Le mythe, c’est l’idée que l’usage de la raison a été inventé par les Lumières.
C’est très excessif. C’est faire peu de cas de Grecs, des Romains, des
Renaissants et même des théologiens. Mais il reste un acquis de la
pensée des Lumières : c’est l’idée que les hommes font leur histoire. Qu’ils ont la responsabilité de leur histoire. Les Lumières
le disent et l’intègrent dans le développement de leur pensée. « Bien
et mal coulent de la même source » dit justement Jean-Jacques Rousseau.
Cette source, c’est l’homme, avec sa grandeur et avec ses limites. En
outre, les Lumières n’ont pas inventé la notion de bien commun mais elle fut présente chez la plupart de ses penseurs. Ceci distingue les Lumières d’un certain libéralisme individualiste.
Le mythe des Lumières doit donc être ramené à ses justes proportions : les Lumières
n’ont pas été une préfiguration de la Révolution française mais un
mouvement qui a d’abord séduit les élites du royaume. « Les penseurs des
Lumières n’ont rien compris à la Révolution » remarque Jean-Marie
Goulemot, professeur à l’Université de Tours (dans Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ?, Le Seuil, 2001). C’est justement la grande faiblesse des Lumières
: leur culte du progrès, à la notable exception de Rousseau, s’est
accompagné d’une incompréhension ou mécompréhension de l’histoire –
peut-être à l’exception, elle aussi plus que notable, de Voltaire. En
d’autres termes, les penseurs les plus importants du XVIIIe siècle sont
irréductibles à la catégorie des Lumières.
Ambiguïté des Lumières. Au nom de la tolérance, les penseurs des Lumières poursuivent l’objectif d’un rapport de force idéologique et social. Nombre de penseurs des Lumières appellent à ne respecter que la raison mais déplorent de possibles « abus » des Lumières, comme « la dureté, l’égoïsme, l’irréligion et l’anarchie » (Moses Mendelssohn). Les Lumières
critiquent l’arbitraire du pouvoir mais, en expliquant que tout pouvoir
vient du peuple, elles légitiment en un sens les abus et l’arbitraire
d’un pouvoir qui prétendrait avoir une légitimité absolue car venant du
peuple. Un inventaire est nécessaire.
I – Les origines des Lumières et la France
On assimile souvent les Lumières à la pensée de la Révolution française, et plus largement à la genèse de la modernité. Les Lumières,
ce serait Voltaire, et ce serait aussi Rousseau, et ce serait Diderot,
et d’Alembert, voire un peu Benjamin Franklin, et tout de même aussi
Kant, ce qui n’est pas une mince affaire. Si les Lumières sont
un mot-valise, il est à craindre qu’elle soit lourde à porter. Et qu’une
telle étendue de la notion n’aide pas à y voir clair. Et si le plus
important dans les Lumières était ce dont on parle le moins, ce
que le libéralisme des temps hypermodernes tend le plus à occulter, à
savoir la notion de bien commun ?
La novation constituée par les Lumières
est sans doute d’articuler, comme l’a relevé Tzvetan Todorov, le
rationalisme et l’empirisme, d’une part Descartes, Leibniz et d’autre
part Francis Bacon, John Locke, George Berkeley, David Hume.
Les Lumières partent d’Angleterre, de Locke et Berkeley, de la Cyclopaedia de Ephraïm Chambers et culminent avec l’Encyclopédie Britannique de 1768. On a d’ailleurs souvent fait commencer les Lumières à la crise de la première Révolution anglaise, celle de 1641 -1649, qui aboutit à la décapitation du roi Charles Ier. Les Lumières
passent par la France et se terminent en Allemagne. Elles sont l’effet
des liens de plus en plus étroits – mais qui restent conflictuels –
entre les pays d’Europe, et d’une connaissance mutuelle croissante due
au développement des échanges. Les Lumières ne se conçoivent
pas sans l’amélioration des voies de communication et le développement
de la poste. Ainsi, Voltaire aura environ un millier de correspondants.
Quelle est l’idée centrale des Lumières
? C’est d’émanciper la connaissance de la tutelle des religions.
L’idée, c’est l’autonomie du peuple et de chacun : deux idées pas
toujours compatibles au demeurant. Mais les Lumières, c’est aussi l’aspiration au bien commun qui pose des limites aux désirs de chacun. Les Lumières,
c’est encore non pas exactement les droits de l’homme mais les droits
humains, un principe d’universalité des droits de chaque homme, même
s’il s’agit essentiellement… des droits de l’homme blanc et européen.
Les Lumières
se sont heurtées à des adversaires externes, les « obscurantistes »
mais aussi à des adversaires internes, les réductionnistes, ceux qui
croient à l’inéluctabilité des Lumières, réductionnistes dont
Rousseau, quoi que l’on puisse lui objecter par ailleurs, ne faisait pas
partie. Il n’a en effet jamais évacué le tragique de la condition
humaine.
À l’origine des Lumières,
il y a souvent à la fois un mouvement social et un mouvement national,
comme le soulèvement hollandais contre la domination espagnole de
Philippe II. Loin de se vouloir révolutionnaires, les philosophes des Lumières
se voulaient généralement porteurs d’idées visant à une plus grande
stabilité, sur le plan de l’équilibre social (Hobbes) ou de la
prévention des catastrophes naturelles (Descartes). Ce qui ouvre
réellement la voie aux Lumières, c’est de s’opposer, comme
Hobbes, et surtout comme Spinoza et Pierre Bayle, à toute censure. Pour
Spinoza (1632 – 1677), « la raison à elle seule peut nous conduire à la
béatitude, et fonde une religion naturelle, indépendante de la
révélation historique » remarque le philosophe Ariel Suhamy (dans Spinoza,
Ellipses, 2008). C’est pourquoi Spinoza est un partisan de la « lumière
naturelle » de la raison. Mais il ouvre aussi la voie au panthéisme, au
romantisme, bien au-delà des Lumières et parfois… contre les Lumières.
Cela ne veut pas dire un rejet de tout esprit religieux. C’est en outre
une position « avancée » qui ne fait pas l’unanimité. De fait, Locke et
Leibniz croient pour leur part encore à la providence divine.
Ainsi s’esquisse une coupure entre les Lumières radicales – les ultras des Lumières – et les Lumières « modérées ». À l’origine des Lumières,
il y a encore les doctrines du droit naturel, issu de la nature
elle-même et de sa compréhension par la raison. Ce sont les doctrines du
Hollandais Hugo Grotius et de l’Allemand Samuel Pufendorf (1632 –
1694). Tous deux défendent le principe de la distinction entre l’État et
la société, cette dernière étant régie par l’ordre naturel. « Le droit
naturel est immuable, jusque-là que Dieu même n’y peut rien changer »
(Grotius, Du droit de la guerre et de la paix, 1625). Pour John
Locke (1632 – 1704), le gouvernement civil est issu de la loi
naturelle. C’est un contrat par lequel les hommes acceptent l’autorité
politique en échange de la sécurité. Cela n’a aucun rapport avec la foi
et si des restrictions à la liberté de croyance sont possibles ce ne
peut être que pour la cohésion de la nation et non pour des motifs
intrinsèquement religieux : « notre entendement est d’une nature qu’on
ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte » (John
Locke, Lettre sur la tolérance, 1686).
On rattache souvent les Lumières
au culte du progrès. Ce n’est pas toujours vrai. Ainsi Pierre Bayle
(1647 – 1706) ne croit pas au progrès; il cultive un doute systématique.
La croyance au progrès de l’esprit humain caractérise par contre
Fontenelle (1657 – 1757) qui défend aussi l’idée, dans la lignée de
Copernic et Galilée, que l’homme ne peut plus se considérer comme le
centre de l’univers. Fontenelle fut raillé par Voltaire (Micromégas).
Pour Leibniz, le principe de la raison ne relève pas d’une
intercompréhension entre les hommes mais est surplombant : c’est une
harmonie préétablie d’origine divine (Monadologie, 1714). C’est le principe de raison suffisante.
Voltaire
mettra aussi en scène Leibniz pour le ridiculiser dans Candide, non
sans le caricaturer. Pour Mandeville, le vice et l’égoïsme sont les
conditions de la prospérité (La Fable des Abeilles, 1705).
« Seuls les fous veulent rendre honnête une grande ruche ». Friedrich
von Hayek, au XXe siècle, verra en Mandeville un précurseur du
libéralisme qu’il défendra contre les collectivistes et aussi contre les
nationalistes.
Selon
Peter Sloterdijk, le véritable ancêtre des Lumières est, à côté de
Spinoza, le Tchèque Coménius (1592 – 1670), le « Galilée de
l’éducation » dira Michelet. Selon Coménius, l’éducation peut rendre les
êtres humains meilleurs. « Tout doit être enseigné à tout le monde,
sans distinction de richesse, de religion ou de sexe », écrit-il.
Coménius reprenait l’idée platonicienne de l’élévation de l’âme (Via Lucis. La voie de la lumière,
1642). La condition de cette élévation est l’éducation dont fera
l’éloge même Rousseau, pourtant réservé quant à l’idée de progrès.
Les Lumières dans les Îles britanniques (ou îles anglo-celtes)
Si les Lumières
ont pris naissance outre-Manche, elles ne sont pas seulement anglaises,
elles sont britanniques. L’Écosse y a une grande part. Ce sont en effet
les Écossais Francis Hutcheson, David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson
et d’autres, professeurs à l’Université d’Édimbourg, qui l’illustrent.
Pour Hume, le commerce, le droit, la politique, l’État sont des
artifices nécessaires pour donner plus de force à l’homme, animal plus
fragile que les autres animaux. L’ordre social n’est pas le fruit d’une
providence divine. Il est contingent. James Dunbar s’interroge : « Tout
ce qui m’entoure n’est-il pas désordre, confusion, chaos ? Existe-t-il
alors quelque principe de stabilité, d’ordre ? » (Essai sur l’histoire de l’humanité dans les époques violentes et cultivées, 1781). James Harrington défend l’idée (Oceana, 1656, destiné à Cromwell, puis L’art de légiférer,
1659) que l’économique détermine le politique. En d’autres termes, les
rapports économiques, et notamment la propriété, détermineraient la
nature du pouvoir politique, celui-ci n’étant qu’une superstructure – ce
qui représente une préfiguration du matérialisme historique de Marx.
L’histoire relève donc d’une sociologie historique et non des desseins
de la Providence comme le pensait Bossuet.
Les Lumières écossaises constituent une tendance radicale des Lumières.
La théorie du droit naturel de Hobbes et Locke est renversée au profit
d’une étude des « circonstances » – le contexte – socio-historiques et
d’un matérialisme économique. Pour Francis Hutcheson, nous disposons
d’un sens moral donné par Dieu – une idée déjà développée par Lord
Shaftesbury (1671 – 1713). Ce sens moral, s’il est naturel, peut
néanmoins être mieux éduqué par la raison, indique Francis Hutcheson (Recherche sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu, 1725). Cette conception sera attaquée par Kant comme ne faisant pas pleinement jouer son rôle à la raison.
L’époque des Lumières est loin d’être univoque. Les Lumières
ne sont pas une doctrine. Elles ne sont définies qu’à la fin du
processus, par Kant, et encore la définition n’est-elle pas forcément
convaincante du point de vue rétroactif. C’est plutôt la définition d’un
projet. Les Lumières sont une dynamique, et surtout un climat.
Pas une pensée unique. Le rapport au monde devenant moderne, au monde
« se modernisant », est ainsi complexe en fonction des penseurs. Il n’y a
pas un rapport unique des Lumières à la modernité, ni au progrès et à la « souhaitabilité » ou « désirabilité » de ce l’on appelle alors le progrès.
Ainsi, l’Irlandais d’origine anglaise Jonathan Swift illustre, dans Les voyages de Gulliver
(1726) les méfaits du monde moderne où le culte de l’argent s’allie
souvent au culte du pouvoir. Contre l’idée d’un progrès possible dans
l’art de gouverner, Jonathan Swift se réfère à des valeurs connues de
tout temps. Pour Swift, la « science de gouverner [doit rester] dans des
bornes très étroites, la réduisant au sens commun, à la raison, à la
justice, à la douceur, à la prompte décision des affaires civiles et
criminelles ».
Pour
David Hume, les choses n’existent qu’en tant qu’elles existent pour
nous, qu’elles sont quelque chose pour nous, que nous en avons fait
l’expérience. C’est l’empirisme. Comme nous ne pouvons faire
l’expérience de l’essence des choses, cette philosophie conduit au
scepticisme, à la suite de Pyrrhon et de Montaigne, un scepticisme qui
trouvera un nouveau souffle avec la philosophie analytique au XXe
siècle.
Samuel Johnson est une autre figure qui, pour être rattachée aux Lumières, est surprenante et au vrai inclassable. Conservateur au sens sociétal du terme, il critique les Whigs, rivaux des Tories,
et leur modernité qui consiste, selon lui, dans la valorisation de
l’argent et l’appel au renversement des anciennes hiérarchies. Il avait
créé un journal intitulé The Idler (le désoeuvré, le fainéant), se faisant notamment le défenseur des gens condamnés à de la prison pour dette.
L’Écossais Adam Smith, élève de Francis Hutcheson, écrit sa Théorie des sentiments moraux (1759) avant sa célèbre Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations
(1776). Son idée est que la morale vient de la sympathie que l’on
éprouve ou non pour autrui. Si j’apprécie quelqu’un, je me comporterais
de manière bienveillante vis-à-vis de cette personne. La bienveillance
n’est pas un préalable aux relations sociales, c’est une conséquence de
la sympathie. Sur le plan des décisions et des comportements des agents
économiques, l’Enquête d’Adam Smith prétend démontrer que la
marché s’autorégule et aboutit à ce que la recherche par chacun de son
intérêt profite à l’intérêt général. Ceci suppose toutefois deux vertus
selon Adam Smith : la prudence et la justice.
Si
l’homme est au départ une table rase, comme le soutenait Locke, comment
se forge-t-il une personnalité ? C’est le sujet du roman d’éducation de
Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme achevé en 1768.
Les Lumières en France
En France, il y a deux périodes des Lumières : l’une va de la période de la Régence, cette « révolution tranquille », jusqu’à Montesquieu et L’esprit des lois (1748), et il y a la deuxième période, celle, plus doctrinaire, des philosophes, à partir de 1750, avec les débuts de L’Encyclopédie (1751). C’est une période marquée par des penseurs aussi différents que Voltaire, Rousseau, Diderot.
Montesquieu
défend le principe d’un ordre naturel contre le contractualisme, qui
est aussi un constructivisme, de Hobbes. Mais l’ordre naturel selon
Montesquieu n’est pas le prolongement d’un ordre divin, c’est un ordre
humain et donc faillible. Les lois sont particulières aux habitudes
humaines et ne peuvent donc être universalisées.
Pour
La Mettrie (1709 – 1751), le corps est une machine mais surtout une
chimie complexe. La pensée est elle-même une machine productrice de
signes. Pour La Mettrie, les grandes aspirations humaines ne doivent pas
être idéalisées, elles correspondent tout simplement à des fonctions
chimiques et biologiques. « Le corps n’est qu’une horloge dont le
nouveau chyle [résultat de la digestion] est l’horloger » (L’homme-machine, 1748).
Le comte de Buffon, anobli par Louis XV, n’est pas un théoricien des Lumières
mais son projet dans le domaine de l’anatomie le rattache à l’ambition
encyclopédique de son temps : rassembler toutes les connaissances,
décrire les espèces, comprendre les différences de mœurs et d’habitat.
Il partage cette ambition notamment avec Daubenton, et avec le Suédois
Linné.
L’Encyclopédie
de Diderot et d’Alembert, le second ayant une autorité scientifique, se
voulait au départ une traduction de l’encyclopédie anglaise (Cyclopaedia ou Dictionnaire universel des arts et des sciences) de Éphraïm Chambers (1728). Pierre Bayle avait ouvert la voie des encyclopédies critiques avec son Dictionnaire historique et critique (1697), L’Encyclopédie
est engagée : il ne s’agit pas seulement de décrire; les jugements
critiques abondent sur tous les sujets. Les auteurs plaident pour une
monarchie parlementaire à l’anglaise, et contre le principe de
légitimité absolue du pouvoir royal. La puissance du roi vient du
consentement du peuple et est soumise à des conditions, comme la
puissance paternelle l’est. C’est en fait un contrat avec des
obligations réciproques. « Le prince ne peut pas disposer de son pouvoir
et de ses sujets sans le consentement de la nation, et indépendamment
du choix marqué dans le contrat de soumission. » Et encore : « Le
gouvernement est […] un bien public qui par conséquent ne peut jamais
être enlevé au peuple (Encyclopédie, article « Autorité politique », tome I, 1751) ».
Claude-Adrien
Helvétius (1715 – 1771), né Schweitzer, considère que l’intérêt est le
critère essentiel de nos conduites et de nos jugements. Helvétius est le
père de l’utilitarisme. Ce sont pour lui les sens qui nous révèlent
tout. Sa doctrine est aussi un sensualisme. « Toute idée qu’on nous
présente a toujours quelque rapport avec notre état, nos passions, nos
opinions. » La presque totalité des hommes, explique encore Helvétius,
« ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs,
et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont tous de la justesse
de leur esprit (De l’esprit, discours II, chapitre 3) ».
Voltaire
est un esprit universel : historien, poète, conteur, philosophe (sans
la lourdeur de beaucoup de ceux-ci). C’est tardivement qu’il exprime
réellement une pensée personnelle. Et cette pensée est pessimiste,
notamment dans Candide (1759) – un état d’esprit peut-être dû
en partie au bouleversement de l’auteur face au terrible tremblement de
terre de Lisbonne de 1755 (plus de 50 000 morts) et face aux guerres
européennes incessantes. Voltaire appelait ses contes des
« couillonneries », ceci pour indiquer qu’il n’y attachait pas une
importance excessive. Ils n’en sont pas moins pleins de finesse. La
morale de Candide est que, dans un monde dont il ne faut pas
attendre de grands bonheurs, le mieux est encore de travailler sans se
faire d’illusions. Voltaire s’opposait ici à Leibniz et à son optimisme
philosophique. « Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses,
selon le rapport de tous les philosophes […]. Vous savez comment
périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse […]. Vous savez… –
Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. – Vous
avez raison, dit Pangloss : car, quand l’homme fut mis dans le jardin
d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât,
ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. – Travaillons sans
raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie
supportable (Candide, chapitre XXX). »
Autre ouvrage de Voltaire, le Dictionnaire philosophique portatif
– on dirait aujourd’hui « de poche » –, paru en 1764 d’abord de manière
anonyme, systématise et synthétise sa pensée émancipée vis-à-vis de
toutes les crédulités. Le ton en est volontiers polémique. L’ouvrage est
mis à l’index par le Vatican en 1765 et brûlé dans plusieurs villes. On
a beaucoup souligné l’opposition de Voltaire à l’Église et aux
autorités religieuses manifestée par sa formule « Écrasez l’infâme ! ».
Toutefois, Voltaire est déiste – c’est-à-dire croyant en Dieu mais
rejetant tout surnaturel et toute tradition religieuse. Il n’est pas
athée ; c’est pourquoi il oppose la religion naturelle, pacifique et
saine, aux religions « artificielles » qu’il voit comme stupides et
meurtrières.
Rousseau (1712 – 1778), pour sa part, se fait connaître par un Discours sur les sciences et les arts
(1751) dans lequel il critique l’idée qu’il y aurait un progrès de la
moralité en même temps que des progrès des connaissances et des
techniques. À la même époque, il collabore à L’Encyclopédie (article « musique »). Dans la Nouvelle Héloïse
(1761), il critique les développements de la « civilité », de la
politesse, et en somme de la civilisation. Pour Rousseau, politesse et
civilisation représentent une insincérité foncière. Dans la Lettre à d’Alembert
(1758), il avait déjà mis en question les vertus du théâtre – un des
modes de la civilité – en lequel il voyait une école d’affectation
préjudiciable à la perpétuation des mœurs sincères et franches.
C’est ainsi toute la stratégie des Lumières
que récuse Rousseau : faire passer des idées nouvelles par le moyen de
conversations mondaines, « de salon ». Pour Rousseau, la forme en dit
long sur le fond, et de ce fond, il ne veut pas.
Du contrat social,
que publie Rousseau en 1762, est un éloge du politique. Rousseau entend
démontrer que l’homme n’étant pas naturellement apte à vivre en
société, il faut un pouvoir politique pour empêcher les guerres
permanentes. C’est ici une analyse assez proche de celle de Hobbes. Mais
pour Rousseau, le pouvoir politique doit être étroitement dépendant de
la société. Il doit être son émanation. Partant de là, le pouvoir a une
très forte légitimité, qui peut justifier des dérives que l’on
appellerait de nos jours totalitaires. Rousseau considère qu’il faut
accepter dans le cadre du contrat social des clauses qui « bien
entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de
chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car,
premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour
tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la
rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans
réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être et nul
associé n’a plus rien à réclamer (Du contrat social, Livre I,
chapitre 6) ». « À l’instant, au lieu de la personne particulière de
chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et
collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel
reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté.
Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les
autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de
République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État
quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le
comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent
collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier citoyens
comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux
lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent
l’un pour l’autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont
employés dans toute leur précision… » (ibid., Livre I, chapitre 6).
Diderot (1713 – 1784) se distingue tant de Rousseau que de Voltaire par son athéisme. Dans Le rêve de d’Alembert
écrit en 1769, (une œuvre en trois parties : « Entretien entre
d’Alembert et Diderot », « Le Rêve de d’Alembert », « Suite de
l’entretien précédent »), Diderot met en scène, sous forme de dialogues,
ses conceptions matérialistes antichrétiennes mais n’excluant pas de
reconnaître de la valeur aux religions « naturelles ». C’est ce qu’il
exprime dès l’écriture de ses Pensées philosophiques, publiées anonymement (1746). Dans le corps humain, Il n’y a pas d’âme, il n’y a qu’un cerveau et des neurones.
C’est un développement radical de la pensée des Lumières,
dans lequel sont valorisées les expérimentations de tous ordres, tandis
que Diderot appelle à rompre avec toutes les servitudes y compris
l’esclavage (ainsi dans Contribution à l’histoire des deux Indes, 1772, sous la direction de l’abbé Raynal). Dans Le rêve de d’Alembert
(« Suite de l’entretien précédent »), un personnage exprime le point de
vue de Diderot en affirmant : « c’est que nous ne dégraderions plus nos
frères en les assujettissant à des fonctions indignes d’eux et de nous.
[…] C’est que nous ne réduirions plus l’homme dans nos colonies à la
condition de la bête de somme. » Il n’y a pas de morale révélée ni
universelle, affirme encore Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville (1796, posthume). Avec cette pensée non systématique et différentialiste du point de vue culturel, les Lumières françaises culminent dans bien autre chose que l’optimisme et le culte du progrès qu’on leur attribue bien souvent.
Le baron d’Holbach, d’origine allemande, contributeur de L’Encyclopédie,
présentait deux faces. L’une était celle d’un homme de débat. L’autre
était celle d’un propagandiste déterminé de l’athéisme et du
matérialisme philosophique. Ses coups de butoirs matérialistes se
manifestent par Le système de la nature en 1770 – qui fut condamné à
être brûlé cette même année – et Le bon sens, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles
(1772). Ses idées étaient fort appréciées par Diderot. Hostile à tout
déisme, à la différence de Voltaire et Rousseau, d’Holbach nie l’intérêt
de l’hypothèse de Dieu même comme simple Grand Architecte de l’Univers,
dépourvu de dimension sacrée. D’Holbach ne se contente pas de prôner le
matérialisme athée. Il développe ses conceptions sociales dans Système social ou principes naturels de la morale et de la politique (1773) et La politique naturelle ou discours sur les vrais principes du Gouvernement
(1773). Selon d’Holbach, le système physique détermine le système
politique, d’où le déterminisme et ce qu’on a appelé le « fatalisme » de
d’Holbach. La souveraineté repose selon d’Holbach sur un pacte social
et non sur un droit divin et la volonté générale est son fondement.
D’Holbach, mort quelque temps avant la prise de la Bastille, le 21
janvier 1789, est peut-être l’auteur qui a le plus influencé les
révolutionnaires et constituants de 1789 – 1791. Voire le seul qui les
ait réellement influencés.
Il faut sans doute rattacher à d’Holbach et aux Lumières radicales le curé Jean Meslier (1664 – 1729), dont le Testament,
en tout cas celui qui lui est attribué, fut publié par Voltaire en
1762. Ce texte est empreint de matérialisme, de libertinage au sens
philosophique, d’athéisme et même d’anarchisme social. Il ne critique
pas l’existence d’une morale mais veut lui donner un autre fondement que
la religion. D’Holbach s’abrita derrière Meslier pour défendre ses
propres thèses (Le bon sens du curé Meslier, 1772). De même, Morelly (Code de la nature ou Le Véritable esprit des lois, 1755) appartient aux Lumières radicales, voire aux Lumières
« ultra » et développe des idées communistes (abolition de la propriété
privée, collectivisme…). « I – Rien dans la Société n’appartiendra
singulièrement ni en propriété à personne, que les choses dont il fera
un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs, ou son travail
journalier. II – Tout Citoyen sera homme public sustenté, entretenu et
occupé aux dépens du Public. III – Tout Citoyen contribuera pour sa part
à l’utilité publique selon ses forces, ses talents et son âge; c’est
sur cela que seront réglés ses devoirs, conformément aux Lois
distributives (dans Lois fondamentales et sacrées qui couperont racine aux vices et à tous les maux d’une Société) ».
La Révolution française s’est-elle réclamée des Lumières
? Elle s’est réclamée un peu de Voltaire et surtout de Rousseau, mais
il ne faut pas surestimer l’influence des publications intellectuelles :
les livres politiques étaient les moins lus. Ce qui est sûr, par
contre, c’est que la plupart des penseurs des Lumières, quand
ils étaient encore vivants durant la Révolution, ne lui ont manifesté
aucune sympathie. L’abbé Raynal, co-auteur avec Diderot de L’Histoire des deux Indes,
écrit à l’Assemblée constituante en mai 1791 une lettre dans laquelle
il défend la monarchie constitutionnelle et s’insurge, après avoir des
années auparavant rappelé « les devoirs des rois », contre ce qu’il voit
maintenant, et appelle « les erreurs du peuple ».
Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com/
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