Nous
hésitions à placer Maurice Barrès parmi les maîtres de la
Contre-Révolution, pour la bonne raison qu'il a toujours préféré
chercher les moyens d'améliorer la République plutôt que de conclure à
la nécessité de rétablir la monarchie. Toutefois nous ne pouvions passer
sous silence ce penseur politique dont on a fêté le cent cinquantenaire
en août dernier et qui a tant contribué à rendre aux Français
conscience d'appartenir à une grande nation.
Maurice Barrès naquit le 19 août 1862 à Charmes (Vosges) (1) Sa famille paternelle était originaire de la région de Saint-Flour en Auvergne, mais sa mère dont le père fut maire de Charmes, était bien implantée en Lorraine. Son premier "déracinement" fut son séjour au collège de La Malgrange, près de Nancy, où les chenapans ne se souciaient guère de respecter sa nature réservée ; il commença alors à se réfugier dans son « culte du moi ». Après le lycée puis la faculté de droit de Nancy, Barrès vint à Paris où sa vocation littéraire le poussa à multiplier les collaborations à différentes revues. En 1884 il en créa une, Les taches d'encre, où il exposa ses premières ambitions : « Notre tâche sociale, à nous, jeunes hommes, c’est de reprendre la terre enlevée, de reconstituer l'idéal français qui est fait tout autant du génie protestant de Strasbourg que de la facilité brillante du Midi. Nos pères faillirent un jour : c'est une tâche d'honneur qu'ils nous laissent. Ils ont poussé si avant le domaine de la patrie dans les domaines de l'esprit que nous pouvons, s'il le faut, nous consacrer au seul souci de reconquérir les exilés. » L'expérience n'eut que quatre numéros... mais le talent de Barrès, « son charme insolite et maladif » (Laurent Tailhade), était maintenant reconnu par la critique.
SOUS L'ŒIL DES BARBARES
En 1888, dans le premier volume du « Culte du Moi » (2), Sous l'Œil des Barbares, il démontrait que notre moi n'est pas immuable, qu'il faut le défendre et le recréer constamment : « Notre premier devoir est de défendre notre moi contre les Barbares, c’est-à-dire contre tout ce qui risque de l'affaiblir dans l'épanouissement de sa propre sensibilité. » Cet ouvrage allait lui attirer l'admiration de la jeunesse, Barrès fut même salué du titre de « prince de la jeunesse ». Maurras lut d'un trait ce roman inquiet, ironique et raffiné où Barrès se faisait l'écho de toute une partie de la jeune génération qui rejetait les fausses assurances du scientisme et la scène politique étriquée du radicalisme et de l'opportunisme : « Plus il m'était nouveau, plus il me semblait m'appartenir en propre, car j'y retrouvais tout ce que je voulais », devait écrire Maurras plus tard avec enthousiasme. Ainsi commença une amitié de trente-cinq années entre les deux hommes, jusqu'à la mort de Barrès. Cette amitié allait être marquée au signe d'une estime mutuelle et du sentiment de déférence de Maurras envers Barrés malgré leurs leurs divergences d’idées grandissantes…
Dans le second volume Un homme libre (1889), il expliquait que selon ses principes, « Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible », ce qui lui fit accomplir une démarche proche de celle des contre-révolutionnaires et prendre conscience de son passé, dont il était le produit et, plus spécialement, de sa Lorraine natale : « C'est là que notre race acquit le meilleur d'elle-même. Là, chaque pierre façonnée, les noms mêmes des lieux et la physionomie laissée aux paysans par des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement de la nation qui nous a transmis son esprit [...] En faisant sonner les dalles de ces églises où les vieux gisants sont mes pères, je réveille des morts dans ma conscience [...] Chaque individu possède la puissance de vibrer à tous les battements dont le cœur de ses parents fut agité au long des siècles. »
LES DÉRACINÉS
Suivirent les trois volumes du « roman de l'Énergie nationale », dont le premier connut le plus grand succès de librairie du début de XXe siècle : Les Déracinés (1897). Il fut suivi de L'Appel au soldat (1900) et Leurs Figures (1902) qui témoignent sur fond de campagnes électorales acharnées de l'évolution de Maurice Barrès, naguère anarchiste et même socialiste, vers le nationalisme et le traditionalisme. Élu à sa grande surprise député boulangiste de Nancy en 1889 à l'âge de vingt-sept ans, il s'engagea dans cette voie par passion et goût de l'action plus que par réflexion…
Le « roman de l'Énergie nationale » visait à montrer la décadence de la France à travers le destin de sept jeunes gens, sept Lorrains, Déracinés, jetés sur le trottoir parisien le cerveau enfiévré d'une philosophie de l'impératif catégorique : ils allaient vite sombrer dans l'anarchisme. L'un d'eux, Sturel, qui incarnait un peu Barrés lui-même, crut s'en sortir en utilisant l'aventure du général Boulanger comme "stimulant" tandis que leur maître kantien, Bouteiller, était devenu député opportuniste et exécrait le mouvement boulangiste, mais le général fut trop pusillanime pour tenter de prendre le pouvoir au soir de l'élection triomphale du parti boulangiste du 29 janvier 1889, ce qui donnait à Barrès l'occasion d'exprimer son sentiment sur cette affaire qui ne fut qu'un feu de paille : tout près de devenir « le cerveau de la nation », Boulanger « défaille, faute d'une doctrine qui le soutienne et qui l'autorise à commander ces mouvements de délivrance que les humbles tendent à exécuter [...] l'indigence des principes empêche un programme positif ; le général Boulanger, tout au net, manque d'une foi boulangiste qui se substitue dans sa conscience à l'évangile dont vit le parlementarisme ».
Barrès donc était en recherche d'une doctrine. Le troisième volet du « roman de l'Energie nationale », Leurs Figures, fut centré sur le scandale de Panama qui, en quelque sorte, confirmait la justesse de l'antiparlementarisme du boulangisme. Portraitiste redoutable et sans pitié, il dut constater qu'en septembre 1893, « dès l'instant que l'opposition avait écarté les moyens révolutionnaires et refusé d'exiger une dissolution, les parlementaires ne s'étaient plus inspirés que du "sauve qui peut !" ordinaire, devant les électeurs, ils s'entraidèrent ou se trahirent selon leurs convenances, qu'ils fussent de droite ou de gauche, intacts ou tarés ». Jamais Barrès ne fut aussi près de remettre en cause le système républicain.
Il apparaît qu'il fut alors très près de Maurras. Pourquoi donc ne se rejoignirent-ils pas ? En 1888, Maurras n'était pas encore acquis aux grandes vérités de la monarchie. Mais ce fut pendant cette période, du temps de la fin lamentable du boulangisme et de la naissance des ligues, que les deux hommes furent les plus proches. En 1895, on demanda à Barrès d'animer un quotidien jadis boulangiste mais qui périclitait, La Cocarde ; pendant quelques mois s'y côtoyèrent des anarchistes, des socialistes de diverses tendances, des monarchistes et des républicains. Maurras y publiait des articles consacrés aux avantages politiques et sociaux de la décentralisation et du fédéralisme. Il allait réussir à convertir Barrès à ses idées sur ces thèmes, puisque, l'expérience de La Cocarde terminée, ils menèrent campagne ensemble au rythme de conférences et de brochures.
Survint l'Affaire Dreyfus. Avec cette affaire qui ne lui semblait avoir que « l'intérêt grossier d'un roman feuilleton », Barrès vit tout de suite qu'on venait « d'engager des questions de vie ou de mort qui ne sont pas seulement de la littérature nationale, mais des faits de vie et de mort pour la nation ». Alors s'il douta toujours que Dreyfus fût innocent, il laissait à la justice militaire le soin d'en juger ; mais lui ne voulut pas laisser la parole aux détracteurs de l'armée, de la justice et de l'Église et, en dépit de ses amis du moment, dont Léon Blum, il opta pour le camp antidreyfusard. « Des intrigants politiques ont ramassé ce petit juif comme une arme, comme un couteau dans la poussière », il s'agissait pour Barrès de « conserver la France » tout simplement. Barrés et Maurras se rejoignaient dans une même analyse et dans la défense acharnée à protéger les bastions de la justice, de l'armée et de l'Église. Ils dénonçaient ensemble l'impuissance du régime parlementaire à préserver les institutions et à défendre la société.
À la Ligue des Droits de l'Homme et aux pétitions des intellectuels dreyfusards s'opposa vite la Ligue de la Patrie française, voulant montrer que les intellectuels n'étaient pas tous du même côté. Le président d'honneur en fut le poète François Coppée, le président effectif le critique Jules Lemaître et le secrétaire général Louis Dausset. Barrès en fut le délégué ; dans un important discours du 10 mars 1899, il insistait sur la nécessité de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la Révolution : une conscience nationale » Il ajoutait : « Certes, une telle connaissance de la Patrie ne peut être élaborée que par une minorité, mais il faut qu'ensuite tous la reconnaissent et la suivent. »
Pour Maurras, rallié à la monarchie dès 1896, lors de son voyage en Grèce, « l'Affaire Dreyfus » n'avait été qu'un épiphénomène de la décadence morale, politique et intellectuelle, où sombrait la France, ligotée par le régime républicain et les principes démocratiques. La Ligue de la Patrie française, dont Barrés avait été l’un des fondateurs, ne suivait point Maurras dans ses accusations contre le régime et ladite Ligue devenait une pompe à électeurs, avec pas plus de doctrine que le boulangisme.
C'est alors que Maurras et quelques amis, pas encore tous royalistes, créèrent la Ligue d'Action française. Le 30 octobre 1899, dans un article du Journal, Barrès rappelait l'une de ses maximes favorites ; « Il n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique sans une doctrine », et il ajoutait : « Rien n'est plus pressant que des efforts méthodiques pour créer une discipline nationaliste, pour élaborer quelques idées maîtresses dont le manque fit profondément la faiblesse et la stérilité d'une magnifique convulsion telle que le boulangisme »
Le moment sembla venu pour le Provençal de prendre au mot le Lorrain et il s'empressa de lui proposer de prendre la tête de l'Action française naissante : « Ce qui me paraît essentiel, c'est que vous deveniez intellectuellement des nôtres. Par des nôtres j'entends que vous ayez une place au milieu de nous et par exemple la première »
Si l'on en croit Yves Chiron, son judicieux biographe, « avoir la première place à l’Action française pouvait séduire Barrès, affronter la redoutable dialectique maurrassienne devait l'effrayer (3)». Il garda toujours une certaine distance. Pendant des années il allait s'essayer à être le conciliateur entre la Ligue des Patriotes de Déroulède, activiste et plébiscitaire, la Ligue de la Patrie française, machine électorale sans programme, et la Ligue d'Action française, le plus durable des mouvements nationaux et le plus doctrinal. Mais jamais Barrès n'accepta le monarchisme de l'Action française (4) ; dans sa réponse à l'Enquête sur la monarchie, il disait refuser d'arrêter l'histoire avant 1789 et il ajoutait « Ne pouvant faire que ce qui nous paraît raisonnable soit accepté de tous, pourquoi ne tâchez-vous pas que ce que la majorité accepte devienne raisonnable ? » Ce qui revenait à proposer d'améliorer la République...
« Moi qui suis la loi des choses », écrivait-il dans Sous l'Œil des Barbares..., sa subjectivité ne le quitta jamais. Il ne voulut jamais se soumettre aux lois de l'expérience, qui eussent limité le champ de son Moi. La logique et la raison chez Maurras, la sensibilité chez Barrès. Pendant trente-cinq ans, les deux hommes en débattront jusqu'à la mort de Barrès le 4 décembre 1923, à l'âge de soixante et un ans dans sa maison de Neuilly-sur-Seine, foudroyé par une crise cardiaque. Trois ans plus tôt, le 24 juin 1920, la Chambre des députés avait adopté son projet visant à instituer une fête nationale de sainte Jeanne d'Arc.
Michel FROMENTOUX. RIVAROL 11 JANVIER 2013
Voir Yves Chiron : Vie de Barrès. Ed. Godefroy de Bouillon ; 2000 Préface de Jean Madiran.
Voir François Broche ; Maurice Barrès. Ed Jean-Claude Lattes 1987.
Numéro de septembre 1986 de la Nouvelle revue de Paris, consacré à Barrès.
La République ou le Roi, correspondance Barrès-Maurras. Ed Pion. 1965.
Maurice Barrès naquit le 19 août 1862 à Charmes (Vosges) (1) Sa famille paternelle était originaire de la région de Saint-Flour en Auvergne, mais sa mère dont le père fut maire de Charmes, était bien implantée en Lorraine. Son premier "déracinement" fut son séjour au collège de La Malgrange, près de Nancy, où les chenapans ne se souciaient guère de respecter sa nature réservée ; il commença alors à se réfugier dans son « culte du moi ». Après le lycée puis la faculté de droit de Nancy, Barrès vint à Paris où sa vocation littéraire le poussa à multiplier les collaborations à différentes revues. En 1884 il en créa une, Les taches d'encre, où il exposa ses premières ambitions : « Notre tâche sociale, à nous, jeunes hommes, c’est de reprendre la terre enlevée, de reconstituer l'idéal français qui est fait tout autant du génie protestant de Strasbourg que de la facilité brillante du Midi. Nos pères faillirent un jour : c'est une tâche d'honneur qu'ils nous laissent. Ils ont poussé si avant le domaine de la patrie dans les domaines de l'esprit que nous pouvons, s'il le faut, nous consacrer au seul souci de reconquérir les exilés. » L'expérience n'eut que quatre numéros... mais le talent de Barrès, « son charme insolite et maladif » (Laurent Tailhade), était maintenant reconnu par la critique.
SOUS L'ŒIL DES BARBARES
En 1888, dans le premier volume du « Culte du Moi » (2), Sous l'Œil des Barbares, il démontrait que notre moi n'est pas immuable, qu'il faut le défendre et le recréer constamment : « Notre premier devoir est de défendre notre moi contre les Barbares, c’est-à-dire contre tout ce qui risque de l'affaiblir dans l'épanouissement de sa propre sensibilité. » Cet ouvrage allait lui attirer l'admiration de la jeunesse, Barrès fut même salué du titre de « prince de la jeunesse ». Maurras lut d'un trait ce roman inquiet, ironique et raffiné où Barrès se faisait l'écho de toute une partie de la jeune génération qui rejetait les fausses assurances du scientisme et la scène politique étriquée du radicalisme et de l'opportunisme : « Plus il m'était nouveau, plus il me semblait m'appartenir en propre, car j'y retrouvais tout ce que je voulais », devait écrire Maurras plus tard avec enthousiasme. Ainsi commença une amitié de trente-cinq années entre les deux hommes, jusqu'à la mort de Barrès. Cette amitié allait être marquée au signe d'une estime mutuelle et du sentiment de déférence de Maurras envers Barrés malgré leurs leurs divergences d’idées grandissantes…
Dans le second volume Un homme libre (1889), il expliquait que selon ses principes, « Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible », ce qui lui fit accomplir une démarche proche de celle des contre-révolutionnaires et prendre conscience de son passé, dont il était le produit et, plus spécialement, de sa Lorraine natale : « C'est là que notre race acquit le meilleur d'elle-même. Là, chaque pierre façonnée, les noms mêmes des lieux et la physionomie laissée aux paysans par des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement de la nation qui nous a transmis son esprit [...] En faisant sonner les dalles de ces églises où les vieux gisants sont mes pères, je réveille des morts dans ma conscience [...] Chaque individu possède la puissance de vibrer à tous les battements dont le cœur de ses parents fut agité au long des siècles. »
LES DÉRACINÉS
Suivirent les trois volumes du « roman de l'Énergie nationale », dont le premier connut le plus grand succès de librairie du début de XXe siècle : Les Déracinés (1897). Il fut suivi de L'Appel au soldat (1900) et Leurs Figures (1902) qui témoignent sur fond de campagnes électorales acharnées de l'évolution de Maurice Barrès, naguère anarchiste et même socialiste, vers le nationalisme et le traditionalisme. Élu à sa grande surprise député boulangiste de Nancy en 1889 à l'âge de vingt-sept ans, il s'engagea dans cette voie par passion et goût de l'action plus que par réflexion…
Le « roman de l'Énergie nationale » visait à montrer la décadence de la France à travers le destin de sept jeunes gens, sept Lorrains, Déracinés, jetés sur le trottoir parisien le cerveau enfiévré d'une philosophie de l'impératif catégorique : ils allaient vite sombrer dans l'anarchisme. L'un d'eux, Sturel, qui incarnait un peu Barrés lui-même, crut s'en sortir en utilisant l'aventure du général Boulanger comme "stimulant" tandis que leur maître kantien, Bouteiller, était devenu député opportuniste et exécrait le mouvement boulangiste, mais le général fut trop pusillanime pour tenter de prendre le pouvoir au soir de l'élection triomphale du parti boulangiste du 29 janvier 1889, ce qui donnait à Barrès l'occasion d'exprimer son sentiment sur cette affaire qui ne fut qu'un feu de paille : tout près de devenir « le cerveau de la nation », Boulanger « défaille, faute d'une doctrine qui le soutienne et qui l'autorise à commander ces mouvements de délivrance que les humbles tendent à exécuter [...] l'indigence des principes empêche un programme positif ; le général Boulanger, tout au net, manque d'une foi boulangiste qui se substitue dans sa conscience à l'évangile dont vit le parlementarisme ».
Barrès donc était en recherche d'une doctrine. Le troisième volet du « roman de l'Energie nationale », Leurs Figures, fut centré sur le scandale de Panama qui, en quelque sorte, confirmait la justesse de l'antiparlementarisme du boulangisme. Portraitiste redoutable et sans pitié, il dut constater qu'en septembre 1893, « dès l'instant que l'opposition avait écarté les moyens révolutionnaires et refusé d'exiger une dissolution, les parlementaires ne s'étaient plus inspirés que du "sauve qui peut !" ordinaire, devant les électeurs, ils s'entraidèrent ou se trahirent selon leurs convenances, qu'ils fussent de droite ou de gauche, intacts ou tarés ». Jamais Barrès ne fut aussi près de remettre en cause le système républicain.
Il apparaît qu'il fut alors très près de Maurras. Pourquoi donc ne se rejoignirent-ils pas ? En 1888, Maurras n'était pas encore acquis aux grandes vérités de la monarchie. Mais ce fut pendant cette période, du temps de la fin lamentable du boulangisme et de la naissance des ligues, que les deux hommes furent les plus proches. En 1895, on demanda à Barrès d'animer un quotidien jadis boulangiste mais qui périclitait, La Cocarde ; pendant quelques mois s'y côtoyèrent des anarchistes, des socialistes de diverses tendances, des monarchistes et des républicains. Maurras y publiait des articles consacrés aux avantages politiques et sociaux de la décentralisation et du fédéralisme. Il allait réussir à convertir Barrès à ses idées sur ces thèmes, puisque, l'expérience de La Cocarde terminée, ils menèrent campagne ensemble au rythme de conférences et de brochures.
Survint l'Affaire Dreyfus. Avec cette affaire qui ne lui semblait avoir que « l'intérêt grossier d'un roman feuilleton », Barrès vit tout de suite qu'on venait « d'engager des questions de vie ou de mort qui ne sont pas seulement de la littérature nationale, mais des faits de vie et de mort pour la nation ». Alors s'il douta toujours que Dreyfus fût innocent, il laissait à la justice militaire le soin d'en juger ; mais lui ne voulut pas laisser la parole aux détracteurs de l'armée, de la justice et de l'Église et, en dépit de ses amis du moment, dont Léon Blum, il opta pour le camp antidreyfusard. « Des intrigants politiques ont ramassé ce petit juif comme une arme, comme un couteau dans la poussière », il s'agissait pour Barrès de « conserver la France » tout simplement. Barrés et Maurras se rejoignaient dans une même analyse et dans la défense acharnée à protéger les bastions de la justice, de l'armée et de l'Église. Ils dénonçaient ensemble l'impuissance du régime parlementaire à préserver les institutions et à défendre la société.
À la Ligue des Droits de l'Homme et aux pétitions des intellectuels dreyfusards s'opposa vite la Ligue de la Patrie française, voulant montrer que les intellectuels n'étaient pas tous du même côté. Le président d'honneur en fut le poète François Coppée, le président effectif le critique Jules Lemaître et le secrétaire général Louis Dausset. Barrès en fut le délégué ; dans un important discours du 10 mars 1899, il insistait sur la nécessité de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la Révolution : une conscience nationale » Il ajoutait : « Certes, une telle connaissance de la Patrie ne peut être élaborée que par une minorité, mais il faut qu'ensuite tous la reconnaissent et la suivent. »
Pour Maurras, rallié à la monarchie dès 1896, lors de son voyage en Grèce, « l'Affaire Dreyfus » n'avait été qu'un épiphénomène de la décadence morale, politique et intellectuelle, où sombrait la France, ligotée par le régime républicain et les principes démocratiques. La Ligue de la Patrie française, dont Barrés avait été l’un des fondateurs, ne suivait point Maurras dans ses accusations contre le régime et ladite Ligue devenait une pompe à électeurs, avec pas plus de doctrine que le boulangisme.
C'est alors que Maurras et quelques amis, pas encore tous royalistes, créèrent la Ligue d'Action française. Le 30 octobre 1899, dans un article du Journal, Barrès rappelait l'une de ses maximes favorites ; « Il n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique sans une doctrine », et il ajoutait : « Rien n'est plus pressant que des efforts méthodiques pour créer une discipline nationaliste, pour élaborer quelques idées maîtresses dont le manque fit profondément la faiblesse et la stérilité d'une magnifique convulsion telle que le boulangisme »
Le moment sembla venu pour le Provençal de prendre au mot le Lorrain et il s'empressa de lui proposer de prendre la tête de l'Action française naissante : « Ce qui me paraît essentiel, c'est que vous deveniez intellectuellement des nôtres. Par des nôtres j'entends que vous ayez une place au milieu de nous et par exemple la première »
Si l'on en croit Yves Chiron, son judicieux biographe, « avoir la première place à l’Action française pouvait séduire Barrès, affronter la redoutable dialectique maurrassienne devait l'effrayer (3)». Il garda toujours une certaine distance. Pendant des années il allait s'essayer à être le conciliateur entre la Ligue des Patriotes de Déroulède, activiste et plébiscitaire, la Ligue de la Patrie française, machine électorale sans programme, et la Ligue d'Action française, le plus durable des mouvements nationaux et le plus doctrinal. Mais jamais Barrès n'accepta le monarchisme de l'Action française (4) ; dans sa réponse à l'Enquête sur la monarchie, il disait refuser d'arrêter l'histoire avant 1789 et il ajoutait « Ne pouvant faire que ce qui nous paraît raisonnable soit accepté de tous, pourquoi ne tâchez-vous pas que ce que la majorité accepte devienne raisonnable ? » Ce qui revenait à proposer d'améliorer la République...
« Moi qui suis la loi des choses », écrivait-il dans Sous l'Œil des Barbares..., sa subjectivité ne le quitta jamais. Il ne voulut jamais se soumettre aux lois de l'expérience, qui eussent limité le champ de son Moi. La logique et la raison chez Maurras, la sensibilité chez Barrès. Pendant trente-cinq ans, les deux hommes en débattront jusqu'à la mort de Barrès le 4 décembre 1923, à l'âge de soixante et un ans dans sa maison de Neuilly-sur-Seine, foudroyé par une crise cardiaque. Trois ans plus tôt, le 24 juin 1920, la Chambre des députés avait adopté son projet visant à instituer une fête nationale de sainte Jeanne d'Arc.
Michel FROMENTOUX. RIVAROL 11 JANVIER 2013
Voir Yves Chiron : Vie de Barrès. Ed. Godefroy de Bouillon ; 2000 Préface de Jean Madiran.
Voir François Broche ; Maurice Barrès. Ed Jean-Claude Lattes 1987.
Numéro de septembre 1986 de la Nouvelle revue de Paris, consacré à Barrès.
La République ou le Roi, correspondance Barrès-Maurras. Ed Pion. 1965.
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