Dans
le climat d’inculture généralisée qui ne cesse de s’étendre dans un
Hexagone noyé par les écrans de la bêtise voulue et du divertissement
marchand de la vacuité ambiante, il importe de saluer deux sympathiques
éditeurs lorrains qui copublient les moments alsaciens extraits des Mémoires
(1925) du prince Alexandre de Hohenlohe-Schillingsfürst (1862 – 1924).
Cette parution opportune éclaire une période méconnue de cette terre qui
fut allemande entre 1871 et 1918.
Président
de l’équivalent germanique du conseil général de Haute-Alsace en 1903
et fils de Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst (1819 – 1901), ancien
gouverneur de la région et futur chancelier impérial, Alexandre
appartient à une très vieille famille dont « l’anoblissement […],
attesté au XIIe siècle, était
antérieur à celui des Hohenzollern ! (p. 11) ». Esprit cultivé,
francophone et ne cachant pas sa francophilie, ce prince allemand se
retrouve au contact quotidien avec ses administrés alsaciens.
Le
témoignage qu’il laisse dépeint une Alsace-Lorraine ignorée des
Français. Ses souvenirs contestent les clichés et autres poncifs
diffusés par une historiographie parisienne pédante et revancharde. Il
souligne l’influence prépondérante dans les campagnes alsaciennes de
l’Église catholique et relève qu’à la veille de la Grande Guerre, le
mouvement protestataire francophile est largement minoritaire dans les
urnes.
L’échec
de ce mouvement subversif soutenu clandestinement par Paris ne signifie
pourtant pas une adhésion sincère au modèle allemand. Bien au contraire
! Il remarque, d’une part, que « dans l’ensemble, l’Alsace-Lorraine
était aussi éloignée de Berlin qu’une colonie africaine ou qu’une
station navale d’Extrême-Orient (pp. 63 – 64) » et, d’autre part, que «
l’« Alsacien-Lorrain » était une entité qui n’existait que sur le papier
En réalité, l’Alsacien est aussi différent du Lorrain que, par exemple,
un Normand peut l’être d’un Picard (p. 53) ».
Si
les protestataires régressent de scrutin en scrutin, la « résistance » à
l’assimilation germano-prussienne persiste et s’accentue même.
Alexandre de Hohenlohe observe que les jeunes gens des milieux aisés de
Strasbourg, de Colmar et de Mulhouse « étaient Français de cœur (p. 55)
». En revanche, il ne retrouve pas cette inclination « dans la
population paysanne [où] la plupart avaient des sentiments alsaciens (p.
55) ». La présence française demeure prégnante et l’auteur regrette la
fondation d’une université à Strasbourg parce qu’elle la renforce
paradoxalement. Il aurait été préférable que les futures élites étudient
dans les universités réputées d’outre-Rhin, à Heidelberg ou Fribourg…
Son
pragmatisme s’appuie sur ses échanges permanents avec les milieux
économiques, en particulier les industriels Jean Schlumberger (1819 –
1908) et Édouard Köchlin (1833 – 1914). Le prince de Hohenlohe constate
en effet que « chez tous les Alsaciens des hautes classes, on ne parlait
que français (p. 41) » si bien qu’il emploie souvent la langue de
Molière lors des rencontres privées !
Les
élites alsaciennes ne se formalisent pas du maintien implicite du
français ! Pour preuve, Hugo Zorn von Bulach (1851 – 1921) qui, même
devenu responsable politique régional, « ne possédait l’allemand
qu’imparfaitement, ce qui le gênait parfois beaucoup dans ses
interventions publiques au Parlement, surtout quand on est décrété la
publicité des débats et l’usage de la langue allemande à la Délégation
d’Alsace. Malgré cela, pour plus de commodité, les députés se servaient
encore du français et du patois alsacien dans les séances des
commissions (p. 41) ». Situation impensable dans la République française
une et indivisible…
Alexandre
de Hohenlohe ajoute qu’« il a dû être plus d’une fois pénible à ceux
qui étaient d’un âge avancé de se trouver en état d’infériorité
vis-à-vis des représentants du gouvernement, par suite de leur
connaissance défectueuse de la langue allemande. Chose étonnante,
quelques-unes d’entre eux, qui pourtant n’avaient pas appris un mot
d’allemand dans leur jeunesse avaient réussi, à force d’application et
de persévérance, à s’exprime couramment dans cette langue (p. 41) ». Un
bilinguisme, voire un trilinguisme, existait donc de facto.
Cette
situation linguistique originale découle de la spécificité
institutionnelle de l’Alsace-Lorraine annexée lors du traité de paix de
Francfort de 1871 par l’Empire allemand naissant. Les trois anciens
départements français deviennent un Reichsland, ce qui signifie
que le jeune État fédéral-impérial en est le propriétaire indivis. Par
conséquent, cette « Terre d’Empire » est placée sous l’autorité directe
de l’empereur allemand et de son chancelier impérial. Toutefois, le Reichsland bénéficie d’une certaine liberté administrative avec un représentant de l’empereur, le Reichsstatthalter, « littéralement “ celui qui tient lieu ”, le Statthalter
fait plus figure de régent que de gouverneur dans ses attributions (p.
20) ». Nommé par Berlin, il préside à Strasbourg le Conseil d’État
d’Alsace-Lorraine, dirige un proto-gouvernement régional (quatre
secrétaires d’État pour l’Intérieur, la Justice et les Cultes, les
Finances et les Domaines et l’Industrie, l’Agriculture et les Travaux
publics) et négocie avec la Délégation d’Alsace-Lorraine (Landesausschuss)
de trente, puis de cinquante-huit élus au suffrage indirect entre 1874
et 1911. On est loin de la gestion despotique du centralisme parisien.
En 1911, le Kaiser Guillaume II accorde à l’Alsace-Lorraine une constitution locale. Le Reichsland devient le vingt-sixième État de la Fédération impériale et son Landesausschuss
se transforme en un Parlement bicaméral constitué d’un Sénat de
quarante-six membres désignés par l’empereur et les corps intermédiaires
locaux, et d’une Assemblée régionale de soixante élus au suffrage
universel direct masculin. Le déclenchement de la folle tragédie
européenne de 1914 suspendra ces libertés régionales.
Alexandre
de Hohenlohe se montre très favorable à toute solution neutraliste. «
Dès avant 1914, rappelle Laurent Schang dans une belle introduction,
[il] s’était prononcé en faveur de la constitution du Reichsland Elsass-Lothringen
en État neutre autonome assortie d’un référendum d’autodétermination
(p. 13). » Il s’agissait surtout d’éviter tout nouveau drame
franco-allemand. Il regrette que Berlin ait finalement choisi la voie du
Reichsland pour l’Alsace-Lorraine alors que d’autres solutions
étaient à ses yeux possibles. Il en esquisse certaines : une tutelle
paternaliste comme le fit son père, Statthalter avant de
devenir chancelier, une large autonomie opérée dès 1874 ou 1875 ou, plus
surprenant, le partage du territoire alsacien-lorrain entre les
principaux États fédérés allemands (Prusse, Bavière, Bade, Wurtemberg).
L’auteur de ces Souvenirs a compris que la perte de
l’Alsace-Lorraine rend la France inguérissable. Il n’accuse pas Bismarck
de cette erreur. « Bismarck pressentait bien les conséquences
désastreuses que l’annexion de l’Alsace-Lorraine allait voir pour la
politique européenne, avec un caractère comme celui du peuple français.
Il voyait plus loin que les généraux, pour qui seules les considérations
stratégiques entraient en ligne de compte, mais le côté tragique du
grand génie politique qu’a été Bismarck, c’est qu’il n’a pu se libérer
de la croyance en la force et en l’épée et qu’il a sous-estimé la
puissance des valeurs morales en politique. C’est ainsi que l’avis de
Moltke prévalut finalement et que la “ Terre d’Empire ” devient le “
glacis ” de l’Empire (p. 67). »
L’auteur
sait qu’en 1866, après la victoire prussienne à Sadowa, le futur «
Chancelier de Fer » avait pesé de tout son poids pour que le roi
Guillaume Ier ne se rangeât
pas du côté d’un état-major imbu de pensées frédériciennes qui rêvait de
s’emparer de contrées autrichiennes. En 1870, la pression était trop
forte pour résister frontalement à l’opinion des militaires victorieux… «
On ne lira qu’avec plus d’intérêt ces pages grosses de nostalgie,
desquelles émerge le regret d’une soudure “ germano-alsacienne-lorraine ”
en bonne voie, sinon achevée, au seuil de la Première Guerre mondiale
(p. 12) », écrit Laurent Schang à propos de ce beau témoignage d’un
Européen de langue allemande sur une région-charnière d’Europe
occidentale.
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/
• Prince Alexandre de Hohenlohe, Souvenirs d’Alsace-Lorraine 1870 – 1923,
Introduction et notes de Laurent Schang, traduction d’Edmond
Dupuydauby, Édition des Paraiges (4, rue Amable-Tastu, 57000 Metz) – Le
Polémarque Éditions (29, rue des Jardiniers, 54000 Nancy), Metz – Nancy,
2012, 77 p., 10 € (+ 5 € de frais de port), à commander aussi sur les
sites des éditeurs.
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