Il
y a tout juste un siècle, le 11 juin 1912, Maurice Barrès prononçait à
la Chambre des députés un discours dans lequel il dénonçait
solennellement la commémoration nationale du bicentenaire de la mort de
Jean-Jacques Rousseau, auteur qu’il avait pourtant chéri et célébré dans
sa jeunesse. Le Contrat social, dira-t-il plus tard, est «
profondément imbécile », et son auteur un « demi-fou ». On est alors en
pleine vague d’anti-rousseauisme, orchestrée par la droite
réactionnaire. Dès le siècle précédent, Joseph de Maistre, pour ne citer
que lui, avait donné le ton en déclarant que Rousseau « ne s’exprime
clairement sur rien », et que tous ses écrits sont « méprisables ». En
1907, Jules Lemaître assure que jamais, « grâce à la crédulité et à la
bêtise humaine, plus de mal n’aura été fait à des hommes par un écrivain
que par cet homme qui, semble-t-il, ne savait pas bien ce qu’il
écrivait » ! La droite traditionnelle a également hérité de l’hostilité
ecclésiastique envers Rousseau : condamné dès sa sortie, en 1762, comme
un ouvrage « impie, blasphématoire et hérétique », l’Émile finit par être confisqué et brûlé sur l’ordre du Parlement de Paris.
Charles
Maurras fait pareillement du « misérable Rousseau » le bouc émissaire
de toutes ses obsessions. En 1899, il dénonce « ses ancêtres directs,
les prophètes hébreux » (sic) — ce qui ne l’empêchera
d’ailleurs pas de l’accuser plus tard d’avoir inspiré Hitler ! Maurras
en tient en outre pour la filiation des « trois R » : Réforme,
Romantisme, Révolution — bien qu’il faille assurément beaucoup d’audace
pour voir dans la Révolution française un mouvement « romantique » ! «
Les pères de la Révolution, écrit-il dans Romantisme et révolution,
sont à Genève, à Wittenberg, plus anciennement à Jérusalem ; ils
dérivent de l’esprit juif et des variétés de christianisme indépendant
qui sévirent dans les déserts orientaux ou dans la forêt germanique,
c’est-à-dire aux divers ronds-points de la barbarie ». En 1907, Jacques
Bainville proclame lui aussi, dans un raccourci saisissant : « La
Révolution part des mêmes principes que le romantisme. Elle est le
romantisme politique. Comme le romantisme, elle a pour père J. J.
Rousseau. Et comme J. J. Rousseau est le romantisme, il est la
révolution ».
Pour les libéraux, il est le prophète de la “démocratie totalitaire”
L’idée d’un Rousseau “père de la Révolution” s’est en tout cas très vite imposée dans les esprits. Déjà présente chez Edmund Burke
et chez Louis-Sébastien Mercier, elle a ensuite été reprise par les
auteurs les plus divers. Jules Lemaître affirme ainsi que « ce n’est ni
Voltaire, ni Montesquieu et ses disciples qui ont donné sa forme à la
Révolution, c’est Rousseau ». « Rousseau, ajoute-t-il, fut le dieu de la
Révolution [...] Le jargon révolutionnaire, c’est la langue de Rousseau
mal parlée » ! Cette assimilation s’appuie sur la popularité du Contrat social auprès
des révolutionnaires et sur le transfert solennel au Panthéon des
cendres de son auteur, le 15 octobre 1794. Mais elle en dit plus long
sur l’influence de la Révolution sur l’interprétation de Rousseau que
sur l’influence de Rousseau sur la Révolution : ni Burke, ni Mercier ni
Lemaître ne comprennent ce qui distingue Rousseau des philosophes des Lumières, et il en va de même de la plupart de ceux qui l’admirent. Contrairement à ce que l’on croit, le Contrat social n’a du reste guère reçu d’écho avant la Révolution. Ce n’est qu’après la publication posthume des Confessions,
en 1781, que la pensée de Rousseau a commencé de faire l’objet d’un
véritable culte. Encore celui-ci ne portait-il alors que sur ses
ouvrages autobiographiques, et non sur ses écrits politiques.
Modèle
même du “prince des nuées” aux yeux des contre-révolutionnaires,
Rousseau ne trouvera pas non plus grâce aux yeux des libéraux. Au moins
ces derniers font-ils la part des choses entre les Lumières et
Rousseau, les droits de l’homme et ceux du citoyen : la part de la
Révolution dans laquelle ils se reconnaissent ne doit rien au citoyen de
Genève, mais tout aux idées des Encyclopédistes, de Diderot, de Turgot,
de Condillac et de Condorcet.
Pour
les libéraux, Rousseau est tout simplement le prophète de la
“démocratie totalitaire”. Selon eux, la soumission à la volonté générale
équivaut, soit une absorption radicale de l’individu dans l’État, soit à
une « tyrannie de la majorité » qui ne ferait aucun cas des droits
individuels et des voix dissidentes. Cette thèse d’un Rousseau
“liberticide” par goût de l’unanimisme est déjà présente chez Benjamin
Constant, qui reproche en outre à Rousseau de défendre la liberté
participative des Anciens, par opposition à la liberté individualiste et
“négative” des Modernes. On la retrouve, poussée à l’extrême, chez un
Karl R. Popper ou un Friedrich Hayek, ou bien encore chez Jacob Talmon
qui, à l’époque de la guerre froide, s’emploie à faire de Rousseau une
sorte de spectre de Marx. C’est oublier que le Contrat social
affirme explicitement que le pouvoir souverain a des limites et que,
chez Rousseau, le but premier de la “religion civile” est d’exclure le
fanatisme et l’intolérance.
Rousseau, le révolutionnaire conservateur
Depuis
2 siècles — et même 3, puisque l’on célèbre cette année le
tricentenaire de sa naissance —, Rousseau n’a donc cessé d’être convoqué
au tribunal de l’histoire, non seulement par la droite
contre-révolutionnaire qui lui reproche d’avoir “engendré la
Révolution”, et par les libéraux, qui en font le grand ancêtre du
totalitarisme moderne, mais par à peu près tous les courants de pensée,
où rousseauistes et anti-rousseauistes n’ont jamais cessé de
s’affronter. Mais l’avaient-ils seulement lu ? Rousseau a été dénoncé
tour à tour comme un démocrate, un anti-démocrate, un aristocrate, un
conservateur, un anarchiste, etc. Ces vues divergentes reposaient bien
souvent sur une méconnaissance révélatrice, ou sur une distorsion
systématique de ce que Rousseau a vraiment écrit. Par anachronisme (ou
manichéisme), on n’a cessé de projeter sur lui des intentions qu’il n’a
jamais eues, en le réduisant à des formules toutes faites (le “bon
sauvage”, “l’homme naturellement bon”, etc.), sur lesquelles chacun
pouvait ensuite greffer ses fantasmes. La mythologie a fonctionné à la
façon d’un nuage de fumée.
Comme
Leo Strauss l’avait bien remarqué, Rousseau inaugure la seconde vague
de la modernité (Machiavel correspondant à la première, et Nietzsche à la troisième). Prosateur incomparable, théoricien de premier plan du primat du politique, adversaire résolu des Lumières
auxquelles on s’obstine encore à l’assimiler, il ne fut pas seulement
un précurseur du romantisme, voire de l’écologisme, mais l’un des vrais
fondateurs de la psychologie moderne et de la sociologie critique. C’est
en cela qu’il défie toutes les étiquettes. Jules Lemaître, dans un
moment de lucidité, avait observé qu’« il serait possible de composer
tout un volume de maximes et de pensées conservatrices et
traditionnalistes [sic] tirées du “libertaire” Jean-Jacques
Rousseau ». Leo Strauss, dans le même esprit, voyait dans la pensée de
Rousseau l’« union bizarre du progressisme radical et révolutionnaire de
la modernité et de la discrétion et de la réserve de l’Antiquité ».
Alors, Rousseau révolutionnaire conservateur ? Il est temps de rouvrir
le dossier.
► Robert de Herte [pseud. AdB], éditorial éléments n°143, avril 2012.
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