui fut jamais donné de prendre part...
À Maribor, les captifs sont regroupés dans trois camps puis transférés vers l'aérodrome de Tezno et froidement exécutés. Il y aura autour de ce site entre 60 000 et 70 000 victimes. À Ljubljana, capitale de la Slovénie, les prisonniers - civils et militaires - sont d'abord dirigés sur le camp de Sentvid ; affamés et brutalisés, ils sont ensuite divisés en petits groupes et entravés, avant d'être acheminés vers Tosko Celo, Topolo, Sveta Katarina, Sveta Marijeta, Skofja Loka et Podutik pour y être abattus ou précipités dans des gouffres. On parle de 25 000 morts. Les détenus monténégrins, eux, sont conduits à Kamnik où les hommes de la IIIe division procèdent à leur élimination. L'opération prend une ampleur exceptionnelle et en quelques semaines, la Styrie, la Carinthie et la Carniole autrichiennes se couvrent de charniers. Près de Slovenj Gradec, Velenje et Celje, ce sont encore d'autres tueries. Dans ce secteur, des exécutions massives ont lieu à Huda Luknja (Mislinje), Teharje, Huda Jama (Barbarin Rov), dans les bois de Bezigrad, près du château de Majdic, dans les mines désaffectées de Lasko, de Trbovlje ou de Hrastnik (7 000 victimes). D'autres encore se déroulent à Ratece, Sevnica, Brestanica, Ljubecna, Zasret, Rogaska Slatina, Slovenska Bistrica, près de Prevalje et entre Krsko et Kostanjevica. Là encore, les bourreaux sont bien identifiés : ils proviennent en majorité des 2e et 3e bataillons de la 7e brigade, une unité d'élite de la Xe division, mais aussi de la division slovène de Toni Anton Ricek. À Koceyje, et plus précisément au lieu-dit Kocevski Rog, ce sont 30 à 35 000 personnes qui sont tuées en quelques jours. Amenées de Sentvid, de Jesenice ou de Kranj, elles sont abattues au revolver et à la mitrailleuse ou simplement emmurées dans des grottes. Le grand coordonnateur du massacre est le major Simo Dubajic qu'assistent plusieurs détachements de la 11e brigade de la XXVIe division.
La Slovénie se remplit à tel point de cadavres qu'en juin 1945, les communistes devront faire draguer certaines rivières qui alimentent Ljubljana en eau potable. On évalue les pertes sur la frontière à 200 000 ou 300 000 morts : proposée par l'Institut Croate Latino-Américain de Culture et le Committee for Investigation of the Bleiburg Tragedy (Cleveland), cette estimation paraît plausible. Pendant des années, les paysans locaux virent surgir dans leurs champs des restes humains que la chaleur gonflait et ramenait à la surface. Ce crime est à tous égards injustifiable mais cela n'empêchera pas l'écrivain communiste Milovan Djilas, un Monténégrin, d'affirmer non sans cynisme qu'« il était nécessaire pour que vive la Yougoslavie »...
Pendant que l'on torture et que l'on tue en Slovénie, l'ancien État Indépendant Croate est lui aussi soumis à une épuration impitoyable (en 2009 et pour la seule République de Croatie, on dénombrait 830 sites de charnier...)
À Zagreb où règne Rade Zigic, la purge est si massive qu'au moins 80 000 habitants sont arrêtés par la nouvelle police politique, la redoutable OZNA. D'abord "interrogés" dans des commissariats spéciaux, beaucoup de ces malheureux sont ensuite parqués dans une dizaine de camps de fortune, avant de finir, sans autre forme de procès, dans des fosses communes hâtivement creusées autour de la capitale. Sur l'ordre de Djoko Jovanic, chef de la VIe division prolétarienne, et de son acolyte Aleksandar Koharevic, les 4 800 blessés "ennemis" des onze hôpitaux de la capitale sont tous assassinés. Certains sont achevés à coups de marteau mais la plupart seront tout simplement jetés dans le gouffre de Jazovka. Cette terreur frappe aveuglément comme suffit à le démontrer l'exécution, sur la route de Kravarsko, des 60 élèves, âgées de 16 à 20 ans, d'un pensionnat de jeunes filles ! Le reste de la Croatie n'est pas épargné et les camps y poussent par dizaines. Les plus mortifères se situent à Vojnic, Bjelovar, Koprivnica ("Danica"), Zeleno Polje, Samobor, Krapina, Karlovac ("Dubovac"), Cemernica, Mirkovec, Oroslayje, Viktorovac et Djurmanec. Autour de ces lieux, la campagne se parsème de charniers. Avens, puits, vieux tunnels, galeries de mines et carrières abandonnées se remplissent de corps. Près de Harmica, au nord de Zagreb, 4 500 cadavres sont ensevelis, à Gornji Hrascani 1 700, à Slatinski Drenovac 1 600 et à Klinca Sela 1 500 autres ; près de Krapina, sur le site boisé de Macelj, ce sont 13 000 à 17 000 prisonniers qui passent de vie à trépas, tandis qu'en forêt de Luzanjak, ce sont 1 800 personnes qu'on assassine ; à Cazma, les victimes seraient près de 2 500 (dont 1 000 lycéens), à Zvecevo, elles seraient au moins 4 000 et à Jazovka, aux alentours de 20 000 !
Provinces emblématiques de l'État croate, la Bosnie et l'Herzégovine paient également un lourd tribut. La répression y est féroce et c'est par milliers que les vainqueurs y suppriment catholiques et musulmans. Les exécutions de masse s'y succèdent nuit et jour, à Bosanski Brod, Drvar (Ticevo), Han Pijesak, Zenica, Butmir, Kasin-dol, Pecigrad, Prnjavor et aux grottes de Vardusa (7 000 victimes). Même les enfants n'échappent pas à cette folie, comme en témoigne l'assassinat de 5 000 d'entre eux à la sucrerie d'Usora, près de Doboj.
LES MARCHES DE LA MORT
La Croatie conquise mais non soumise, les communistes veulent encore l'impressionner pour longtemps, et dans ce but, ils organisent les tristement célèbres « marches de la mort ». Au moins 200 000 Croates périront dans ces funestes colonnes qui traversent à pied la Yougoslavie. Les routes les plus connues vont de Bleiburg à Bêla Crkva ou Kovin, de Jesenice à Zagreb ou Rijeka, de Zagreb à Gornji Podgradci ; plusieurs mènent les captifs au fin fond de la Serbie, à Vrsac, Pancevo, à la prison belgradoise de Glavnjaca, voire même jusqu'en Hongrie (Szeged), en Voïvodine ou en Macédoine (Djevdjelije). Régulièrement battus, affamés, souvent privés d'eau et cheminant pour beaucoup pieds nus, les prisonniers sont encore contraints de traverser des villages serbes où la population les agresse. Au bout de ce chemin de croix, beaucoup de ceux qui ont survécu sont purement et simplement liquidés - comme à Nasice, ou Backi Jarci, en Voïvodine - ou internés dans des camps dont l'horreur, si l'on en croit la Croix-Rouge, n'a rien à envier à celle du Goulag soviétique.
RESPONSABILITÉS MILITAIRES
Si l'on additionne les victimes croates de Slovénie, celles des épurations locales, celles des camps et celles des « marches de la mort », le total avoisine probablement les 600 000. Près de 30 fois Katyn !
Ce democide, il faut le savoir, n'a pas été le fait d'individus incontrôlés, mais bien le fruit d'une politique délibérée. On a parlé d'un ordre formel de Tito et on a remarqué la parfaite organisation technique des bourreaux. Ces derniers sont bien connus et leurs carrières respectives n'ont pas eu à en souffrir : la plupart d'entre eux ont été promus beaucoup ont même reçu le prestigieux titre de « héros national ». Le gouvernement yougoslave n'a d'ailleurs jamais nié les faits ni tenté de se disculper : les Partisans impliqués ont été félicités et, en juillet 1948, Tito se vantait encore d'avoir « liquidé environ 200 000 soldats ennemis et autant de prisonniers ».
Du côté britannique, la question des responsabilités peut également être posée. Elle l'a d'ailleurs été, dès 1946 et sans grand succès, par le Dr Harold Buxton, évêque anglican de Gibraltar, et par le député Douglas Savory. En 1975, certains documents confidentiels - archives du Foreign Office et carnets des forces britanniques en Autriche - ont été mis à la disposition des chercheurs : il ressort de leur examen que, sur le terrain, les responsables effectifs du rapatriement furent les généraux Patrick D. Scott, Horatius Murray, Charles F. Keightley et Toby A. Low. Ceci est malheureusement insuffisant : sauf à penser que la livraison des Croates fut le résultat d'une connivence ponctuelle, il faut ensuite chercher plus haut car, quel que fût leur rang, ces officiers n'étaient tout de même que des exécutants. De nombreux documents traduisent la volonté du haut commandement de se débarrasser des Croates, mais il reste très difficile d'identifier formellement les donneurs d'ordres. Au-dessus des généraux, il y avait le SACMED ou Commandement Suprême Allié en Méditerranée, à la tête duquel se trouvait le maréchal Harold Alexander. Très hostile à la livraison de prisonniers aux communistes, beaucoup prétendent qu'il ignorait ce qui se déroulait à Bleiburg, ce que contredisent plusieurs pièces. Le 14 mai, par exemple, son bras droit, le général Brian Robertson, envoie des directives à la VIIIe Armée pour que « tous les prisonniers dont la nationalité yougoslave est démontrée et qui prêtaient service dans les forces allemandes soient désarmés et remis aux forces yougoslaves ». Il est peu probable que cet officier supérieur ait pris une décision aussi capitale sans en référer. Le 15 mai, le SACMED adresse à son antenne de Belgrade le télégramme suivant : « Le commandement des troupes alliées en Autriche signale qu'environ 200 000 citoyens yougoslaves qui servaient dans l'armée allemande (sic) se sont rendus à lui. Nous voulons les remettre immédiatement aux forces du maréchal Tito, et souhaitons que ce dernier donne des ordres à ses commandants pour qu'ils conviennent avec le chef du Ve Corps d'Armée du rythme ainsi que du lieu de la livraison... » Le 16 mai, le vice-maréchal Arthur S.G. Lee transmet la proposition à Tito, et le 17, le général Ljubodrag Djuric répond par lettre que « le Maréchal approuve entièrement l'offre du maréchal Alexander » et que « les 200 000 prisonniers seront pris en charge par la IIIe Armée qui a reçu des instructions ».
Cette décision anglaise restera secrète jusqu'au 31 juillet 1945, date à laquelle le général W.D. Morgan, chef d'état-major du SACMED, admet dans un courrier officiel que « vu la situation existant en Autriche, [les prisonniers] ont été remis aux forces militaires yougoslaves au cours d'opérations menées conjointement par les armées britannique et yougoslave, et conformément aux ordres émanant de ce Quartier Général ». Voilà qui tend donc bien à confirmer l'implication du maréchal Alexander, même s'il existe, par ailleurs, un ordre de ce dernier (en date du 4 juin, c'est-à-dire quand tout est fini) interdisant la poursuite des rapatriements forcés !
RESPONSABILITÉS CIVILES
Compte tenu de ce que l'on sait de la machine de guerre alliée, il est impossible de ne pas évoquer aussi le rôle du pouvoir civil. Là encore, force est de constater que les Britanniques furent bien les seuls ordonnateurs de la tragédie. On sait qu'en avril 1945, l'ambassadeur à Belgrade, Ralph Skrine Stevenson, et Sir Orme Sargent envisageaient de désarmer et d'interner les Croates, tandis que Churchill projetait même de s'en servir pour interdire Trieste aux communistes. Début mai, toutefois, leur attitude évolue en faveur d'un accord avec Tito, ce qui suscite l'opposition immédiate de l'ambassadeur américain à Caserte, Alexander C. Kirk, qui alerte Washington. Le 2 mai, le secrétaire d'État Joseph C. Grew déclare que les USA s'en tiennent au désarmement et à l'internement des prisonniers. Cette position ne variera pas et lorsque Kirk avertit Washington, le 14 mai, que Caserte a donné l'ordre de livrer les Croates, les autorités US font connaître leur refus. Ignorant que le rapatriement s'est d'ores et déjà effectué (ils ne le découvriront que le 4 août), les USA proposent même, le 19 mai, de contribuer matériellement à l'entretien et au ravitaillement des captifs.
Même à Londres, il semble que certaines autorités aient été tenues à l'écart. Ainsi, le 29 mai, sir Alan Brooke, chef de l'état-major impérial, recommande-t-il de ne pas livrer les Croates car « les Américains pourraient ne pas approuver une telle mesure ». Pourtant, un homme au moins a dû être au courant, et cet homme, c'est Harold Macmillan, le ministre-résident qui supervisait le SACMED. Interrogé en 1984 - il fêtait ses 90 ans -, l'ancien Premier ministre a prétendu ne plus se souvenir... Reste qu'il paraît peu vraisemblable que les généraux aient agi à son insu et sans son aval. Reste également qu'il a effectué, le 13 mai 1945, une mystérieuse visite au QG du Ve Corps d'Armée, celui-là même qui avait sous sa garde les réfugiés croates... Ne venait-il pas régler les derniers détails de l'extradition ? Et n'avait-il pas troqué celle-ci contre l'évacuation de la Carinthie par les Partisans ou contre certaines garanties sur l'avenir de Trieste ?
Au-dessus de Macmillan, il y avait encore Anthony Eden, futur indéboulonnable ministre britannique des Affaires étrangères que rien de concret ne permet jusqu'à présent de mettre en cause, mais dont il est néanmoins permis de supposer qu'il était au fait du problème. Vu la position très soviétophile qu'il avait adoptée vis-à-vis de la question des prisonniers russes, il n'est pas exclu de penser que de futures investigations puissent conduire un jour à voir en lui LE grand instigateur de la tragédie...
LA JUSTICE TARDE
65 ans après la tragédie, la sinistre affaire de Bleiburg refait surface. Partout, des cavités sont fouillées, des charniers sont ouverts, des ossements sont exhumés et expertisés. Les émigrés n'avaient donc pas menti : les preuves sont là, accablantes. En Croatie, les réactions sont toutefois mitigées. Envers et contre tout, il est encore des gens pour nier le crime, le minimiser ou même le justifier - « après tout, ils l'avaient bien mérité puisque c'étaient des Oustachis » - et quelques politiciens pour conseiller aux Croates de ne pas s'indigner trop fort. C'est que beaucoup de partenaires de la Croatie se réclament encore de l'antifascisme et à voir les Croates s'apitoyer trop ostensiblement sur les victimes de Bleiburg, ils pourraient en conclure que la Croatie n'adhère pas aux mêmes valeurs... Cette discrétion caractérise aussi une certaine élite où les rejetons d'anciens apparatchiks sont légion. Il n'est pas très plaisant, on le conçoit, de voir son nom associé à un bain de sang. Sans parler de quelques vieux "héros" qui ont carrément peur de finir leurs jours en prison. Quant au Royaume-Uni, il n'éprouve aucun remords particulier et n'envisage aucunement d'exprimer le moindre regret...
De toute évidence, Bleiburg demeure un sujet sensible. Les investigations ne progressent que fort lentement et c'est avec une grande circonspection que l'on désigne parfois quelques bourreaux auxquels les tribunaux n'ont pas l'air très pressé, de demander des comptes. Il paraît pourtant légitime que les Croates sachent enfin où, quand, comment, pourquoi et par qui, leurs parents furent assassinés. Six cent mille morts, ce n'est tout de même pas rien ! À titre de comparaison, c'est plus que l'ensemble des pertes, civiles et militaires, de la France ou de la Grande-Bretagne durant toute la IIe Guerre mondiale ! Crime contre l'humanité, cette tuerie est imprescriptible et ses auteurs doivent être jugés. « Le glaive de la justice n'a pas de fourreau », affirmait en son temps le bon Joseph de Maistre. Voici l'occasion de le prouver.
Christophe Dolbeau Écrits de Paris
Esquisse d’un bilan
La tragédie de Bleiburg n'a pas concerné que les Croates ; ont également disparu des Slovènes (20 000), des Monténégrins (10 000), des Serbes (5 000 à 10 000), des Italiens et des Allemands. En Istrie, on évalue à (au moins) 20 000 le nombre des Italiens jetés morts ou vifs dans des gouffres (les foibe), tandis qu'à Zadar, ce sont 900 membres de cette communauté qui seront noyés par les Partisans. Du côté allemand, les pertes s'élèvent au moins à 120 000 personnes dont beaucoup périrent dans les camps de Josipovac, Valpovo, Velika Pisanica, Rudolfsgnad, Krndija, Sipovac, Pusta Podunavlje et Tenja.
Le nombre des victimes de Bleiburg est sujet à de multiples controverses. Spécialiste de renommée internationale, John Prcela avance le chiffre de 600 000, proche des estimations du général Herencic et du colonel Crljen ; Mate Simundi opte pour une fourchette de 245 000 à 295 000, Zeljko Kruselj avance le chiffre de 150 000, tandis que Vladimir Zerjavic parle, quant à lui, de 45 000 à 55 000 morts. L'ancien ministre et partisan Milovan Djilas cite le chiffre de 15 000, Juraj Hrzenjak parle de 12 000 à 15 000 et l'ancien général communiste Petar Brajovic descend jusqu'au chiffre négationniste de... 16 !

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