Notre
rédacteur en chef Michel Fromentoux a prononcé au cours de l'été 2007,
dans sa ville natale d'Annonay, en Vivarais, une conférence rendant
hommage à l'un de ses maîtres pétris de même terre, le philosophe qui
était aussi un poète et un moraliste, Gustave Thibon (1903-2001). Nous
en publions ci-dessous les principaux passages notamment à l'intention
de nos jeunes lecteurs qui, aujourd'hui, n'entendent guère parler de ce
grand penseur en classe de philosophie.
[...] Des conférences à La Louvesc auprès du tombeau de saint Régis aux grands colloques catholiques à Paris ou à Lausanne, j'ai dès mes jeunes années été nourri de la pensée de Gustave Thibon jusqu'au jour où j'ai pu compter au nombre de ses amis, [...] l'invitant à parler à l'Institut d'Action française – lui demandant des entretiens pour diverses publications –, le rencontrant coiffé de son béret, l'imperméable au bras (il était prudent), une valise à la main, en partance pour quelque endroit sur l'un des cinq continents (car il a parlé dans le monde entier !) – ou encore bien sûr lui rendant visite à Saint-Marcel d'Ardèche, le seul endroit au monde où il se sentait bien, et je peux vous affirmer que nos entretiens n'étaient pas tristes. [...]
Poète et paysan
Tous ceux qui l'ont rencontré se souviennent de son pas balancé, de sa stature solide, de son savoureux accent chantant, de ses observations paysannes, de ses intarissables citations de Mistral, de Hugo, de Maurras, de Nietzsche... D'autres l'ont seulement aperçu lors de ses trop rares passages sur le petit écran. Mais il fallait le voir, poète et paysan, sur sa terre charnelle, chez lui, au mas de Libian à Saint-Marcel d'Ardèche, presqu'aux portes de la Provence, là où il naquit le 3 septembre 1903. Il allait être ainsi plongé de bout en bout dans le tragique XXe siècle, n'entrant dans le XXIe que le temps d'un salut puisqu'il fut rappelé à Dieu le 19 janvier 2001, à 97 ans. Un salut, dis-je, en fait plutôt une bouteille à la mer contenant un message que je vais essayer de vous présenter maintenant, car il est un trésor inestimable.
L'âme vivaroise
D'abord, il fut toujours à mes yeux l’incarnation de l’âme vivaroise, pétrie de terre ardente et de besoin d’infini. Thibon a semé toute sa vie une sagesse et un bon sens de nature à aider ses lecteurs et ses auditeurs à retrouver le mystère caché derrière les choses, derrière les mots, ce mystère à l’aune duquel se trouvent relativisés nos agitations, nos matérialismes, nos illusions...
Contemplant au soleil couchant, par-dessus les feuillages scintillants, de la fenêtre de sa maison, l’horizon majestueux qui s’étend, de l’autre côté du Rhône, du Vercors au Comtat Venaissin et que domine le cône du Ventoux, l'enfant du pays contait ainsi ses premières émotions esthétiques : « Je percevais en cette vision le reflet d’un monde dont l’homme ne peut saisir que par éclairs la pureté mystérieuse et je sentais longtemps s’agiter au fond de mon âme ce levain de nostalgie, cet appel amer et doux vers l’impossible que laisse après soi le contact avec la beauté trop parfaite. »
Cette existence entre ciel et terre se déroula jusqu’à vingt ans dans la ferme paternelle. Son père, en bon paysan cultivé, possédait tous les livres de Victor Hugo, comprenait le latin et composait des vers. Mais un beau jour Gustave eut soif d’aventure, quitta le nid, essaya ses ailes. Puis il revint bien vite vivre entre ses parents le reste de son âge et puiser sur son sol ancestral les leçons d’ordre et d’équilibre compensant son tempérament anarchique. Il fut alors pris d’une irrésistible frénésie de savoir : il apprit tout seul, avec une prodigieuse facilité d'assimilation, le latin, le grec, le provençal, l'italien, même l'allemand, les mathématiques, la biologie, la médecine ; il dévora les philosophes et les poètes et devint lui-même tout à la fois un penseur, un poète et un dramaturge.
Restauration intérieure
Ses premiers livres ayant paru sous le régime du maréchal Pétain (Diagnostics en 1940, Destin de l’homme en 1941, L’Échelle de Jacob en 1942, Retour au réel en 1943...), certains lecteurs superficiels ont voulu faire de Thibon le philosophe du retour à la terre. C’est oublier qu’il appelait essentiellement les Français abasourdis par la défaite à une restauration intérieure, à une remise en valeur du sens des responsabilités dont le paysan, échappant à la sécurité facile autant qu’à l’esprit d’aventure, était le meilleur exemple. Ne nous méprenons pas sur sa façon d’évoquer la vie des paysans du temps de son enfance : « Bornés en surface, les paysans n’avaient pas d’autre ressource que de s’enfoncer dans l’épaisseur : la profondeur était la dimension naturelle de leur vie. » Avec cela ils étaient au large dans le temps, oeuvrant pour continuer les ancêtres et pour préparer leur descendance. Certes, cette vie présentait certains côtés étouffants, mais les vertus sociales, dont la religion constituait la trame, avaient le mérite « d’assurer, à l’intérieur de la masse humaine qui n’est composée ni de héros ni de saints, une certaine continuité de moeurs ». Bien sûr, les imbéciles de tout temps ont regardé de haut les gens de bon sens et c'est ainsi qu'il fut un jour traité par Bernard-Henry Lévy de « philosophe bovin ».[...]
Enracinement
Thibon, enraciné sur la terre vivaroise, ne perdait pas pour autant de vue l'universel. Il écrivait dans la préface dont il a honoré la dernière édition de mon livre sur la vaste aventure régionaliste du Pigeonnier en Vivarais en 1972 : « L'arbre qui étale ses fleurs au soleil de tous n'a-t-il pas besoin du coin de terre où s'enfoncent ses racines ? » Car il pensait évidemment que, contrairement à la grande illusion des mondialistes et des amateurs de Mac-Do, ce n'est pas en ressemblant à tout le monde que l'on s'élève à l'universel.
Puis-je évoquer quelques-uns des bons mots dont il émaillait ses conférences ? Se moquant des hommes d'aujourd'hui incapables de voir où les mènent leurs inconséquences et leur manque de réflexion sur le long terme, il évoquait une personne tombant de la fenêtre du dixième étage et disant en passant devant le cinquième que tout allait bien... Ou encore, du même ordre d'idée, un troupeau d'oies syndiquées manifestant dans la rue en criant "Vive le foie gras !" Comme poète il se gaussait des versificateurs illisibles si nombreux aujourd'hui qui croient « rendre hommage à l'invisible en défigurant le visible » et il voyait dans leurs cris hystériques les « spasmes de l'impuissance »... Il disait aussi que l'ambition des jeunes d'aujourd'hui d'être dans le vent est une « ambition de feuille morte ». Au sujet de l'envahissement du monde par la technocratie : « Plus une âme est éloignée du mystère originel, plus elle est condamnée à se nourrir de chiffres : l'inventaire remplace pour elle l'invention... » [...]
Éternité retrouvée
Pour en revenir à la manière thibonienne de concevoir le passé, je veux ajouter que, pour lui, le passé n’avait d’intérêt que dans la mesure où sa durée reflétait la marque de l’éternité. Assistant en moins d’un siècle à plus de bouleversements que le monde n’en avait connu durant trois millénaires, il ne succombait ni au mythe du progrès (« l’accélération continue est le propre des chutes plus que des ascensions ») ni à celui du repliement sur soi, mais tremblait pour l’avenir plus qu’il ne pleurait sur le passé, voyant le monde s’écarter des lois intangibles de la création. « Le monde n’était pourtant pas resté figé au cours de ces trois mille ans, et cela donne à penser que cet invariant qui avait subsisté à travers la fuite des siècles répondait vraiment à quelque nécessité éternelle. » Tel était le souci primordial de Thibon : par-delà le temps, retrouver, plus que le passé, l’éternel. « Tout ce qui n’est pas de l’éternité retrouvée est du temps perdu. »
Au-delà du passé
Mais Thibon nous conduit au delà du passé. Il s’agissait pour lui de restaurer non pas le passé en tant que tel, mais l’acquis de l’expérience humaine, à commencer par la relation organique et féconde entre les hommes, entre les générations, entre l’homme et Dieu. Contre l’idéal des “Lumières” posant un individu émancipé et abstrait qui « erre à la surface de lui-même », le philosophe de Ce que Dieu a uni (1945), La Crise moderne de l’amour (1953), Notre regard qui manque à la lumière (1955), voulait rendre à l’homme ses attaches et ses limites, gardiennes de la force et de l’unité des individus comme des sociétés, et point du tout des prisons. « Nous vivons à l’intérieur de nos limites comme le sang dans l’artère ; la paroi de l’artère n’est pas une prison pour le sang, et ce n’est pas “délivrer” le sang que d’ouvrir l’artère. »
La politique et le sacré
Thibon ne faisait pas de politique, mais il était très lucide : « À droite on dort, à gauche on rêve. » Mais son souci de sauver l’harmonie dans l’homme et entre les hommes ne pouvait que le conduire à rejeter les principes individualistes de Droits de l'Homme et à rejoindre Maurras, son ami, et sa conception de la monarchie comme la forme de gouvernement la plus naturelle puisque fondée sur les lois du prolongement des générations d'âge en âge, la plus "incarnée" (le roi est un être de chair), la plus capable d’allier l’unité et la diversité dans une synthèse supérieure et de porter le souci du bien commun (la chose publique, la "république" au vrai sens du mot, la res publica) au niveau d'une exigence sacrée. Au sujet de l'égalitarisme qui étouffe aujourd'hui nos sociétés, faisant perdre aux jeunes le sens de l'émulation, érigeant chaque désir en un "droit de l'homme", Thibon rappelait avec réalisme que l'inégalité est la loi de la nature. « Des hommes égaux, on n'en rencontre que dans les cimetières »...
Simone Weil
Le plus souvent il nous invite à plonger au coeur du drame de la condition humaine, la vôtre, la mienne, quelles que soient nos convictions philosophiques ou notre religion. Par plusieurs de ses ouvrages, ce chercheur d’absolu s’affirma comme l’un des plus grands penseurs spirituels du XXe siècle : Vous serez comme des dieux (1959), L’Ignorance étoilée (1974), Le Voile et le Masque (1985), L’Illusion féconde (1995). Plus il avançait en âge, plus il était crucifié par la folie du monde moderne : « En désirant de toutes ses forces la puissance matérielle, l’homme l’a obtenue, mais, en même temps, laissant la place à l’homme qui se fait son rival, Dieu semble s’être retiré du monde. »
Il faut ici que je revienne aux années de l'Occupation où, loin des accusations stupides des intellectuels à la sauce politiquement correcte, Gustave Thibon accueillit chez lui pour la protéger Simone Weil (avec un W, surtout ne pas confondre !). Ancienne militante d'extrême gauche, chassée de l'enseignement du fait de ses origines juives, elle arriva un jour de 1941 au mas de Libian, demandant le refuge contre une simple initiation aux durs travaux des champs. Bien vite Thibon fut séduit, non certes par sa beauté (il a parlé à son sujet d'un « naufrage de beauté » – on peut être plus galant...), mais par sa beauté de coeur. Cette jeune fille était assoiffée autant que lui d'absolu, de mysticisme, d'ascétisme, de dépouillement. Elle ne resta que quelques mois, puisqu'elle partit pour New York, puis pour Londres où elle mourut en 1943 alors qu'elle cherchait à servir la "France libre", mais cela suffit à Thibon pour plonger dans un abîme de réflexions qui devaient s'approfondir surtout dans ses dernières années où il éprouva cruellement le phénomène qui laisse, hélas, insensibles nos contemporains hédonistes et matérialistes : le phénomène de l'« agonie de Dieu ».
Thibon se sentait en effet de plus en plus plongé dans la « nuit obscure », au point de considérer comme une expérience spirituelle, le fait de douter non pas de Dieu, mais en Dieu. Cela paraît subtil, mais ne l'est point. N'allez pas croire que Thibon connut le désespoir : nous sommes ici aux antipodes de Sartre. Thibon prêchait l'espérance contre l'espoir. Je cite : « On ne possède Dieu, dans sa pureté surnaturelle qu'à travers le désespoir pâti et surmonté. » En somme Dieu délivre de son existence, non par des preuves, mais des épreuves.
Le Ciel sans promesse ?
C'est là un mal pour un bien, mais l'homme reste bien seul quand même l'Église du Christ est plongée dans la crise. On doit aujourd'hui « tout retrouver par soi-même, douloureusement, sans être porté par le social ». Autrefois en effet il était tout naturel d'être baptisé, de faire sa première communion, de se marier, de rester fidèle à sa femme au moins en apparence..., de respecter certains principes d'éducation... Avoir perdu ces repères peut être un bien en ce sens que les certitudes trop tranquilles et les habitudes routinières rendent parfois l'homme imperméable à l’action de la grâce et au sens du mystère ; le « trop défini » peut masquer « l’infini » de même que les dogmes les plus précieux quand ils cessent de n'être que des « signaux indicateurs » peuvent passer à côté du mystère. Là Thibon va au-delà des causes immédiates de la crise de l'Église, qui est d'ailleurs la crise des Églises, la crise du sacré ; il montre qu'apparaissant trop souvent, depuis le XIXe siècle, comme une simple morale, voire une pudibonderie avec des interdits, l'Église s'est trouvée ces derniers temps souvent désarmée pour rendre sensible le mystère dont le monde moderne a pourtant, même s'il ne l'avoue pas, un si grand besoin. Thibon détestait l'hypocrisie : « Deux sortes d'êtres que je ne peux pas supporter : ceux qui ne cherchent pas Dieu et ceux qui s'imaginent l'avoir trouvé. » Ou encore : « Il faudrait distinguer deux sortes de vices : les péchés commis sans plaisir et les vertus pratiquées sans amour. » Thibon, l'apôtre de l'authenticité...
Mais le fait actuel de tout devoir retrouver par soi-même peut être aussi une expérience périlleuse. Thibon se retrouvait seul face à Dieu « chaque jour de moins en moins étranger et de plus en plus inconnu », souhaitant mourir « dans la nuit » par respect de la lumière inconnue qu’il n’entrevoyait plus que « sous la forme de l’éblouissement ».
Thibon est allé, voyez-vous, jusqu'à la limite de l'athéisme, c'est en cela qu'il est très moderne et touche tout homme, chrétien ou pas, inquiet sur sa destinée. Mais, rétorquait-il, le Christ Lui-même n’a-t-il pas ressenti au moment de son agonie au Mont des Oliviers cet effroi devant le « Ciel sans promesse » ? N'a-t-Il pas dit au moment de Son sacrifice suprême : « Mon père pourquoi m'avez-vous abandonné » ? N'a-t-il pas alors Lui-même éprouvé un « athéisme purificateur » ? Thibon plonge ici au fond du drame humain, au fond du désespoir d'un monde livré à lui-même, mais il en sort : « Il faut bien que cet Être soit nécessaire pour qu’on éprouve le besoin d’en douter ou de le nier. »
L'espérance en la Création
[...] Il me faut conclure. Thibon ne cessera jamais d’aider les générations futures à vaincre toute forme de matérialisme, à scruter le mystère au-delà des apparences, à surmonter tout désarroi dans un monde effondré, et surtout à placer l’espérance non point en l’homme – que les philosophies modernes rendent fou –, mais dans les lois immuables de la Création qui seules le garderont de sombrer dans le néant. Dans tous les bouleversements et les effondrements de notre vilain temps, quand tout nous semble obscur, quand l’éclipse semble atteindre même les vérités divines, ce n’est pas la lumière qui nous abandonne, mais c’est « notre regard qui manque à la lumière ».
MICHEL FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 19 juin au 2 juillet 2008
[...] Des conférences à La Louvesc auprès du tombeau de saint Régis aux grands colloques catholiques à Paris ou à Lausanne, j'ai dès mes jeunes années été nourri de la pensée de Gustave Thibon jusqu'au jour où j'ai pu compter au nombre de ses amis, [...] l'invitant à parler à l'Institut d'Action française – lui demandant des entretiens pour diverses publications –, le rencontrant coiffé de son béret, l'imperméable au bras (il était prudent), une valise à la main, en partance pour quelque endroit sur l'un des cinq continents (car il a parlé dans le monde entier !) – ou encore bien sûr lui rendant visite à Saint-Marcel d'Ardèche, le seul endroit au monde où il se sentait bien, et je peux vous affirmer que nos entretiens n'étaient pas tristes. [...]
Poète et paysan
Tous ceux qui l'ont rencontré se souviennent de son pas balancé, de sa stature solide, de son savoureux accent chantant, de ses observations paysannes, de ses intarissables citations de Mistral, de Hugo, de Maurras, de Nietzsche... D'autres l'ont seulement aperçu lors de ses trop rares passages sur le petit écran. Mais il fallait le voir, poète et paysan, sur sa terre charnelle, chez lui, au mas de Libian à Saint-Marcel d'Ardèche, presqu'aux portes de la Provence, là où il naquit le 3 septembre 1903. Il allait être ainsi plongé de bout en bout dans le tragique XXe siècle, n'entrant dans le XXIe que le temps d'un salut puisqu'il fut rappelé à Dieu le 19 janvier 2001, à 97 ans. Un salut, dis-je, en fait plutôt une bouteille à la mer contenant un message que je vais essayer de vous présenter maintenant, car il est un trésor inestimable.
L'âme vivaroise
D'abord, il fut toujours à mes yeux l’incarnation de l’âme vivaroise, pétrie de terre ardente et de besoin d’infini. Thibon a semé toute sa vie une sagesse et un bon sens de nature à aider ses lecteurs et ses auditeurs à retrouver le mystère caché derrière les choses, derrière les mots, ce mystère à l’aune duquel se trouvent relativisés nos agitations, nos matérialismes, nos illusions...
Contemplant au soleil couchant, par-dessus les feuillages scintillants, de la fenêtre de sa maison, l’horizon majestueux qui s’étend, de l’autre côté du Rhône, du Vercors au Comtat Venaissin et que domine le cône du Ventoux, l'enfant du pays contait ainsi ses premières émotions esthétiques : « Je percevais en cette vision le reflet d’un monde dont l’homme ne peut saisir que par éclairs la pureté mystérieuse et je sentais longtemps s’agiter au fond de mon âme ce levain de nostalgie, cet appel amer et doux vers l’impossible que laisse après soi le contact avec la beauté trop parfaite. »
Cette existence entre ciel et terre se déroula jusqu’à vingt ans dans la ferme paternelle. Son père, en bon paysan cultivé, possédait tous les livres de Victor Hugo, comprenait le latin et composait des vers. Mais un beau jour Gustave eut soif d’aventure, quitta le nid, essaya ses ailes. Puis il revint bien vite vivre entre ses parents le reste de son âge et puiser sur son sol ancestral les leçons d’ordre et d’équilibre compensant son tempérament anarchique. Il fut alors pris d’une irrésistible frénésie de savoir : il apprit tout seul, avec une prodigieuse facilité d'assimilation, le latin, le grec, le provençal, l'italien, même l'allemand, les mathématiques, la biologie, la médecine ; il dévora les philosophes et les poètes et devint lui-même tout à la fois un penseur, un poète et un dramaturge.
Restauration intérieure
Ses premiers livres ayant paru sous le régime du maréchal Pétain (Diagnostics en 1940, Destin de l’homme en 1941, L’Échelle de Jacob en 1942, Retour au réel en 1943...), certains lecteurs superficiels ont voulu faire de Thibon le philosophe du retour à la terre. C’est oublier qu’il appelait essentiellement les Français abasourdis par la défaite à une restauration intérieure, à une remise en valeur du sens des responsabilités dont le paysan, échappant à la sécurité facile autant qu’à l’esprit d’aventure, était le meilleur exemple. Ne nous méprenons pas sur sa façon d’évoquer la vie des paysans du temps de son enfance : « Bornés en surface, les paysans n’avaient pas d’autre ressource que de s’enfoncer dans l’épaisseur : la profondeur était la dimension naturelle de leur vie. » Avec cela ils étaient au large dans le temps, oeuvrant pour continuer les ancêtres et pour préparer leur descendance. Certes, cette vie présentait certains côtés étouffants, mais les vertus sociales, dont la religion constituait la trame, avaient le mérite « d’assurer, à l’intérieur de la masse humaine qui n’est composée ni de héros ni de saints, une certaine continuité de moeurs ». Bien sûr, les imbéciles de tout temps ont regardé de haut les gens de bon sens et c'est ainsi qu'il fut un jour traité par Bernard-Henry Lévy de « philosophe bovin ».[...]
Enracinement
Thibon, enraciné sur la terre vivaroise, ne perdait pas pour autant de vue l'universel. Il écrivait dans la préface dont il a honoré la dernière édition de mon livre sur la vaste aventure régionaliste du Pigeonnier en Vivarais en 1972 : « L'arbre qui étale ses fleurs au soleil de tous n'a-t-il pas besoin du coin de terre où s'enfoncent ses racines ? » Car il pensait évidemment que, contrairement à la grande illusion des mondialistes et des amateurs de Mac-Do, ce n'est pas en ressemblant à tout le monde que l'on s'élève à l'universel.
Puis-je évoquer quelques-uns des bons mots dont il émaillait ses conférences ? Se moquant des hommes d'aujourd'hui incapables de voir où les mènent leurs inconséquences et leur manque de réflexion sur le long terme, il évoquait une personne tombant de la fenêtre du dixième étage et disant en passant devant le cinquième que tout allait bien... Ou encore, du même ordre d'idée, un troupeau d'oies syndiquées manifestant dans la rue en criant "Vive le foie gras !" Comme poète il se gaussait des versificateurs illisibles si nombreux aujourd'hui qui croient « rendre hommage à l'invisible en défigurant le visible » et il voyait dans leurs cris hystériques les « spasmes de l'impuissance »... Il disait aussi que l'ambition des jeunes d'aujourd'hui d'être dans le vent est une « ambition de feuille morte ». Au sujet de l'envahissement du monde par la technocratie : « Plus une âme est éloignée du mystère originel, plus elle est condamnée à se nourrir de chiffres : l'inventaire remplace pour elle l'invention... » [...]
Éternité retrouvée
Pour en revenir à la manière thibonienne de concevoir le passé, je veux ajouter que, pour lui, le passé n’avait d’intérêt que dans la mesure où sa durée reflétait la marque de l’éternité. Assistant en moins d’un siècle à plus de bouleversements que le monde n’en avait connu durant trois millénaires, il ne succombait ni au mythe du progrès (« l’accélération continue est le propre des chutes plus que des ascensions ») ni à celui du repliement sur soi, mais tremblait pour l’avenir plus qu’il ne pleurait sur le passé, voyant le monde s’écarter des lois intangibles de la création. « Le monde n’était pourtant pas resté figé au cours de ces trois mille ans, et cela donne à penser que cet invariant qui avait subsisté à travers la fuite des siècles répondait vraiment à quelque nécessité éternelle. » Tel était le souci primordial de Thibon : par-delà le temps, retrouver, plus que le passé, l’éternel. « Tout ce qui n’est pas de l’éternité retrouvée est du temps perdu. »
Au-delà du passé
Mais Thibon nous conduit au delà du passé. Il s’agissait pour lui de restaurer non pas le passé en tant que tel, mais l’acquis de l’expérience humaine, à commencer par la relation organique et féconde entre les hommes, entre les générations, entre l’homme et Dieu. Contre l’idéal des “Lumières” posant un individu émancipé et abstrait qui « erre à la surface de lui-même », le philosophe de Ce que Dieu a uni (1945), La Crise moderne de l’amour (1953), Notre regard qui manque à la lumière (1955), voulait rendre à l’homme ses attaches et ses limites, gardiennes de la force et de l’unité des individus comme des sociétés, et point du tout des prisons. « Nous vivons à l’intérieur de nos limites comme le sang dans l’artère ; la paroi de l’artère n’est pas une prison pour le sang, et ce n’est pas “délivrer” le sang que d’ouvrir l’artère. »
La politique et le sacré
Thibon ne faisait pas de politique, mais il était très lucide : « À droite on dort, à gauche on rêve. » Mais son souci de sauver l’harmonie dans l’homme et entre les hommes ne pouvait que le conduire à rejeter les principes individualistes de Droits de l'Homme et à rejoindre Maurras, son ami, et sa conception de la monarchie comme la forme de gouvernement la plus naturelle puisque fondée sur les lois du prolongement des générations d'âge en âge, la plus "incarnée" (le roi est un être de chair), la plus capable d’allier l’unité et la diversité dans une synthèse supérieure et de porter le souci du bien commun (la chose publique, la "république" au vrai sens du mot, la res publica) au niveau d'une exigence sacrée. Au sujet de l'égalitarisme qui étouffe aujourd'hui nos sociétés, faisant perdre aux jeunes le sens de l'émulation, érigeant chaque désir en un "droit de l'homme", Thibon rappelait avec réalisme que l'inégalité est la loi de la nature. « Des hommes égaux, on n'en rencontre que dans les cimetières »...
Simone Weil
Le plus souvent il nous invite à plonger au coeur du drame de la condition humaine, la vôtre, la mienne, quelles que soient nos convictions philosophiques ou notre religion. Par plusieurs de ses ouvrages, ce chercheur d’absolu s’affirma comme l’un des plus grands penseurs spirituels du XXe siècle : Vous serez comme des dieux (1959), L’Ignorance étoilée (1974), Le Voile et le Masque (1985), L’Illusion féconde (1995). Plus il avançait en âge, plus il était crucifié par la folie du monde moderne : « En désirant de toutes ses forces la puissance matérielle, l’homme l’a obtenue, mais, en même temps, laissant la place à l’homme qui se fait son rival, Dieu semble s’être retiré du monde. »
Il faut ici que je revienne aux années de l'Occupation où, loin des accusations stupides des intellectuels à la sauce politiquement correcte, Gustave Thibon accueillit chez lui pour la protéger Simone Weil (avec un W, surtout ne pas confondre !). Ancienne militante d'extrême gauche, chassée de l'enseignement du fait de ses origines juives, elle arriva un jour de 1941 au mas de Libian, demandant le refuge contre une simple initiation aux durs travaux des champs. Bien vite Thibon fut séduit, non certes par sa beauté (il a parlé à son sujet d'un « naufrage de beauté » – on peut être plus galant...), mais par sa beauté de coeur. Cette jeune fille était assoiffée autant que lui d'absolu, de mysticisme, d'ascétisme, de dépouillement. Elle ne resta que quelques mois, puisqu'elle partit pour New York, puis pour Londres où elle mourut en 1943 alors qu'elle cherchait à servir la "France libre", mais cela suffit à Thibon pour plonger dans un abîme de réflexions qui devaient s'approfondir surtout dans ses dernières années où il éprouva cruellement le phénomène qui laisse, hélas, insensibles nos contemporains hédonistes et matérialistes : le phénomène de l'« agonie de Dieu ».
Thibon se sentait en effet de plus en plus plongé dans la « nuit obscure », au point de considérer comme une expérience spirituelle, le fait de douter non pas de Dieu, mais en Dieu. Cela paraît subtil, mais ne l'est point. N'allez pas croire que Thibon connut le désespoir : nous sommes ici aux antipodes de Sartre. Thibon prêchait l'espérance contre l'espoir. Je cite : « On ne possède Dieu, dans sa pureté surnaturelle qu'à travers le désespoir pâti et surmonté. » En somme Dieu délivre de son existence, non par des preuves, mais des épreuves.
Le Ciel sans promesse ?
C'est là un mal pour un bien, mais l'homme reste bien seul quand même l'Église du Christ est plongée dans la crise. On doit aujourd'hui « tout retrouver par soi-même, douloureusement, sans être porté par le social ». Autrefois en effet il était tout naturel d'être baptisé, de faire sa première communion, de se marier, de rester fidèle à sa femme au moins en apparence..., de respecter certains principes d'éducation... Avoir perdu ces repères peut être un bien en ce sens que les certitudes trop tranquilles et les habitudes routinières rendent parfois l'homme imperméable à l’action de la grâce et au sens du mystère ; le « trop défini » peut masquer « l’infini » de même que les dogmes les plus précieux quand ils cessent de n'être que des « signaux indicateurs » peuvent passer à côté du mystère. Là Thibon va au-delà des causes immédiates de la crise de l'Église, qui est d'ailleurs la crise des Églises, la crise du sacré ; il montre qu'apparaissant trop souvent, depuis le XIXe siècle, comme une simple morale, voire une pudibonderie avec des interdits, l'Église s'est trouvée ces derniers temps souvent désarmée pour rendre sensible le mystère dont le monde moderne a pourtant, même s'il ne l'avoue pas, un si grand besoin. Thibon détestait l'hypocrisie : « Deux sortes d'êtres que je ne peux pas supporter : ceux qui ne cherchent pas Dieu et ceux qui s'imaginent l'avoir trouvé. » Ou encore : « Il faudrait distinguer deux sortes de vices : les péchés commis sans plaisir et les vertus pratiquées sans amour. » Thibon, l'apôtre de l'authenticité...
Mais le fait actuel de tout devoir retrouver par soi-même peut être aussi une expérience périlleuse. Thibon se retrouvait seul face à Dieu « chaque jour de moins en moins étranger et de plus en plus inconnu », souhaitant mourir « dans la nuit » par respect de la lumière inconnue qu’il n’entrevoyait plus que « sous la forme de l’éblouissement ».
Thibon est allé, voyez-vous, jusqu'à la limite de l'athéisme, c'est en cela qu'il est très moderne et touche tout homme, chrétien ou pas, inquiet sur sa destinée. Mais, rétorquait-il, le Christ Lui-même n’a-t-il pas ressenti au moment de son agonie au Mont des Oliviers cet effroi devant le « Ciel sans promesse » ? N'a-t-Il pas dit au moment de Son sacrifice suprême : « Mon père pourquoi m'avez-vous abandonné » ? N'a-t-il pas alors Lui-même éprouvé un « athéisme purificateur » ? Thibon plonge ici au fond du drame humain, au fond du désespoir d'un monde livré à lui-même, mais il en sort : « Il faut bien que cet Être soit nécessaire pour qu’on éprouve le besoin d’en douter ou de le nier. »
L'espérance en la Création
[...] Il me faut conclure. Thibon ne cessera jamais d’aider les générations futures à vaincre toute forme de matérialisme, à scruter le mystère au-delà des apparences, à surmonter tout désarroi dans un monde effondré, et surtout à placer l’espérance non point en l’homme – que les philosophies modernes rendent fou –, mais dans les lois immuables de la Création qui seules le garderont de sombrer dans le néant. Dans tous les bouleversements et les effondrements de notre vilain temps, quand tout nous semble obscur, quand l’éclipse semble atteindre même les vérités divines, ce n’est pas la lumière qui nous abandonne, mais c’est « notre regard qui manque à la lumière ».
MICHEL FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 19 juin au 2 juillet 2008
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