On n’aime pas relire les Classiques et on a tort. Relisez par exemple le début immortel de "Guerre et Paix" et vous verrez qu’il est (en partie) écrit en français. Je dirais même qu’il commence par ces lignes inspirées de Virgile : « On a décidé que Buonaparte a brûlé ses vaisseaux, et je crois que nous sommes en train de brûler les nôtres. »
Le comte Tolstoï s’explique dans une français limpide, dont feraient
bien de prendre exemple les romanciers contemporains. Il explique son
parti-pris linguistique, qui détonne dans un roman si national :
« Le
prince s’exprimait en français, ce français recherché dont nos
grands-pères avaient l’habitude jusque dans leurs pensées, et sa voix
avait ces inflexions mesurées et protectrices d’un homme de cour
influent et vieilli dans ce milieu. »
Dans
le chef d’oeuvre cinématographique de Bondartchuk, réalisé au milieu
des années 60 et qui est un de plus beaux films oniriques et historiques
du cinéma, on entend souvent - et sans sous-titres - les personnages si
charmants et élégants de Tolstoï parler en français.
La
langue commune de l’aristocratie et de la classe cultivée est bien la
source de l’amitié franco-russe. Cette amitié s’est créée par la
culture. Le grand acteur Sacha Guitry, qui fut aussi un immense cinéaste
et un grand auteur de théâtre et de bons mots, avait pour parrain le
tsar Alexandre III qui adorait voir son père sur la scène ! On sait
aussi que les expressions et les mots en français abondent dans l’oeuvre
de Dostoïevski, pour ne pas parler de celle de Nabokov, le seul génial
romancier trilingue du XXe siècle, auteur de la meilleure prose anglaise aussi avec l’irlandais et latiniste Joyce.
Mais
j’ai promis de parler de Chateaubriand (1768-1848) notre Pouchkine
français, l’homme qui sauva la littérature français du néant laissé par
les Lumières (sur la forme et le fond), et qui fut aussi ambassadeur et
grand historien. Chateaubriand était un ami de la Russie comme le tsar
Alexandre 1er fut un ami de la France, même celle de
Napoléon, et rédigea une émouvante lettre au peuple de Paris (il y en
avait encore un) avant d’occuper la ville. Il produit alors ce discours
magique et généreux écrit dans un français d’exception :
« Les
Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur
rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma
protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai, je conserverai
tous les établissements publics ; je n’y ferai séjourner que des troupes
d’élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de
l’élite de vos citoyens. C’est à vous d’assurer votre bonheur à venir ;
il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le
procure à l’Europe. C’est à vous à émettre votre voeu : vous me
trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. »
Paris
est donc occupée. Concernant l’occupation de Paris par les troupes
russes en 1814, après l’abdication de Napoléon, voici ce qu’écrit
Chateaubriand :
« Toutefois
cette première invasion des alliés est demeurée sans exemple dans les
annales du monde : l’ordre, la paix et la modération régnèrent partout ;
les boutiques se rouvrirent ; des soldats russes de la garde, hauts de
six pieds, étaient pilotés à travers les rues par de petits polissons
français qui se moquaient d’eux, comme des pantins et des masques du
carnaval. Les vaincus pouvaient être pris pour les vainqueurs ; ceux-ci,
tremblant de leurs succès, avaient l’air d’en demander excuse. »
("Mémoires d’Outre-tombe", tome II, livre XXII, chapitre XIII)
C’est tout de même autre chose que le tourisme contemporain !
Chateaubriand
devient un excellent ministre des Affaires étrangères de Charles X
après la guerre ; puis il entre dans l’opposition et demeure le témoin
lucide de son temps, après la prise du pouvoir de Louis-Philippe qui
annonce la décadence française (de nombreux témoins concordent) et la
politique anglophile et erratique de Napoléon III.
C’est là, dans une lettre très riche qu’il joint à ses "Mémoires"
(tome III, livre XXIX, chapitre XIII), qu’il commence à soutenir l’idée
d’une alliance franco-russe contre les intérêts de l’Autriche et de
l’Angleterre. A cette époque le tsar est bien sûr Nicolas, qui veut
reprendre Constantinople et défendre (comme toujours !) les chrétiens
d’Orient. Chateaubriand souligne déjà l’hypocrisie antirusse et la
trahison occidentale en faveur de l’islam :
« Une
attaque de l’Autriche et de l’Angleterre contre la Croix en faveur du
Croissant augmenterait en Russie la popularité d’une guerre déjà
nationale et religieuse. »
Sur
l’Angleterre, alors qu’il a été réfugié (pendant la Terreur) puis
ambassadeur en Angleterre, Chateaubriand remarque ce qui suit :
« L’Angleterre,
d’ailleurs, a toujours fait bon marché des rois et de la liberté des
peuples ; elle est toujours prête à sacrifier sans remords monarchie ou
république à ses intérêts particuliers. Naguère encore, elle proclamait
l’indépendance des colonies espagnoles, en même temps qu’elle refusait
de reconnaître celle de la Grèce... L’Angleterre est vouée tour à tour
au despotisme ou à la démocratie selon le vent qui amenait dans ses
ports les vaisseaux des marchands de la cité. »
Alors
Chateaubriand se prend à rêver de l’Alliance franco-russe qui sera
réalisée au début des années 1890 entre le cabinet français et le tsar
Alexandre III, le parrain de Sacha Guitry. Il en trouve tout de suite
les causes si naturelles et culturelles, à la fois donc littéraires,
historiques et géographiques :
« Il
y a sympathie entre la Russie et la France ; la dernière a presque
civilisé la première dans les classes élevées de la société ; elle lui a
donné sa langue et ses moeurs. Placées aux deux extrémités de l’Europe,
la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières, elles
n’ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ;
elles n’ont aucune rivalité de commerce, et les ennemis naturels de la
Russie (les Anglais et les Autrichiens) sont aussi les ennemis naturels
de la France. »
Il
voit tout de suite que la France et la Russie peuvent contrôler
l’Europe, comme Napoléon l’avait compris à Tilsitt en 1807, lorsqu’il
rêvait d’un « partage du monde » franco-russe :
« En
temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l’allié du cabinet de
Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de
guerre, l’union des deux cabinets dictera des lois au monde. »
Enfin
Chateaubriand propose à la diplomatie française, qui bien sûr ne le
fera pas, de soutenir la Russie dans l’affaire orientale et de
s’adresser ainsi au tsar :
« Nous
pouvons tenir ce langage à Nicolas : Vos ennemis nous sollicitent ;
nous préférons la paix à la guerre, nous désirons garder la neutralité.
Mais enfin si vous ne pouvez vider vos différends avec la Porte
(Istanbul) que par les armes, si vous voulez aller à Constantinople,
entrez avec les puissances chrétiennes dans un partage équitable de la
Turquie européenne. »
Cela
pourrait sembler dépassé. Mais l’OTAN ne s’est-il pas partagé récemment
les dépouilles de la Serbie et de la Yougoslavie, et ne veut-on pas
partager aujourd’hui les dépouilles de la Syrie entre les Turcs, les
commandos d’Al Qaeda et les seigneurs des hydrocarbures ? On peut voir
en tout cas que les luttes géopolitiques ne bougent pas avec les
siècles.
Pour
en finir avec Chateaubriand, nous ne pouvons que souhaiter que
l’Alliance franco-russe revienne au goût du jour et que la culture
française redevienne la culture de l’élite russe, au lieu de la
londonienne. Il est vrai que de son côté la France doit redevenir digne
de Chateaubriand et du Général de Gaulle.
Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info
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