Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce roi ?
La personnalité de Louis-Philippe m'a toujours paru infiniment plus riche et plus complexe qu'on ne le prétend. Cette coalition d'hostilités à son égard - à droite comme à gauche -, cette façon de le noyer dans un « orléanisme » nécessairement abominé, tout cela, d'instinct, me paraissait un peu faisandé. Et j'avais toujours été frappé de la considération que lui portaient Bainville et Maurras, pourtant peu portés à l'indulgence envers les diverses figures de la modernité. ..
Vous insistez beaucoup sur l'intelligence politique que Louis-Philippe a montrée avant et pendant son règne. En quoi a-t-elle surtout consisté ?
Comme l'écrit dès 1800 Mallet du Pan, Louis-Philippe a compris très tôt le sens, la portée de l'événement révolutionnaire. Et ce avant tous les autres princes. C'est un homme qui, pour des raisons qui sont également intimes et personnelles (son père !), a un sens aigu de l'Histoire, de sa dimension tragique. Il sait que le retour pur et simple à l'Ancien Régime est inenvisageable, et que le retour de la monarchie passera nécessairement par une expérience politique et constitutionnelle originale. Comme le dit le Genevois, « il a su mettre à profit l'adversité » - entendez en saisir les ressorts secrets qui permettent d'infléchir à nouveau le cours des événements. Ce que Napoléon appelait « l'art de rendre les révolutions utiles. » C'est ensuite toute l'histoire du règne : Louis-Philippe met en œuvre un « système » qui vise à réparer la France et à fabriquer à nouveau du pouvoir qui dure.
Sur le plan extérieur, la politique de Louis-Philippe a-t-elle réussi ?
Oui, à tous les égards. Il a réussi à contenir tous ceux qui, à droite comme à gauche, voulaient précipiter la France dans des aventures extérieures. Il nous a épargné une guerre avec l'Angleterre. En même temps, il a su recourir à l'intervention militaire quand elle était nécessaire : ainsi, au début de son règne, pour assurer l'indépendance de la jeune Belgique. Il a joué habilement de la double dimension de son trône : il était à la fois un prince, un Bourbon, et le produit d'une révolution. Il voulait rassurer les cours européennes. Mais en même temps, il entendait restaurer une certaine prépondérance diplomatique de la France.
L'échec final de Louis-Philippe est-il aussi celui du parlementarisme ?
Il était partisan d'un régime parlementaire un peu singulier, annonçant à bien des égards ce que sera la Ve République première manière : avec une très forte prépondérance de l'exécutif, mais un exécutif incarné dans un souverain et non dans un chef de majorité. Son règne laisse à cet égard un héritage ambigu : la France poursuit son apprentissage du parlementarisme, qu'elle a engagé sous la Restauration, mais sans que cette culture politique parvienne à s'implanter profondément dans notre pays.
Pour quelles raisons l'équilibre entre monarchie et démocratie n'a-t-il pas été trouvé au XIXe siècle ?
La personnalité de Louis-Philippe m'a toujours paru infiniment plus riche et plus complexe qu'on ne le prétend. Cette coalition d'hostilités à son égard - à droite comme à gauche -, cette façon de le noyer dans un « orléanisme » nécessairement abominé, tout cela, d'instinct, me paraissait un peu faisandé. Et j'avais toujours été frappé de la considération que lui portaient Bainville et Maurras, pourtant peu portés à l'indulgence envers les diverses figures de la modernité. ..
Vous insistez beaucoup sur l'intelligence politique que Louis-Philippe a montrée avant et pendant son règne. En quoi a-t-elle surtout consisté ?
Comme l'écrit dès 1800 Mallet du Pan, Louis-Philippe a compris très tôt le sens, la portée de l'événement révolutionnaire. Et ce avant tous les autres princes. C'est un homme qui, pour des raisons qui sont également intimes et personnelles (son père !), a un sens aigu de l'Histoire, de sa dimension tragique. Il sait que le retour pur et simple à l'Ancien Régime est inenvisageable, et que le retour de la monarchie passera nécessairement par une expérience politique et constitutionnelle originale. Comme le dit le Genevois, « il a su mettre à profit l'adversité » - entendez en saisir les ressorts secrets qui permettent d'infléchir à nouveau le cours des événements. Ce que Napoléon appelait « l'art de rendre les révolutions utiles. » C'est ensuite toute l'histoire du règne : Louis-Philippe met en œuvre un « système » qui vise à réparer la France et à fabriquer à nouveau du pouvoir qui dure.
Sur le plan extérieur, la politique de Louis-Philippe a-t-elle réussi ?
Oui, à tous les égards. Il a réussi à contenir tous ceux qui, à droite comme à gauche, voulaient précipiter la France dans des aventures extérieures. Il nous a épargné une guerre avec l'Angleterre. En même temps, il a su recourir à l'intervention militaire quand elle était nécessaire : ainsi, au début de son règne, pour assurer l'indépendance de la jeune Belgique. Il a joué habilement de la double dimension de son trône : il était à la fois un prince, un Bourbon, et le produit d'une révolution. Il voulait rassurer les cours européennes. Mais en même temps, il entendait restaurer une certaine prépondérance diplomatique de la France.
L'échec final de Louis-Philippe est-il aussi celui du parlementarisme ?
Il était partisan d'un régime parlementaire un peu singulier, annonçant à bien des égards ce que sera la Ve République première manière : avec une très forte prépondérance de l'exécutif, mais un exécutif incarné dans un souverain et non dans un chef de majorité. Son règne laisse à cet égard un héritage ambigu : la France poursuit son apprentissage du parlementarisme, qu'elle a engagé sous la Restauration, mais sans que cette culture politique parvienne à s'implanter profondément dans notre pays.
Pour quelles raisons l'équilibre entre monarchie et démocratie n'a-t-il pas été trouvé au XIXe siècle ?
L'empreinte
de la monarchie absolue avait été si forte, celle de l'expérience
napoléonienne si vigoureuse que notre tempérament démocratique en est
resté puissamment marqué. Les républicains en ont conçu une sorte de
répulsion pour tout ce qui évoquait de près ou de loin le pouvoir d'un
homme. De ce point de vue, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte a
compromis pour longtemps la conciliation entre le principe monarchique
et les libertés politiques qui avait été tentée par Louis-Philippe et
qui aurait pu permettre de terminer avantageusement la Révolution. Le
peuple français, en revanche, a conservé la nostalgie, tenace, mais
largement inconsciente, du pouvoir royal qui avait forgé l'unité du
pays.
Vous démolissez les clichés sur le roi bourgeois, anglomane, dont le goût aurait été mauvais, sourd au malheur des pauvres, etc. Quelles sont les sources principales de ces images ?
Le conformisme, le bon vieux conformisme, qui n'est pas d'aujourd'hui mais qui a été repris et amplifié par la tradition soixante-huitarde et post-soixante-huitarde. Ce qui accable ce malheureux Louis-Philippe, c'est encore une fois la conjonction de tous les conformismes. Il a tout à la fois contre lui les admirateurs de la duchesse de Berry et les éternels pourfendeurs de la société de consommation, qui se donnent la main comme le faisaient à l'époque carlistes et républicains. Il a contre lui un certain snobisme anti-bourgeois, qui est bien sûr profondément bourgeois dans les faits, et qui emprunte à toutes les traditions. Par ailleurs, soyons justes : Daumier et sa « poire » lui ont fait un tort irréparable...
Vous insistez sur le caractère fondateur du règne de Louis-Philippe, dont la portée de l'action se serait développée jusqu'à la III République, voire, jusque dans les années 1980.
Le règne de Louis-Philippe a dessiné les traits de la France moderne dans ses aspects les plus solides et les plus dynamiques : la société tirait sa force de la présence d'une administration puissante, legs de l'Ancien Régime, du Consulat et de l'Empire. Elle a connu une réelle prospérité économique, mais on oublie qu'elle était liée à une intervention active de l’État. J'ai en mémoire une intuition très juste de Paul Morand dans le Journal inutile : « Le XIXe siècle a pu croire que les structures du libéralisme étaient solides, parce que la route avait été préalablement nettoyée et cimentée par l'absolutisme napoléonien. » Beaucoup de ceux qui se réclament aujourd'hui du « libéralisme » et qui l'identifient à une éradication profonde de l'État se trompent lourdement. La force de la France - sa puissance, son unité - a longtemps tenu à un alliage subtil entre une administration forte, centralisée, et une société à la fois traditionnelle et inventive, conservatrice et novatrice. La Ve République dans ses jeunes années a apporté l'élément fondamental qui faisait défaut : la force et la cohérence des institutions politiques, tant attendues après cette interminable litanie de constitutions que nous avions connues. Ce composé original - un exécutif fort et incarné, avec un parlementarisme rationalisé - avait été esquissé par Louis-Philippe avec une rare habileté et une remarquable constance. Tout cet héritage - politique et administratif - est aujourd'hui en déshérence, sans qu'on soit parvenu à lui substituer à ce jour un autre modèle. Il me semble, avec le recul, que la personnalité de Louis-Philippe n'en paraît que plus grande. Le dernier roi des Français est le premier à avoir poussé aussi loin l'incroyable synthèse dont le Consulat, cette prodigieuse remise en ordre de la France, avait engagé l'accomplissement.
On est frappé, à la lecture de votre ouvrage, par les réactions très diverses des écrivains face à Louis-Philippe. Tandis que Victor Hugo l'encense, Chateaubriand le méprise. Trouve-t-on la même ligne de partage chez les historiens ?
Quand on sait que Chateaubriand vieillissant n'avait pas craint de faire sa cour au jeune Louis-Napoléon Bonaparte, tant était grande sa détestation de Louis-Philippe et de la branche cadette, on mesure la mauvaise foi et le manque de discernement de cet écrivain privé d'un vrai destin politique. Son portrait du roi des Français est profondément injuste et excessif, quand celui de Hugo est fin, tout en nuances. Mais la postérité a surtout retenu le point de vue de Chateaubriand, servi, il est vrai, par une puissance d'écriture absolument admirable. Et aussi celui de Tocqueville, qui n'aimait pas non plus Louis-Philippe. Les historiens sont partagés. Depuis Thureau-Dangin, qui écrivit une monumentale et équitable histoire de la monarchie de Juillet à la fin du XIXe siècle, Louis-Philippe a connu un destin historiographique contrasté. Le principal danger qui le menace, c'est plutôt l'oubli, l'indifférence, l'anachronisme, la dilution dans une sorte de réprobation vague et indifférenciée de la monarchie « bourgeoise », systématiquement réinterprétée à partir des événements ultérieurs. Voyez le château de Versailles : qui se souvient que Louis-Philippe l'a entièrement sauvé, par ses efforts et sur ses deniers ? On ne retient que son prétendu mauvais goût... « Louis-philippard » : tout est dit !
Selon vous, une biographie fournit-elle un bon terrain pour approfondir le sens politique ?
Ce qui est intéressant, c'est de comprendre comment un homme intelligent, cultivé comme l'était Louis-Philippe a pu envisager l'exercice du pouvoir : en montant sur le trône à près de soixante ans, après avoir vu de ses propres yeux se dérouler la geste grandiose et terrifiante de la Révolution française. Comment peut-on tenter de « fabriquer », littéralement, du pouvoir dans un pays aussi divisé, traumatisé qu'a pu l'être la France du premier tiers du XIXe siècle ? Victor Hugo estimait que ce roi passablement mélancolique y était parvenu, malgré la conclusion brutale de son règne. Pourquoi ? Parce qu'il était habité par l'Histoire et parce qu'il avait le sens de l’État, et de la continuité d'une nation. La connaissance de l'Histoire, la compréhension des passions humaines qu'elle permet et qui est le cœur même de la politique, c'est le secret même des vrais hommes de pouvoir. Machiavel, Montesquieu l'ont écrit. Mais on l'oublie toujours. Pour paraphraser, en l'inversant, la sentence célèbre de Raymond Aron sur Valéry Giscard d'Estaing, Louis-Philippe savait que l'Histoire est tragique...
propos recueillis François Latour LE CHOC DU MOIS novembre 2010
Arnaud Teyssier, Louis-Philippe, le dernier roi des Français, Perrin, septembre 2010, 450 p. 23 €.
Vous démolissez les clichés sur le roi bourgeois, anglomane, dont le goût aurait été mauvais, sourd au malheur des pauvres, etc. Quelles sont les sources principales de ces images ?
Le conformisme, le bon vieux conformisme, qui n'est pas d'aujourd'hui mais qui a été repris et amplifié par la tradition soixante-huitarde et post-soixante-huitarde. Ce qui accable ce malheureux Louis-Philippe, c'est encore une fois la conjonction de tous les conformismes. Il a tout à la fois contre lui les admirateurs de la duchesse de Berry et les éternels pourfendeurs de la société de consommation, qui se donnent la main comme le faisaient à l'époque carlistes et républicains. Il a contre lui un certain snobisme anti-bourgeois, qui est bien sûr profondément bourgeois dans les faits, et qui emprunte à toutes les traditions. Par ailleurs, soyons justes : Daumier et sa « poire » lui ont fait un tort irréparable...
Vous insistez sur le caractère fondateur du règne de Louis-Philippe, dont la portée de l'action se serait développée jusqu'à la III République, voire, jusque dans les années 1980.
Le règne de Louis-Philippe a dessiné les traits de la France moderne dans ses aspects les plus solides et les plus dynamiques : la société tirait sa force de la présence d'une administration puissante, legs de l'Ancien Régime, du Consulat et de l'Empire. Elle a connu une réelle prospérité économique, mais on oublie qu'elle était liée à une intervention active de l’État. J'ai en mémoire une intuition très juste de Paul Morand dans le Journal inutile : « Le XIXe siècle a pu croire que les structures du libéralisme étaient solides, parce que la route avait été préalablement nettoyée et cimentée par l'absolutisme napoléonien. » Beaucoup de ceux qui se réclament aujourd'hui du « libéralisme » et qui l'identifient à une éradication profonde de l'État se trompent lourdement. La force de la France - sa puissance, son unité - a longtemps tenu à un alliage subtil entre une administration forte, centralisée, et une société à la fois traditionnelle et inventive, conservatrice et novatrice. La Ve République dans ses jeunes années a apporté l'élément fondamental qui faisait défaut : la force et la cohérence des institutions politiques, tant attendues après cette interminable litanie de constitutions que nous avions connues. Ce composé original - un exécutif fort et incarné, avec un parlementarisme rationalisé - avait été esquissé par Louis-Philippe avec une rare habileté et une remarquable constance. Tout cet héritage - politique et administratif - est aujourd'hui en déshérence, sans qu'on soit parvenu à lui substituer à ce jour un autre modèle. Il me semble, avec le recul, que la personnalité de Louis-Philippe n'en paraît que plus grande. Le dernier roi des Français est le premier à avoir poussé aussi loin l'incroyable synthèse dont le Consulat, cette prodigieuse remise en ordre de la France, avait engagé l'accomplissement.
On est frappé, à la lecture de votre ouvrage, par les réactions très diverses des écrivains face à Louis-Philippe. Tandis que Victor Hugo l'encense, Chateaubriand le méprise. Trouve-t-on la même ligne de partage chez les historiens ?
Quand on sait que Chateaubriand vieillissant n'avait pas craint de faire sa cour au jeune Louis-Napoléon Bonaparte, tant était grande sa détestation de Louis-Philippe et de la branche cadette, on mesure la mauvaise foi et le manque de discernement de cet écrivain privé d'un vrai destin politique. Son portrait du roi des Français est profondément injuste et excessif, quand celui de Hugo est fin, tout en nuances. Mais la postérité a surtout retenu le point de vue de Chateaubriand, servi, il est vrai, par une puissance d'écriture absolument admirable. Et aussi celui de Tocqueville, qui n'aimait pas non plus Louis-Philippe. Les historiens sont partagés. Depuis Thureau-Dangin, qui écrivit une monumentale et équitable histoire de la monarchie de Juillet à la fin du XIXe siècle, Louis-Philippe a connu un destin historiographique contrasté. Le principal danger qui le menace, c'est plutôt l'oubli, l'indifférence, l'anachronisme, la dilution dans une sorte de réprobation vague et indifférenciée de la monarchie « bourgeoise », systématiquement réinterprétée à partir des événements ultérieurs. Voyez le château de Versailles : qui se souvient que Louis-Philippe l'a entièrement sauvé, par ses efforts et sur ses deniers ? On ne retient que son prétendu mauvais goût... « Louis-philippard » : tout est dit !
Selon vous, une biographie fournit-elle un bon terrain pour approfondir le sens politique ?
Ce qui est intéressant, c'est de comprendre comment un homme intelligent, cultivé comme l'était Louis-Philippe a pu envisager l'exercice du pouvoir : en montant sur le trône à près de soixante ans, après avoir vu de ses propres yeux se dérouler la geste grandiose et terrifiante de la Révolution française. Comment peut-on tenter de « fabriquer », littéralement, du pouvoir dans un pays aussi divisé, traumatisé qu'a pu l'être la France du premier tiers du XIXe siècle ? Victor Hugo estimait que ce roi passablement mélancolique y était parvenu, malgré la conclusion brutale de son règne. Pourquoi ? Parce qu'il était habité par l'Histoire et parce qu'il avait le sens de l’État, et de la continuité d'une nation. La connaissance de l'Histoire, la compréhension des passions humaines qu'elle permet et qui est le cœur même de la politique, c'est le secret même des vrais hommes de pouvoir. Machiavel, Montesquieu l'ont écrit. Mais on l'oublie toujours. Pour paraphraser, en l'inversant, la sentence célèbre de Raymond Aron sur Valéry Giscard d'Estaing, Louis-Philippe savait que l'Histoire est tragique...
propos recueillis François Latour LE CHOC DU MOIS novembre 2010
Arnaud Teyssier, Louis-Philippe, le dernier roi des Français, Perrin, septembre 2010, 450 p. 23 €.
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