Depuis
sa mort en 1940, Léon Trotski incarne l'image sainte d'une révolution
qui se voulait à la fois virginale, mondiale et totale. Foin de « l’État ouvrier dégénéré
» - l'URSS selon Trotski -, vive la révolution permanente ! À quoi
Staline répliquait par l'édification du socialisme dans un seul pays.
Internationalisme ou nationalisme, Trotski ou Staline ? Choisis ton
camp, camarade !
« Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! » : on connaît le vers célèbre par lequel Victor Hugo, dans Les Châtiments, refusait superbement et orgueilleusement, depuis Guernesey, l'offre d'amnistie de Napoléon III à ses adversaires républicains ou orléanistes de 1851. Il en va de même aujourd'hui pour les derniers membres de la IVe Internationale marxiste-léniniste fondée par Léon Davidovitch Bronstein, dit Trotski, à la fin des années 1930, après son exil hors d'URSS et l'échec du Front populaire en France.
Pourtant, il ne reste rien des grands rêves messianiques et révolutionnaires portés entre 1848 et 1940 par la sainte Trinité du bolchevisme « de gauche » (Marx, Lénine, Trotski), mais pour autant, les trotskistes, quoique fragmentés, groupusculaires, résiduels, désespérés, aigris ou bien enragés, sont toujours là et, même s'ils sont les derniers survivants de la galaxie léniniste, n'en démordent pas.
Bien sûr, peu croient encore sérieusement à la perspective d'assister de leur vivant à la fameuse révolution prolétarienne mondiale que prophétisait leur Maître à partir de 1903 et qui, selon lui, devait mettre définitivement à bas l'économie capitaliste ainsi que tous les États bourgeois proliférant dans le monde depuis au moins deux siècles. Mais ce n'est nullement une raison pour eux de renoncer ou de déserter la vie politique et sociale française en ce début de XXIe siècle : les trotskistes, s'ils ne restent qu'eux, sont donc toujours là, persuadés que leur activisme un jour finira par payer et que, d'une certaine manière, il paye déjà (après tout, n'ont-ils pas au moins triomphé de leur vieil adversaire historique de toujours, le stalinisme, et ainsi vengé la mort ignominieuse du « Vieux », assassiné au Mexique d'un coup de piolet dans la tête en 1940 par l'agent communiste espagnol Ramon Mercader).
La révolution sera mondiale, ou ne sera pas
Aussi, quiconque s'intéresse à l'avenir de l'extrême-gauche en Occident et dans le monde dans les décennies qui viennent se doit donc de se pencher sur eux, car depuis 1991 et la fin de l'URSS, de l'extrême-gauche, chez nous comme ailleurs, il ne reste plus, pour ainsi dire, que le trotskisme.
Pour bien comprendre ce dont il s'agit, il ne faut pas craindre de remonter à l'origine : la grande rupture initiale entre Staline et Trotski, survenue après la mort de Lénine en 1924. Seule une vision étroite et partielle peut la réduire à une pure rivalité de pouvoir décuplée par la haine intime, personnelle et viscérale que se vouaient depuis toujours les deux hommes. En réalité, par-delà deux ambitions individuelles, s'affrontent depuis les premières années du régime soviétique deux conceptions antagonistes de la révolution ouvrière suscitées par deux visions du monde elles aussi radicalement contraires.
Pour Trotski, la révolution socialiste et collectiviste annoncée et décrite par Marx dans Le Capital doit se produire selon un schéma quasi-darwiniste et scientifique : la révolution sera totale et mondiale, ou ne sera pas. Toute étape intermédiaire, toute évolution en clair obscur ne peuvent être que l'indice d'une régression « petite-bourgeoise » ou « bureaucratique » (les deux anathèmes suprêmes dont se servent les trotskistes pour dépeindre leurs adversaires politiques de gauche : communistes, mencheviks ou sociaux-démocrates). Au final, les bolcheviques, « avant-garde » (autre mot sacré de la vulgate) de la classe ouvrière, triompheront des sociétés et des régimes bourgeois aussi complètement que, dans la préhistoire et sur la planète entière, Homo sapiens est parvenu à évincer l'homme de Neandertal.
L'Internationale du genre humain ne passera pas par Moscou
Pour Staline, cette lecture est à la fois inexacte, faussement scientifique et vouée à l'échec. Le révolutionnaire géorgien, qui a été un grand lecteur de Dostoïevski et de Victor Hugo dans sa jeunesse séminariste, ne croyait pas à ce schéma en même temps scientiste et élitiste. La rivalité entre bourgeoisie et prolétariat, à ses yeux, allait durer des siècles et demeurer longtemps, très longtemps incertaine. Dès lors, il était vain d'espérer, à partir de l'héritage de la Révolution d'Octobre, un soulèvement mondial des classes exploitées en lutte contre la domination bourgeoise. Tout au plus pouvait-on accélérer la décomposition des empires coloniaux européens en soutenant les mouvements d'émancipation nationale en Asie ou en Afrique, mais, même là, ce n'était pas l'essentiel.
L'essentiel, pour le futur tsar rouge de l'Union soviétique, consistait à créer et à consolider un État communiste souverain, indépendant et de plus en plus puissant à partir des bases territoriales et géopolitiques léguées par l'ancien empire des Romanov. Il s'agit de la théorie de « l'édification du socialisme dans un seul pays », la Russie.
Non seulement le bolchevisme, pour Staline, ne gagnerait rien à s'exporter au-delà des frontières de l'URSS (qu'à l'inverse de Lénine, ce Géorgien conçut explicitement, dès 1920, comme une Russie soviétique et non pas un Etat fédéral d'essence supranationale), mais le « petit Père des peuples » veillera même scrupuleusement à ce qu'aucun pays extérieur à l'empire moscovite ne puisse concurrencer le leadership révolutionnaire de ce dernier. Raison pour laquelle il ordonnera depuis le Kremlin l'extermination du POUM de Catalogne pendant la guerre d'Espagne et fera tout pour empêcher Tito de prendre le pouvoir en Yougoslavie à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (de même qu'il décapitera la résistance communiste grecque).
La « révolution permanente », c'est l'infiltration
On voit donc que ce qui, dès le début, sépare radicalement Staline de Trotski, c'est un rapport différent à la permanence de l’État et du fait national. Pour Trotski, les États et les nations sont liés indissolublement à la civilisation bourgeoise : une révolution ne sera donc vraiment socialiste qu'à la condition d'en finir avec eux comme avec toute forme de propriété privée. C'est pourquoi à ses yeux la révolution doit être « permanente », c'est-à-dire internationaliste et mondiale.
Dès lors, le diagnostic porté par la IVe Internationale sur l'URSS stalinienne sera clair et radical : il s'agit d'un État socialiste, certes, mais bureaucratique et non pas bolchevique - dans la mesure où la collectivisation de l'économie ne s'y est pas accompagnée du dépérissement de l'État (au profit du Parti) et de l'abrogation des frontières. Il en ira de même pour la Chine maoïste après 1949 - en pire, car il s'agira cette fois d'une nation communiste paysanne.
Naturellement, Léon Davidovitch avait à la fois raison et tort : raison lorsqu'il considérait que le stalinisme constituait une trahison de l'héritage bolchevique-léniniste, ce dont témoigneront les grandes purges des années 1932-1938 qui décimeront impitoyablement tous les rangs des anciens compagnons de Lénine ; tort lorsqu'il croyait qu'une révolution prolétarienne pouvait triompher, au sein du concert des puissances impérialistes et bourgeoises, uniquement par le jeu d'une petite avant-garde révolutionnaire, sans l'appui d'un Etat sanctuarisé au sein d'un territoire et d'un peuple.
C'est ce que ne comprendront pas, après lui et à cause de lui, ses nombreux héritiers, français pour l'essentiel : Naville, Molinier, Lambert, Frank, Krivine, Najman, Bensaïd, Besancenot (seul le grec Michel Raptis, dit Pablo, fera exception, dans une certaine mesure, avec son fameux et explosif Où allons-nous ? tiers-mondiste de 1951, mais pour cette raison finira totalement isolé au sein de la IVe Internationale, et immédiatement soupçonné de liens - peut-être réels - avec l'Union soviétique).
« Cette merde d’État-nation »
Aussi, toujours les trotskistes, au lieu de concurrencer les communistes sur leur propre terrain, celui de l'implantation en milieu ouvrier ou paysan, privilégieront-ils l'entrisme clandestin auprès des organisations syndicales ou des partis sociaux-démocrates, afin d'être en mesure de « déborder » les bases ouvrières au moment du « grand soir » final tellement attendu, mais de plus en plus improbable.
Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, bon nombre d'entre eux s'abstiendront-ils de toute forme de résistance nationale « petite-bourgeoise » contre l'occupant, au point d'exclure de leurs rangs tous ceux qui auront fait le coup de feu face à l'armée allemande. Ainsi encore l'italien Toni Negri appellera-t-il, lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, à voter « oui » pour « en finir avec cette merde d'État-nation » (sic).
Avant-garde révolutionnaire à jamais sans troupes et sans espoir, les trotskistes à force d'élitisme maximaliste sont toujours passés à côté de l'Histoire réelle, au point de ne plus être désormais que les auxiliaires nihilistes plus ou moins consentants d'un capitalisme globalisé devenu infiniment plus radical qu'eux.
Philippe Marsay LE CHOC DU MOIS octobre 2009
À lire : Les Trotskistes, Christophe Nick, Fayard, 615 p., 23 euros.23
« Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! » : on connaît le vers célèbre par lequel Victor Hugo, dans Les Châtiments, refusait superbement et orgueilleusement, depuis Guernesey, l'offre d'amnistie de Napoléon III à ses adversaires républicains ou orléanistes de 1851. Il en va de même aujourd'hui pour les derniers membres de la IVe Internationale marxiste-léniniste fondée par Léon Davidovitch Bronstein, dit Trotski, à la fin des années 1930, après son exil hors d'URSS et l'échec du Front populaire en France.
Pourtant, il ne reste rien des grands rêves messianiques et révolutionnaires portés entre 1848 et 1940 par la sainte Trinité du bolchevisme « de gauche » (Marx, Lénine, Trotski), mais pour autant, les trotskistes, quoique fragmentés, groupusculaires, résiduels, désespérés, aigris ou bien enragés, sont toujours là et, même s'ils sont les derniers survivants de la galaxie léniniste, n'en démordent pas.
Bien sûr, peu croient encore sérieusement à la perspective d'assister de leur vivant à la fameuse révolution prolétarienne mondiale que prophétisait leur Maître à partir de 1903 et qui, selon lui, devait mettre définitivement à bas l'économie capitaliste ainsi que tous les États bourgeois proliférant dans le monde depuis au moins deux siècles. Mais ce n'est nullement une raison pour eux de renoncer ou de déserter la vie politique et sociale française en ce début de XXIe siècle : les trotskistes, s'ils ne restent qu'eux, sont donc toujours là, persuadés que leur activisme un jour finira par payer et que, d'une certaine manière, il paye déjà (après tout, n'ont-ils pas au moins triomphé de leur vieil adversaire historique de toujours, le stalinisme, et ainsi vengé la mort ignominieuse du « Vieux », assassiné au Mexique d'un coup de piolet dans la tête en 1940 par l'agent communiste espagnol Ramon Mercader).
La révolution sera mondiale, ou ne sera pas
Aussi, quiconque s'intéresse à l'avenir de l'extrême-gauche en Occident et dans le monde dans les décennies qui viennent se doit donc de se pencher sur eux, car depuis 1991 et la fin de l'URSS, de l'extrême-gauche, chez nous comme ailleurs, il ne reste plus, pour ainsi dire, que le trotskisme.
Pour bien comprendre ce dont il s'agit, il ne faut pas craindre de remonter à l'origine : la grande rupture initiale entre Staline et Trotski, survenue après la mort de Lénine en 1924. Seule une vision étroite et partielle peut la réduire à une pure rivalité de pouvoir décuplée par la haine intime, personnelle et viscérale que se vouaient depuis toujours les deux hommes. En réalité, par-delà deux ambitions individuelles, s'affrontent depuis les premières années du régime soviétique deux conceptions antagonistes de la révolution ouvrière suscitées par deux visions du monde elles aussi radicalement contraires.
Pour Trotski, la révolution socialiste et collectiviste annoncée et décrite par Marx dans Le Capital doit se produire selon un schéma quasi-darwiniste et scientifique : la révolution sera totale et mondiale, ou ne sera pas. Toute étape intermédiaire, toute évolution en clair obscur ne peuvent être que l'indice d'une régression « petite-bourgeoise » ou « bureaucratique » (les deux anathèmes suprêmes dont se servent les trotskistes pour dépeindre leurs adversaires politiques de gauche : communistes, mencheviks ou sociaux-démocrates). Au final, les bolcheviques, « avant-garde » (autre mot sacré de la vulgate) de la classe ouvrière, triompheront des sociétés et des régimes bourgeois aussi complètement que, dans la préhistoire et sur la planète entière, Homo sapiens est parvenu à évincer l'homme de Neandertal.
L'Internationale du genre humain ne passera pas par Moscou
Pour Staline, cette lecture est à la fois inexacte, faussement scientifique et vouée à l'échec. Le révolutionnaire géorgien, qui a été un grand lecteur de Dostoïevski et de Victor Hugo dans sa jeunesse séminariste, ne croyait pas à ce schéma en même temps scientiste et élitiste. La rivalité entre bourgeoisie et prolétariat, à ses yeux, allait durer des siècles et demeurer longtemps, très longtemps incertaine. Dès lors, il était vain d'espérer, à partir de l'héritage de la Révolution d'Octobre, un soulèvement mondial des classes exploitées en lutte contre la domination bourgeoise. Tout au plus pouvait-on accélérer la décomposition des empires coloniaux européens en soutenant les mouvements d'émancipation nationale en Asie ou en Afrique, mais, même là, ce n'était pas l'essentiel.
L'essentiel, pour le futur tsar rouge de l'Union soviétique, consistait à créer et à consolider un État communiste souverain, indépendant et de plus en plus puissant à partir des bases territoriales et géopolitiques léguées par l'ancien empire des Romanov. Il s'agit de la théorie de « l'édification du socialisme dans un seul pays », la Russie.
Non seulement le bolchevisme, pour Staline, ne gagnerait rien à s'exporter au-delà des frontières de l'URSS (qu'à l'inverse de Lénine, ce Géorgien conçut explicitement, dès 1920, comme une Russie soviétique et non pas un Etat fédéral d'essence supranationale), mais le « petit Père des peuples » veillera même scrupuleusement à ce qu'aucun pays extérieur à l'empire moscovite ne puisse concurrencer le leadership révolutionnaire de ce dernier. Raison pour laquelle il ordonnera depuis le Kremlin l'extermination du POUM de Catalogne pendant la guerre d'Espagne et fera tout pour empêcher Tito de prendre le pouvoir en Yougoslavie à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (de même qu'il décapitera la résistance communiste grecque).
La « révolution permanente », c'est l'infiltration
On voit donc que ce qui, dès le début, sépare radicalement Staline de Trotski, c'est un rapport différent à la permanence de l’État et du fait national. Pour Trotski, les États et les nations sont liés indissolublement à la civilisation bourgeoise : une révolution ne sera donc vraiment socialiste qu'à la condition d'en finir avec eux comme avec toute forme de propriété privée. C'est pourquoi à ses yeux la révolution doit être « permanente », c'est-à-dire internationaliste et mondiale.
Dès lors, le diagnostic porté par la IVe Internationale sur l'URSS stalinienne sera clair et radical : il s'agit d'un État socialiste, certes, mais bureaucratique et non pas bolchevique - dans la mesure où la collectivisation de l'économie ne s'y est pas accompagnée du dépérissement de l'État (au profit du Parti) et de l'abrogation des frontières. Il en ira de même pour la Chine maoïste après 1949 - en pire, car il s'agira cette fois d'une nation communiste paysanne.
Naturellement, Léon Davidovitch avait à la fois raison et tort : raison lorsqu'il considérait que le stalinisme constituait une trahison de l'héritage bolchevique-léniniste, ce dont témoigneront les grandes purges des années 1932-1938 qui décimeront impitoyablement tous les rangs des anciens compagnons de Lénine ; tort lorsqu'il croyait qu'une révolution prolétarienne pouvait triompher, au sein du concert des puissances impérialistes et bourgeoises, uniquement par le jeu d'une petite avant-garde révolutionnaire, sans l'appui d'un Etat sanctuarisé au sein d'un territoire et d'un peuple.
C'est ce que ne comprendront pas, après lui et à cause de lui, ses nombreux héritiers, français pour l'essentiel : Naville, Molinier, Lambert, Frank, Krivine, Najman, Bensaïd, Besancenot (seul le grec Michel Raptis, dit Pablo, fera exception, dans une certaine mesure, avec son fameux et explosif Où allons-nous ? tiers-mondiste de 1951, mais pour cette raison finira totalement isolé au sein de la IVe Internationale, et immédiatement soupçonné de liens - peut-être réels - avec l'Union soviétique).
« Cette merde d’État-nation »
Aussi, toujours les trotskistes, au lieu de concurrencer les communistes sur leur propre terrain, celui de l'implantation en milieu ouvrier ou paysan, privilégieront-ils l'entrisme clandestin auprès des organisations syndicales ou des partis sociaux-démocrates, afin d'être en mesure de « déborder » les bases ouvrières au moment du « grand soir » final tellement attendu, mais de plus en plus improbable.
Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, bon nombre d'entre eux s'abstiendront-ils de toute forme de résistance nationale « petite-bourgeoise » contre l'occupant, au point d'exclure de leurs rangs tous ceux qui auront fait le coup de feu face à l'armée allemande. Ainsi encore l'italien Toni Negri appellera-t-il, lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, à voter « oui » pour « en finir avec cette merde d'État-nation » (sic).
Avant-garde révolutionnaire à jamais sans troupes et sans espoir, les trotskistes à force d'élitisme maximaliste sont toujours passés à côté de l'Histoire réelle, au point de ne plus être désormais que les auxiliaires nihilistes plus ou moins consentants d'un capitalisme globalisé devenu infiniment plus radical qu'eux.
Philippe Marsay LE CHOC DU MOIS octobre 2009
À lire : Les Trotskistes, Christophe Nick, Fayard, 615 p., 23 euros.23
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