Au départ courant catholique rigoriste apparaissant en
réaction au molinisme, le jansénisme (du nom de Cornelius Jansen) devint
au XVIIIe siècle un courant politique qui occupa le devant la scène
publique des années 1710 à 1760, s’érigeant en opposition aux autorités
royale et pontificale. En déclin après l’expulsion de leurs ennemis
jésuites, les Jansénistes préparèrent et participèrent aux débuts de la
Révolution dont l’apport idéologique fut loin d’être négligeable.
I. De Cornelius Jansen (Jansénius) à la bulle Unigenitus (1640-1713)
● Jansénius, le jansénisme et le molinisme
Cornelius Jansen.
Cornelius Jansen (1585-1638), qui va donner son nom au courant, est
né à Acquoy (Pays-Bas) au sein d’une famille catholique. A partir de
1602, il fréquente l’Université de Louvain en proie à une lutte opposant
le parti jésuite au parti de Michael Baius lequel prend comme référence
doctrinale saint Augustin. Le jeune Jansen s’attache vite à ce dernier
parti. Plus tard, il prend en charge à Louvain le collège de
Sainte-Pulchérie, résidence des étudiants en théologie néerlandais. Il
défend vigoureusement l’Université de Louvain face aux Jésuites qui
avaient fondé leur propre école de théologie, se posant en rivale de la
Faculté, puis devient évêque d’Ypres en 1635. Il prépare dans le même
temps son Augustinus, énorme traité sur la théologie
augustinienne, à peine fini à sa mort. Il est publié deux ans après, en
1640, et publié en français une première fois en 1641 et une seconde en
1643. Les Oratoriens et les Dominicains font un bon accueil au traité,
au contraire des Jésuites qui s’y opposent vigoureusement.
Le Jansénisme est assez proche doctrinalement du protestantisme bien
que ses adeptes se déclarent parfaitement catholiques. Sa philosophie
est profondément austère et pessimiste : insistant sur la corruption
profonde de l’Homme et la dépendance complète à Dieu pour le Salut, le
jansénisme prône le rejet du monde, ses distractions étant autant de
diversions pouvant détourner le chrétien de Dieu. Au contraire, la
Compagnie de Jésus, fondée pendant la Renaissance par l’espagnol Ignace
de Loyola, est marquée par un certain humanisme. Les Jésuites ont adopté
la doctrine de Luis Molina (le molinisme), minimisant le péché
originel, et postulant que chaque homme dispose d’une grâce suffisante
pour surmonter les basses tentations et mériter le repos éternel. Les
deux doctrines s’opposent viscéralement. De plus, alors que les Jésuites
sont résolument ultramontains et proches du pouvoir royal (jusqu’à
Louis XV, les confesseurs du Roi seront systématiquement jésuites), les
Jansénistes, adoptant une tradition « anti-despotique » (qui les fera
s’opposer à l’absolutisme royal et l’autorité pontificale) se retrouvent
dans le Gallicanisme. L’historien Dale K. Van Kley remarque que la
Fronde parlementaire, dirigée contre l’autorité royale, éclate en 1648,
soit sept ans après la première publication de l’Augustinus en
français : est-ce qu’une pure coïncidence sachant que le jansénisme va
par la suite fortement imprégner les magistrats du Parlement de Paris ?
● La réaction du pouvoir royal louis-quatorzien
Le jansénisme est trop proche des positions calvinistes pour ne pas
susciter la méfiance du pouvoir royal. Richelieu s’y montre hostile
avant son décès. Le conflit est ouvertement déclenché lorsque les
religieuses jansénistes de Port-Royal (bastion janséniste) refusent de
signer le formulaire du pape Alexandre VII de 1656 rejetant une partie
des propositions jansénistes. En représailles, les religieuses sont
dispersées dans plusieurs couvents. En 1656-1657, la grande figure
janséniste Blaise Pascal rédige ses Provinciales destinées à
défendre le janséniste Antoine Arnauld condamné par la Sorbonne pour des
opinions jugées hérétiques. Après une période de calme, la lutte
reprend à la fin du XVIIe siècle. Une bulle de condamnation du pape est
obtenue en 1705, les religieuses de Port-Royal à nouveau dispersées en
1709 et le monastère, l’église et le couvent rasés en 1711.
En 1713, Louis XIV parvient à obtenir du pape Clément XI la bulle Unigenitus
condamnant 101 propositions jansénistes. Cette bulle est une véritable
bombe à retardement que laisse Louis XIV peu avant sa mort, qui va
empoisonner la vie politique et religieuse du XVIIIe siècle, au point
qu’un certain nombre d’historiens parlent du « siècle de la bulle Unigenitus » pour désigner le XVIIIe du point de vue politique et religieux.
II. L’agitation janséniste de la bulle Unigenitus à l’expulsion des Jésuites (1713-1764)
Avec la bulle Unigenitus, l’opposition des parlementaires
jansénistes au pouvoir royal prend une tournure radicale. Les
Jansénistes se posent en défenseurs des principes gallicans face aux
ultramontains. Le jansénisme prend dès lors une forte teinte politique
(les historiens parlent couramment de « second jansénisme » pour
désigner ce courant politique et judiciaire). Les Jansénistes diffusent
largement leurs idées dans le public par des libelles et brochures : de
1713 à 1731, plus de mille publications hostiles à la bulle Unigenitus ont été dénombrées. Les Nouvelles ecclésiastiques
devient le périodique des Jansénistes, rapidement tiré à 6000
exemplaires et circulant clandestinement à partir de 1728, exemple de
réussite d’une presse clandestine.
● Des convulsionnaires de Saint-Médard aux billets de confession
A la mort de Louis XIV (1715), la Régence, en opposition au pouvoir
précédent, se déclare favorable au jansénisme et mécontente la papauté.
En 1717, le 5 mars, quatre évêques (Soanen, évêque de Senez ; Colbert,
évêque de Montpellier ; La Broue, évêque de Mirepoix ; Langle, évêque de
Boulogne) déposent à la Sorbonne un acte notarié par lequel ils
appellent de la bulle Unigenitus ; dans le clergé, sur un total
d’environ 100.000 membres, 3000 se joignent aux quatre évêques et
dénoncent la bulle. L’étude de ces appelants permet de dessiner la
géographie du jansénisme : le courant est essentiellement confiné au
bassin parisien. Le Régent change alors sa position et devient hostile
au jansénisme en exilant les appelants, excommuniés par Clément IX en
1718. Le cardinal de Fleury, à son arrivée au pouvoir, maintient la
politique de fermeté.
Convulsionnaires au cimetière de Saint-Médard sur la tombe du diacre François de Pâris (gravure anonyme, 1737).
Au cimetière de Saint-Médard se produisent alors d’étranges
spectacles. Le diacre janséniste François de Pâris, appelant et
réappelant, mort le 1er mai 1727 y est enterré. Les miracles se
multiplient sur sa tombe : guérisons spectaculaires puis tremblements
corporels (à partir de 1730) témoignant de la sainteté du personnage et
en quelque sorte de la validité du jansénisme (affaire dite des
convulsionnaires de Saint-Médard). Le cimetière est fermé par les
autorités en janvier 1732, les sympathisants du jansénisme raillent
l’autorité royale : « De par le roi, défense à Dieu / de faire miracle en ce lieu ». Les convulsions ne prennent pas fin pour autant, et gagnent la province, symbolisant la persécution de la « vraie foi ».
Deux affaires suivent celle des convulsionnaires : l’archevêque de
Paris Mgr de Beaumont, fortement hostile aux Jansénistes, désigne en
1749 une nouvelle supérieure à l’Hôpital général de Paris, chasse gardée
des Jansénistes qui contrôlaient l’établissement. Cette décision
déclenche de violentes protestations et calomnies dirigées contre
l’archevêque. Quand le climat s’apaise éclate une nouvelle affaire :
l’affaire des billets de confession.
Il était d’usage d’exiger des billets de confession (attestation
remise par le prêtre au chrétien ayant été confessé) pour conférer les
sacrements à des personnes mourantes. Plusieurs évêques (comme celui de
Laon) recommandent de n’accorder les derniers sacrements qu’aux
chrétiens exhibant des billets de confession délivrés par des prêtres
non jansénistes (les « constitutionnaires »). Mgr de Beaumont, dans son
désir d’extirper le jansénisme de son diocèse, donne des instructions
strictes en 1746 à ce sujet. La mort de plusieurs jansénistes sans les
derniers sacrements scandalise l’opinion, les derniers sacrements
donnant accès au salut éternel. En 1749, ce sont 4000 personnes qui
assistent aux obsèques du principal du collège de Beauvais, mort sans
recevoir les derniers sacrements. Le Parlement jansénisant se saisit de
l’affaire et prétend instruire un procès contre l’archevêque : une grève
de 15 mois des magistrats éclate, Louis XV exile les parlementaires,
l’affaire s’étend aux Parlements provinciaux jusqu’à l’amnistie générale
du 2 septembre 1754, donnée par le roi en échange d’un silence imposé
sur les affaires ecclésiastiques. Mais rien n’est réglé. Quant à
l’archevêque Mgr de Beaumont, lequel refuse toute conciliation, il est
exilé le 3 décembre 1754. Pour l’opinion, l’affaire des billets de
confession s’est soldée par la victoire des Parlements.
● L’expulsion des Jésuites
Les Jésuites sont la bête noire des Jansénistes, tout les oppose. Une
affaire va donner aux parlementaires jansénistes une fenêtre de tir :
l’affaire La Valette. La Valette est le nom d’un jésuite établi en
Martinique et qui avait monté une plantation de canne à sucre et
entretenait un commerce pour financer des missions. En 1755, au
commencement de la guerre de Sept Ans, ledit père jésuite est ruiné par
la saisie de ses navires par les Britanniques. Il ne pouvait pas
rembourser la dette due à la société commerciale marseillaise Lioncy et
Gouffre. L’affaire passe devant le Parlement d’Aix-en-Provence qui
condamne La Valette. A ce moment là, les Jésuites hésitent : faut-il
rembourser la dette ou faire appel devant le Parlement de Paris ? Ils
commettent une erreur qui va leur être fatale : passer devant le
Parlement de Paris, le repaire de leurs plus acharnés ennemis qui ne
demandaient pas mieux. Le procès commercial se transforme en procès «
politique » : les parlementaires estiment que certains règlements des
Jésuites sont incompatibles avec les lois fondamentales du royaume.
En avril 1761, le Parlement demande à examiner la Constitution de la
Compagnie de Jésus. Les Jésuites sont accusés de « despotisme », de «
régicide » (donnés responsables sans le moindre fondement de l’attentat
de Robert-François Damiens contre le roi en 1757) et d’entretenir des
doctrines « pernicieuses », voire d’ébranler les fondements de la
religion chrétienne. Le 6 août 1762, le Parlement déclare la Compagnie
de Jésus « inadmissible par nature dans tout Etat policé ».
Louis XV, conseillé par Choiseul et la marquise de Pompadour (amie des
philosophes des Lumières), cherche alors à ce moment à se concilier les
Parlements pour faire passer ses réformes fiscales et décide de
sacrifier – à contre-coeur – les Jésuites. Un édit royal de 1764
supprime la Compagnie.
L’historien britannique Dale K. Van Kley, dans l’ouvrage de référence The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765
(jamais traduit en français), a montré que cette expulsion était avant
tout l’oeuvre des jansénistes, et non des philosophes des Lumières comme
les historiens l’ont longtemps pensé (même si ceux-ci y étaient
également favorables). Le projet d’ « exterminer » l’ordre jésuite était
présent dans les écrits jansénistes bien avant l’affaire La Valette.
III. Des Jansénistes aux « patriotes » (1764-1790)
Les historiens ont souligné le rôle – direct ou indirect, volontaire
ou non – des Jansénistes dans la Révolution. La conjonction de
l’opposition janséniste et de l’opposition parlementaire, soutenue par
une habile propagande (libelles et pamphlets), ont permis de dresser une
partie de l’opinion publique contre l’autorité jugée « tyrannique » du
roi. Dale K. Van Kley a montré qu’un grand nombre de pamphlets et
brochures « patriotiques » des décennies pré-révolutionnaires sont
d’origine ou d’inspiration janséniste. L’avocat Le Paige notamment, a
popularisé l’idée, pendant l’affaire des billets de confession, que
l’ancienneté du Parlement est supérieure à celle du Roi. Il se
prononcera plus tard en faveur de la Constitution civile du clergé.
D’autres jansénistes, tels que l’abbé Duguet, Maultro et Mey
popularisent les idées de Montesquieu, en particulier l’idée de «
despotisme », et entretiennent un climat de contestation. Les
parlementaires prétendant représenter la Nation, et les Parlements étant
plus anciens que le Roi, on en vient à l’idée que la Nation est
supérieure au Roi.
Jusqu’à la Révolution française, les Parlements adressent
remontrances sur remontrances aux édits royaux. Louis XV se résout
tardivement à adopter une politique de fermeté. Le chancelier Maupeaou,
Terray et le duc d’Aiguillon sont chargés de conduire cette politique.
Trois édits de février 1771 suppriment le Parlement de Paris et le
remplacent par une nouvelle Cour accompagnée de six conseils supérieurs.
La vénalité (vente) et l’hérédité des offices sont supprimées et la
gratuité future de la justice introduite. Les protestations sont fortes,
mais ce n’est qu’à la mort de Louis XV (1774) que les Parlements sont
restaurés : le jeune Louis XVI, soucieux de sa popularité les rappelle.
Ces Parlements bloquent les réformes de fond notamment en matière de
fiscalité (rappelons qu’en 1786, les seuls intérêts de la dette entament
50 % du budget de l’Etat !). La convocation d’une Assemblée de notables
(vieille institution tombée en désuétude) pour faire passer les
réformes échoue, et l’opinion en appelle aux Etats généraux.
Le marquis de Bouillé accuse les Jansénistes du Parlement d’avoir
appuyé la demande de convocation des Etats généraux et d’avoir ainsi
précipité la chute de la monarchie : « … je croix avec quelque
fondement, que ceux qui dirigeaient alors le parlement de Paris (dont
quelques-uns, tels que Duqueport et Freteau, étaient à la tête du parti
janséniste qui, depuis plus de quarante ans, influençait cette cour [du Parlement], et la gouvernait même depuis l’extinction des jésuites), avaient une politique mieux calculée [que celles des magistrats],
et une ambition établie sur des bases en apparence plus solides. On
juge même qu’ils cherchaient à appuyer sur les états généraux les
principes de l’aristocratie parlementaire qu’ils s’occupaient à établir
depuis si longtemps [...]. Ainsi, au lieu d’être effrayés de la
convocation des états, ils la demandèrent, persuadés que les membres de
la magistrature, répandus en grand nombre dans l’ordre de la noblesse, y
domineraient par l’éloquence de plusieurs d’entre eux, et par
l’habitude de parler en public qu’avaient la plupart ; en même temps
qu’ils se flattaient d’une influence plus grande encore dans le
tiers-état par les membres du bureau et des tribunaux subalternes, qui
devaient, ainsi qu’il est arrivé, remplir et diriger cet ordre. » (Mémoires du marquis de Bouillé, Berville et Barrière, 1822, 2e éd., pp. 64-65).
Le 13 juin 1789, trois députés du clergé quittent les rangs de leur
ordre pour rejoindre le tiers. Ces trois curés sont rejoints le
lendemain par six autres (avec l’abbé Grégoire) et deux jours plus tard
dix autres. Le 19 juin, 149 députés du clergé, soit une majorité, la
plupart curés, votent le ralliement à ce qui est désormais l’ «
Assemblée nationale ». Le 27 juin, Louis XVI ordonne aux autres députés
du clergé et de la noblesse de rejoindre cette Assemblée nationale.
Jacques Jallet, l’un des trois premiers députés du clergé à avoir fait
défection en en entraînant deux autres, est janséniste, tout comme
Grégoire qui le rejoint le lendemain.
Les Jansénistes de l’Assemblée nationale prennent une part active
dans la rédaction de la Constitution civile du clergé et la défendent
dans les débats : « Comme Charrier de la Roche, les jansénistes sont
les premiers à défendre publiquement la Constitution civile dans le
vaste débat qui l’accompagne, y compris le serment controversé qu’elle
exige des clercs. » (Dale Van Kley, Les Origines religieuses…,
p. 519). Cette Constitution civile du clergé va opérer une véritable
rupture dans la Révolution en refondant l’organisation de l’Eglise
gallicane, laquelle va se diviser en clergé constitutionnel et clergé
réfractaire. Elle réduit à néant l’influence pontificale et soumet les
évêques et curés à l’élection (entre autres). L’abbé Sieyès s’en prend
de façon claire à ceux qui « semblent n’avoir vu dans la Révolution,
qu’une superbe occasion de relever l’importance théologique de
Port-Royal et de faire l’apothéose de Jansénius sur la tombe de ses
ennemis. » La grande majorité du clergé janséniste se range du côté constitutionnel.
Les Jansénistes, largement minoritaires, se sont faits dépasser par
la suite par les plus radicaux des révolutionnaires. Il n’aurait tenu
qu’aux Jansénistes, la monarchie aurait été maintenue et il n’y aurait
pas eu de politique de déchristianisation. Quelques Jansénistes se sont
par ailleurs opposé dès le départ à la Révolution, et beaucoup finiront
par prendre le chemin de l’exil. Le Jansénisme, déjà en déclin en 1789,
ne survivra pas à la Révolution française.
Bibliographie :
BEAUREPAIRE Pierre-Yves, 1715-1789. La France des Lumières, Paris, Belin, 2011.
HILDESHEIMER Françoise, Le Jansénisme. L’histoire et l’héritage, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.
VAN KLEY Dale K., The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765, Yale University Press, 1975.
VAN KLEY Dale K., Les Origines religieuses de la Révolution française (1560-1791), Paris, Seuil, 2006.
BEAUREPAIRE Pierre-Yves, 1715-1789. La France des Lumières, Paris, Belin, 2011.
HILDESHEIMER Françoise, Le Jansénisme. L’histoire et l’héritage, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.
VAN KLEY Dale K., The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765, Yale University Press, 1975.
VAN KLEY Dale K., Les Origines religieuses de la Révolution française (1560-1791), Paris, Seuil, 2006.
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