Le 7 août 1932, le gouvernement de l'URSS promulgue une loi qui punit de dix ans de déportation, voire de la peine de mort, «tout vol ou dilapidation de la propriété socialiste», y compris le simple vol de quelques épis dans un champ.
Cette loi, dite «loi des épis»,
survient alors que les campagnes soviétiques connaissent un début de
famine du fait des réquisitions forcées par le pouvoir. Elle va
considérablement aggraver la situation des paysans et l'on estime qu'en
Ukraine, six millions d'entre eux vont mourir de faim dans les mois
suivants.
Cette «Grande famine», intentionnellement entretenue et amplifiée par Staline,
maître tout-puissant de l'Union Soviétique, est assimilée à un génocide
par la plupart des historiens ainsi que par les Ukrainiens. Elle est
connue sous le nom d'«Holodomor» («extermination par la faim» en ukrainien).
André Larané.
Les communistes contre les paysans
À la fin des années 1920, l'URSS commençait à retrouver le sourire grâce à la NEP (Nouvelle Politique Économique)
et à un début de libéralisation économique. Sa production agricole et
industrielle retrouve en 1927 les niveaux d'avant la Grande Guerre et la
Révolution.
Beaucoup
de bolcheviks s'en inquiètent précisément. Ils craignent que la NEP ne
favorise dans les villes et les campagnes l'avènement d'une nouvelle
bourgeoisie qui pourrait un jour triompher du communisme ! Staline,
maître tout-puissant de l'URSS, se rallie à leurs idées.
En 1928, le Vojd (Guide) annonce un premier plan quinquennal
(1928-1933) en vue d'abattre définitivement le capitalisme. Il prévoit
la mainmise de l'État sur toutes les activités économiques, y compris
l'agriculture. C'est ainsi que doivent être collectivisées les terres
sous la forme de coopératives géantes : les kolkhozes, et de grandes fermes modèles : les sovkhozes.
Staline
veut accélérer l'industrialisation du pays et pour cela, il a besoin
d'importer des machines. Comment les payer sinon en exportant
massivement du blé et de la viande ? Le gouvernement commence par mettre
la pression sur les paysans en abaissant d'office de 20% le prix du blé
qu'ils sont obligés de vendre à l'État. Il augmente aussi les
réquisitions obligatoires en vue de l'exportation.
Consternés,
les paysans craignent le retour des réquisitions à grande échelle des
années 1919-1921. En prélevant par la contrainte le tiers au moins des
récoltes sous prétexte de nourrir les citadins, l'armée et l'appareil
administratif, l'État communiste avait désorganisé l'agriculture et
privé les paysans du minimum vital pour leur consommation et les
semailles. Il s'en était suivi une gigantesque famine en 1921-1922 (cinq
millions de morts, principalement dans la région de la Volga !) et le
gouvernement avait dû faire appel à l'aide occidentale, américaine en
particulier (American Relief Administration).
À
la contrainte étatique, le monde paysan réagit fort logiquement par une
diminution de la production et des livraisons de blé. Au lieu de
temporiser, le gouvernement annonce un durcissement du régime. Il est
renforcé dans sa conviction par la crise économique qui secoue le monde occidental et fait croire à l'effondrement imminent du capitalisme.
La «dékoulakisation»
Le
6 janvier 1930, un décret officialise la fin de la NEP (Nouvelle
Politique Économique). Staline accuse les paysans aisés, surnommés «koulaks»
(d'un mot russe qui désigne un prêteur sur gages), de faire obstruction
à sa nouvelle politique au nom de leurs intérêts particuliers. Aussi,
dès le 30 janvier 1930, le Comité central (le gouvernement de l'URSS)
décide-t-il «l'élimination des koulaks en tant que classe».
Dans
les mois qui suivent, les instances communistes se mobilisent contre
les paysans. 25.000 agents de l'État ou membres des Jeunesses
communistes sont envoyés dans les campagnes avec pour objectif de
convaincre les 25 millions de familles rurales de rejoindre les 250.000
futures fermes collectives (kolkhozes) ou fermes d'État (sovkhozes).
Un massacre «administratif»
Miron Dolot, rescapé du génocide ukrainien, a raconté dans un livre poignant, Les affamés, l'holocauste masqué(Ramsay, 1986) le processus de la «dékoulakisation».Un représentant du Parti appelé «millième» s'est établi dans son village, accompagné de quelques membres des jeunesses communistes, en vue de mettre sur pied une ferme collective. Dans les premiers temps, les nouveaux-venus se sont contentés d'observer les villageois. Puis, un matin, ceux-ci découvrent la disparition de quelques notables (instituteur, commerçant, principaux fermiers...). Ils ont été enlevés par des policiers de la Guépéou au cours de la nuit. Leurs familles sont peu après expulsées par la force. Les villageois, abasourdis, isolés et privés de leurs meilleurs représentants, n'osent protester. Quelques arrestations et expulsions supplémentaires s'ensuivent. Elles frappent les fortes têtes ou simplement tel paysan dont le Parti convoite la maison. Pour seule explication, les officiels se contentent de qualifier les victimes de «koulaks», même si leur niveau de revenu est des plus modestes.
Le sort des prévenus est l'exécution ou la déportation dans un camp de travail (ce qui revient à peu près au même). Le vieux pope du village disparaît sans explication. Mais il est remplacé par un homme jeune, en fait un espion au service du pouvoir. C'est que le pouvoir communiste doit réfréner sa hâte d'en finir avec la religion pour ne pas heurter trop brutalement la piété villageoise.
Le village, qui compte au départ 4.000 habitants, semble alors mûr pour la collectivisation. Le «millième», devenu le maître tout-puissant du village, subdivise celui-ci en unités d'une centaine de fermiers, chacune sous l'autorité d'un fermier nommé d'office et placé sous la surveillance d'un membre du Parti. Ces chefs d'unité n'ont d'autre choix que d'exécuter les consignes officielles s'ils ne veulent pas être à leur tour déportés ou exécutés.
Réunis avec solennité, les villageois sont exhortés par les représentants officiels à rejoindre la ferme collective, ce qui signifie de remettre à l'État leurs champs, leurs outils, leurs bêtes et leurs bâtiments de ferme, en ne conservant que leur logis ! Contraints et forcés, les chefs d'unité s'exécutent mais la grande majorité des villageois persistent à résister.
Suivent d'autres réunions. Et dans chaque unité, les chefs pressent leurs homologues paysans de s'incliner. Ces subordonnés se montrent souvent sous l'effet de la peur plus brutaux que le «millième» lui-même et à leur tour multiplient les arrestations de récalcitrants. Ainsi va la«dékoulakisation»...
Beaucoup de paysans choisissent d'abattre leur bétail plutôt que de le remettre aux kolkhozes et en quelques mois, le cheptel diminue de moitié.
Dans
les fermes collectives, dirigées par des communistes incompétents en
agriculture et en gestion, avec des travailleurs dépourvus de toute
motivation, les rendements tombent rapidement au plus bas.
Staline lui-même mesure les difficultés de la collectivisation et se résout à la freiner.
Le 15 mars 1930, la Pravda,
le quotidien du Parti communiste, publie une résolution du Comité
central qui met fin à la collectivisation obligatoire et promet des
enquêtes sur les méthodes d'expropriations des koulaks.
Aussitôt, sur les 60% de familles paysannes qui avaient déjà été
collectivisées, la moitié reprend son indépendance ! Mais le processus
de collectivisation reprend très vite, encore plus durement qu'avant...
À la fin 1931, 70% des terres sont collectivisées et la «dékoulakisation»
est considérée comme achevée. C'est alors qu'apparaissent les premières
victimes de la faim. L'ensemble du pays est affecté mais c'est au
Kazakhstan que l'on compte le plus grand nombre de morts : 1 à 1,5
million, victimes des réquisitions du gouvernement.
En
1931, sur une production totale de blé de 700 millions de quintaux, en
baisse de 140 millions sur l'année précédente, le gouvernement en
extorque 228, dont 45 pour l'exportation. L'année suivante, en 1932, il
fixe à 290 millions de quintaux le total des réquisitions sur une
production dont tout indique qu'elle doit être en très forte baisse sur
l'année précédente. Le drame en préparation n'émeut guère les hôtes du
Kremlin !...
La grande famine
En
Russie même, la paysannerie, qui a été brisée par l'occupation mongole,
au cours du Moyen Âge, puis opprimée par les grands propriétaires et la
grande noblesse, n'a jamais longtemps connu la liberté ni bénéficié de
la propriété du sol. Elle s'est résignée à la collectivisation sans trop
de réistance, y voyant une forme de retour au servage d'antan.
Les
principales résistances se sont manifestées en Ukraine. Dans ce
territoire grand comme la France, doté d'un sol très fertile (le tchernozion)
et plus ou moins épargné par l'occupation mongole, la paysannerie a
développé au fil de l'Histoire des structures comparables à celles que
l'on rencontre en Occident : beaucoup de petits propriétaires attachés à
leur terre, à leur pope (le curé orthodoxe) et à leur église. Rien de
comparable avec la paysannerie grand-russe !
C'est
ainsi que le pouvoir soviétique va resserrer la pression sur les
paysans d'Ukraine, coupables de n'en faire qu'à leur tête et suspects de
nationalisme. Il va se montrer d'autant plus impitoyable que le quota
des réquisitions s'avère quasiment impossible à atteindre.
Au printemps 1932, au nom de la «bataille pour le blé»,
les représentants du Parti multiplient les réquisitions forcées chez
les fermiers ukrainiens. Dans les fermes collectives, les travailleurs
peinent eux-mêmes à se nourrir et ne reçoivent presque rien pour les
membres de leurs familles qui n'ont pas de travail (vieillards, enfants,
malades).
Chacun tente de survivre. C'est alors que survient la sinistre «loi des épis»
du 7 août. Elle va occasionner la déportation ou la mort de milliers de
citoyens pour le vol de quelques grains ou d'une pomme de terre et
permettre à l'État de s'approprier la quasi-totalité de la moisson !
Avec
l'arrivée de l'hiver, sans surprise, survient la famine. De longues
files de malheureux errent le long des routes en quête de subsistance et
gagnent les villes en quête de travail et secours. Mais le gouvernement
communiste ne reste pas sans réagir : à la fin décembre 1932, il
institue un passeport unique pour tout le pays, avec interdiction pour
quiconque de quitter son village de résidence sans autorisation du Parti
!
Affaiblis,
les gens meurent de froid et de faim dans leurs cabanes, le long des
routes ou sur les trottoirs des grandes villes d'Ukraine, quand ils ne
sont pas déportés sur un ordre arbitraire du Parti.
Beaucoup de désespérés se suicident. Un nombre non négligeable se livrent au cannibalisme,
enlevant les enfants des voisins ou tuant parfois leur propre enfant
pour se nourrir de leur chair. Le phénomène est si peu rare que le
gouvernement fait imprimer une affiche qui proclame : «Manger son enfant est un acte barbare !»
La famine ne relâche son étreinte qu'au mois de mai 1933 avec le retour des fruits et des légumes dans les jardins privés.
Le génocide occulté
Contrairement
à ce qui s'était passé en 1919-1921, il n'a pas été question en
1932-1933 de faire appel à l'aide étrangère pour secourir les affamés...
De toute façon, si le gouvernement avait eu la moindre intention de
secourir les paysans, il lui eut suffi de leur distribuer le blé destiné
à l'exportation.
Staline
préfère cacher le drame. En Ukraine même, dans les grandes villes comme
Kharkov où viennent mourir des malheureux, les habitants affectent
l'indifférence ou l'ignorance.
À l'étranger, où filtrent malgré tout des informations sur la famine et les excès de la «dékoulakisation»,
les communistes trouvent des gens complaisants, cyniques ou naïfs pour
relayer leurs mensonges sur la prospérité de l'Union soviétique et de
ses habitants.
Un
journaliste américain reçoit le prix Pulitzer pour des reportages qui
se révéleront plus tard mensongers. Mais le cas le plus notable est
celui d'Édouard Herriot, maire de Lyon et chef du parti radical
français, qui se rend en URSS à l'été 1933. Il aspire à un rapprochement
entre la France et l'URSS pour contenir l'Allemagne, qui vient de
tomber aux mains des nazis.
De ce fait, après avoir parcouru l'Ukraine en compagnie des officiels soviétiques, il déclare, péremptoire : «J'ai traversé l'Ukraine. Eh bien ! je vous affirme que je l'ai vue tel un jardin en plein rendement.»
Il est vrai que les communistes ont fait ce qu'il fallait pour cela,
maquillant les villages où devait passer le leader occidental, dans la
tradition des «villages Potemkine»... ou à l'image de Tintin au pays des Soviets (Hergé). La Pravda exulte le 13 septembre 1933 : «Un démenti catégorique aux mensonges de la presse bourgeoise».
La
famine et son aspect intentionnel ne font plus guère débat parmi les
historiens. S'agit-il pour autant d'un génocide ? Les députés ukrainiens
ont tranché en votant le 28 novembre 2006 une loi affirmant que «la famine provoquée par les Soviétiques est un génocide contre le peuple ukrainien».
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