Nationalisme
constitutionnel et nationalisme dynastique, germanophobie et
anglophobie, néoslavisme et panslavisme dans le débat russe du début du
siècle
Robert STEUCKERS
Analyse:
- Caspar FERENCZI, «Nationalismus und Neoslawismus in Rußland vor dem Ersten Weltkrieg», in Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, Band 34, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1984.
- Caspar FERENCZI, Außenpolitik und Öffentlichkeit in Rußland 1906-1912, Matthiesen Verlag, 1982.
A
l'aube du siècle, la question d'Orient et celle des Détroits
mobilisent l'attention de tous les polémistes russes. Après la
parenthèse du communisme, qui a duré 70 ans, la Russie semble
confrontée aux mêmes défis géopolitiques. Nous allons examiner, tout
au long de cet exposé, comment se cristallisait les idéologies et
leurs compléments géopolitiques. En effet, chaque idéologie russe
proposait une géopolitique différente, sans qu'on ne puisse distinguer
réellement un “bloc d'idées incontestables” qui aurait pu susciter le
consensus en politique étrangère, en dépit des dissensus intérieurs.
Deux
formes de “nationalismes” s'affrontent à l'aube du siècle : le
nationalisme constitutionnel, libéral et pro-occidental, anglophile et
germanophobe, et le nationalisme dynastique, autocratique et
anti-occidental, anglophobe et plutôt germanophile.
1. Le nationalisme constitutionnel:
La caractéristique majeure de ce nationalisme constitutionnel est une référence au “peuple” (narod),
non pas dans le sens essentiel et métaphysique des slavophiles du
XIXième siècle, mais comme concept de transition entre la réalité
autocratique de la Russie tsariste et la Douma, appelée à “libéraliser”
la Russie. Le peuple des nationalistes constitutionnels n'est donc pas
un concept désignant une classe, ou les classes pauvres et exclues du
pouvoir, comme chez les socialistes qui déclenchent la révolution
avortée de 1905. Il n'est pas non plus un concept religieux-mythique
comme chez les narodniki du XIXième siècle.
Pour
tout, dans le contexte de l'époque, la classe ouvrière s'éveille. Des
troubles sociaux graves éclatent. En 1912, les ouvriers des mines d'or
de la Lena déclenchent une grève violente. La troupe tire dans le
tas. Le nombre des morts est impressionnant. Depuis cet incident
jusqu'en 1914, les troubles sont constants, apportant de l'eau au
moulin des socialistes et des futurs bolcheviques.
Les
nationalistes constitutionnels raisonnent en termes progressistes sans
limiter le concept de peuple aux seuls ouvriers, comme les
socialistes, ou sans en faire la notion-clé d'une métaphysique
nationaliste, à la façon des narodniki slavophiles du XIXième siècle.
Jamais
la Russie ne connaîtra de synthèse entre ces deux formes
d'appréhension du peuple. En Allemagne, la sociale-démocratie parvient
à intégrer la classe ouvrière dans le fonctionnement du pays. Les
socialistes ne partagent peut-être pas la mystique germano-nordique de
la bourgeoisie, pendant allemand du narodnikisme slavophile, mais, en
fin de compte, le wagnérisme était révolutionnaire en 1848 et on
assiste à la fin du siècle à une wagnérisation et une nietzschéisation
du socialisme. Mystique nationale et souci socialiste se compénètrent
dans le Reich de Bismarck et les socialistes russes modérés, et, même,
certains nationalistes constitutionnels admirent et envient cette
synthèse. Ils sont enchantés de voir que Lassalle appuie Bismarck et
que Liebknecht senior introduit une forme bien profilée de
nationalisme dans la sociale-démocratie: l'Allemagne est la patrie
des ouvriers, c'est là qu'ils bénéficient de la sécurité sociale la
mieux élaborée du monde, c'est là que leurs syndicats ont leur mot à
dire. Les ouvriers allemands sont les mieux émancipés. C'est grâce à
l'excellence des traditions politiques allemandes.
Le
modèle germanique ne pourra pas être importé en Russie en dépit des
efforts de Stolypine et de Kokovtchov. La juxtaposition sans fusion ni
synthèse des deux formes de nationalisme donnent les clivages
suivants, qui ne seront pas surmontés:
1) Orthodoxie, autocratie paternaliste, peuple et populité au sens mystique du terme.
2) Peuple-société (idem chez Gorbatchev et Eltsine!), démocratie constitutionnelle (Eltsine jusqu'en octobre 1993!), réformes.
Parmi
les tenants du nationalisme constitutionnel, on compte les “Cadets”,
qui théorisent dans la cohérence un projet politique pro-occidental en
Russie, que ne partagent évidemment pas les nationalistes dynastiques,
les orthodoxes intégristes et les mystiques narodniki. Les Cadets,
comme plus tard Gorbatchev, voudront accorder aux peuples périphériques
une pleine autonomie (Polonais, Finlandais). Leur théoricien est
Struve. Il veut la démocratie dans le cadre d'un impérialisme libéral.
Mais il ne veut pas d'une Russie faible qui serait incapable de
s'affirmer sur la scène internationale. Les efforts de la Russie
doivent se porter vers le Moyen-Orient (ce qui est pourtant
contradictoire avec son désir d'une alliance anglaise) et elle doit
dominer pour toujours et fermement l'ensemble du bassin de la Mer Noire.
Struve
s'oppose à la xénophobie et à l'antisémitisme. Comme en Allemagne,
dit-il, il existe des Juifs patriotes, qui peuvent servir
d'intermédiaire entre la Russie et les autres peuples, via les relais
de la diaspora. Les Polonais sont un tremplin vers les Slaves de
l'Ouest de confession catholique. Il faut valoriser le rôle des
Polonais dans l'Empire russe, pense Struve, pour s'opposer efficacement
à l'Autriche-Hongrie et à l'Allemagne. Une Pologne loyale constitue
une protection du flanc occidental de la Russie, permettant par ailleurs
une poussée vers le Sud et une maîtrise de la Mer Noire. Si la Russie
ne parvient pas à fidéliser les Polonais à sa cause, la Pologne
deviendra automatiquement un tremplin de l'Allemagne et de l'Autriche en
direction de la Russie. La non-résolution de la question polonaise
conduira à une vassalisation de la Russie par le Reich allemand.
L'impérialisme
libéral préconise donc une alliance avec la France (pour clouer les
Allemands à l'Ouest) et avec l'Angleterre, qui doit toutefois laisser à
la Russie les mains libres en Mer Noire. Mais Struve aura quelques
difficultés à faire admettre cette alliance anglaise: les souvenirs de
la guerre de Crimée, où les Anglais et les Français s'étaient alliés
aux Turcs, restent cuisants et douloureux.
A
l'intérieur Struve veut une organisation bismarckienne, avec un
appareil d'Etat réconcilié avec le peuple, par le biais de l'idée
nationale (démocratique). L'appareil d'Etat doit se servir de l'idée
nationale-démocratique, c'est-à-dire du nationalisme de la révolution de
1848, et se laisser compénétrer par elle. En bout de course, on aura
un renforcement de l'Etat, comme dans la nouvelle Allemagne de
Bismarck.
Finalement,
l'impérialisme libéral de Struve est d'inspiration parlementariste à
la mode anglo-saxonne, assorti de quelques correctifs d'origine
allemande. Dans sa vision géopolitique, les Polonais et les Finlandais
deviennent des alliés des Russes. Quant aux autres peuples, considérés
comme moins importants ou moins développés, ils doivent subir une
assimilation douce au modèle russe, comme dans le creuset américain.
2. La germanophobie et la crise bosniaque:
La
germanophobie, en dépit de la fascination pour le modèle bismarckien,
éclate surtout en 1908, au moment de la crise bosniaque, quand
l'Autriche-Hongrie annexe la Bosnie-Herzégovine (en respectant les
accords de 1878). Cette main-mise sur la province centrale des Balkans,
qui permet de contrôler toute cette vaste péninsule, pousse
définitivement l'opinion publique russe dans l'alliance
franco-britannique, alors qu'elle était fort hésitante auparavant.
Les
Cadets, qui se perçoivent comme révolutionnaires dans le cadre de
l'autocratie russe, chantent les mérites de l'Allemagne culturelle et
sociale mais s'opposent à l'Allemagne officielle. De même qu'à la forte
présence allemande et balte-germanique à la Cour du Tsar. Cette
aristocratie germanique est accusée de pratiquer une politique
coercitive, qui maintient les ouvriers et les paysans russes dans un
état de sujétion dramatique. Les Cadets admirent la dynamique
industrielle allemande mais constatent que cette dynamique s'oriente
vers les Balkans, l'Empire Ottoman, le Moyen-Orient (la “Question
d'Orient”) et la Perse, ce qui menace l'exclusivité russe en Mer Noire
et confisque l'espoir de s'ancrer à demeure sur les rives du Bosphore
et dans les Dardennelles. En 1906, la revue Novoïe Vremje
évoque un complot “germano-sioniste”, où le sionisme de Herzl est
défini comme un instrument allemand pour pénétrer l'Empire Ottoman.
3. Le nationalisme dynastique:
Ce
nationalisme dynastique repose sur trois piliers: l'autocratie
(paternaliste), l'orthodoxie et la populité au sens mystique des
narodniki. Ce nationalisme dynastique s'oppose à toute forme de
constitution, à toute idée de progrès, mais veut réaliser la fraternité
entre tous les Orthodoxes, car l'Occident a promis la fraternité lors
de la Révolution française, sans jamais avoir été capable de la
réaliser. En politique intérieure, les nationalistes dynastiques
veulent diminuer l'influence allemande dans la Cour, dans le haut
fonctionnariat, et l'influence juive dans l'économie et le socialisme.
En politique extérieure, en revanche, ils refusent toute alliance avec
la France ou l'Angleterre, parce que ces pays sont les foyers du
parlementarisme, du capitalisme et du constitutionalisme, toutes formes
politiques jugées perverses et délétères. Les nationalistes
dynastiques évoquent sans cesse le “péril jaune”: il faut battre les
Chinois, les Perses, les Turcs, pour redorer le blason de l'armée. Ils
développent une perspective eurasienne somme toute assez agressive et
impérialiste et nous découvrons chez eux les premiers balbutiements
de cet eurasisme récurrent, de Staline aux néo-impérialistes actuels.
Les nationalistes dynastiques préconisent de se retirer d'Europe,
sous-continent en proie à la décadence, et de se chercher, par les
armes, un destin en Asie. La Russie, disent-ils, n'a pas intérêt à
participer à l'équilibre européen, car toute notion d'équilibre est une
idée “germano-romaine” prouvant la mesquinerie et l'étroitesse
d'esprit des Occidentaux. Enfin, les nationalistes dynastiques
s'opposent au néoslavisme des Slaves occidentaux, surtout des
Tchèques, car ce néoslavisme est tout compénétré d'idées modernes et
libérales, donc inadéquates pour la Russie.
Face
à l'Allemagne, les nationalistes dynastiques sont ambivalents. Avant
1908, donc avant l'annexion par Vienne de la Bosnie-Herzégovine, ils
voulaient une alliance avec le Reich. En 1908, au plus fort de la crise
bosniaque, ils veulent la guerre contre l'Allemagne et l'Autriche. À
partir de 1909, quand les esprits se calment, ils veulent une alliance
avec l'Allemagne seule. La faiblesse des nationalistes dynastiques,
c'est de ne pas avoir un théoricien de la trempe de Struve. Si ce
dernier avait eu des opposants de son acabit, il n'est pas sûr que la
Russie serait resté dans l'Entente.
En
1909, Menchikov, théoricien et polémiste nationaliste dynastique,
développe, après la crise bosniaque une vision géopolitique assez
contradictoire. La Russie ne doit pas servir de réservoir de chair à
canon pour l'Angleterre. Contre le péril jaune japonais et chinois, et
contre la péril blanc allemand, elle doit forger une réseau d'alliance.
Dans le Pacifique et en Extrême-Orient, elle doit s'allier à la Chine
et aux États-Unis pour damer le pion au Japon. Pour barrer la route à
l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie, elle doit s'allier à la France, à
l'Italie et aux petites puissances balkaniques (surtout la Serbie).
Mais en dépit de cette esquisse contradictoire, où Menchikov est
anglophobe tout en voulant s'allier à tous les pions de l'Angleterre
dans le monde, il croit à la paix, estimant que les nations occidentales
sont désormais trop décadentes pour oser commencer une guerre.
Les autres polémistes nationalistes dynastiques se bornent à vouloir une politique militaire défensive, impliquant un modus vivendi avec
le Reich allemand. Les nationalistes dynastiques ont peur de la guerre
parce que celle-ci pervertira immanquablement le peuple. Les masses
de soldats mobilisés entreront en contact avec le socialisme et le
libéralisme de l'Europe. Si la guerre éclate demain, disent-ils, la
révolution éclatera après-demain, parce que les soldats issus du
prolétariat et du paysannat seront fascinés par le modèle allemand et
voudront le transposer de force dans une Russie qui n'est pas prête à le
recevoir. Pire, ce modèle, occidental, germanique, ne pourra jamais
harmonieusement se greffer sur le corps gigantesque de la Russie.
Dournovo,
plus germanophile, plus fidèle à l'ancienne alliance entre le Tsar et
Bismarck, plaide pour un partage de l'Europe centrale et orientale
entre l'Allemagne et la Russie. Il souhaite une disparition de
l'Empire austro-hongrois et l'apparition d'une Grande Allemagne et
d'une Grande Russie, flanquées de deux petites puissances balkaniques,
la Roumanie et la Serbie. Dournovo affirme que les “progressistes” sont
les alliés objectifs de l'Angleterre, pire ennemie de la Russie. Les
soldats russes, dit-il en reprenant l'argumentation de Menchikov, vont
servir de chair à canon pour les capitalistes anglais qui veulent
abattre leurs concurrents allemands. La Russie doit dès lors mettre
tout en œuvre pour détourner les Allemands des Balkans et pour soutenir
leurs projets coloniaux en Afrique et en Micronésie. Germanophile,
Dournovo rappelle que l'Allemagne, depuis 1813, a toujours été fidèle à
sa parole, qu'elle n'a pas soutenu les Occidentaux et les Turcs lors
de la Guerre de Crimée et qu'en 1905, pendant la guerre
russo-japonaise, elle n'a pas participé au projet anglais d'affaiblir
la Russie partout dans le monde. L'Allemagne et la Russie ont des
ennemis communs, argumente Dournovo: la franc-maçonnerie occidentale et
le péril jaune.
Mais
même les germanophiles sont hostiles à l'Autriche-Hongrie. Cet Empire
est faible et bigarré (la “Kakanie” de Musil), affirment-ils avec
mépris; pire, il domine des Slaves, ce qui est jugé inacceptable. La
Russie et l'Allemagne doivent donc liquider de concert l'Etat
austro-hongrois et s'en partager les dépouilles. Mais, nous allons le
voir, l'hostilité des nationalistes dynastiques russes à
l'Autriche-Hongrie n'est pas du tout de même nature idéologique que
l'hostilité des néoslaves tchèques.
4. L'anglophobie russe:
L'anglophobie
russe est de même nature que l'anglophobie allemande de la même
époque. Les polémistes anglophobes utilisent le même vocabulaire. Pour
eux, l'Angleterre est le berceau de la modernité et du capitalisme.
Les anglophobes russes les plus radicaux et les plus virulents opèrent
une distinction entre anglo-osvoboditel'noïe (anglo-libéral ou, plutôt, anglo-libériste) et germano-pravoïe (germano-juste, germano-orthodoxe, germano-droit, germano-cohérent, en vertu de la grande plasticité sémantique du terme pravo).
De plus, vogue darwino-racialiste aidant, les Russes anglophobes
proclament que les Allemands sont plus fiables parce qu'ils ont du sang
slave, alors que les Anglais en sont dépourvus. L'anglophilie est
attribuée aux Cadets, aux “Oktobristes” et à certains “néo-slavistes”.
L'anglophilie veut introduire le parlementarisme en Russie, ce qui
l'affaiblira et la ruinera, la réduira à un statut de colonie. Il y a
incompatibilité entre orthodoxie et anglicanisme.
La
question bosniaque, estiment les polémistes anglophobes, est exploitée
par Londres pour entraîner la Russie dans une guerre contre
l'Allemagne, donc pour utiliser le potentiel biologique des masses
russes pour éliminer un concurrent en Europe. Les Anglais veulent aussi
attirer la Russie hors d'Asie, où elle faisait directement face aux
Indes, clef de voûte de l'Empire britannique.
Cette
droite national-dynastiste radicale et anglophobe minimise
curieusement les contradictions qui existent entre Allemands et Russes
au Proche-Orient. Car si la puissance économique allemande s'empare des
Balkans dans leur ensemble, en fait un “espace complémentaire” (Ergänzungsraum) de
la machine industrielle germanique, s'allie aux Ottomans et contrôle
de ce fait implicitement les Dardannelles, tous les vieux espoirs
russes et panslavistes de contrôler effectivement l'ancienne et
mythique Byzance s'évanouissent. Les nationaux-dynastistes radicaux
veulent une grande offensive de la puissance russe en Asie, car
là-bas, les soldats russes ne seront jamais contaminés par les idées
subversives et révolutionnaires de l'Allemagne et de l'Occident.
Dans
la Question d'Orient, où l'Allemagne, qui n'est pas une grande
puissance coloniale africaine en dépit de son installation au Togo, au
Cameroun, au Tanganika et dans le Sud-Ouest africain, cherche des
débouchés dans les Balkans et dans l'Empire Ottoman. Elle cherche à
organiser une diagonale partant de Hambourg pour s'élancer vers
Istanbul, Mossoul, Bagdad, Bassorah et, de là, se tailler une “fenêtre”
sur l'Océan Indien, que les Britanniques considéraient comme leur
chasse gardée. L'organisation de cette diagonale impliquait une
alliance entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie et l'Empire
Ottoman. Les Russes, du moins qui ne voient aucun inconvénient à cette
gigantesque alliance, estiment que la Russie doit s'y joindre
indirectement en organisant de son côté une diagonale parallèle,
partant de Moscou vers le Caucase et, depuis cette chaîne de montagne,
vers les hauts plateaux de l'Iran et, enfin, vers les rives du Golfe
Persique et de l'Océan Indien. La Russie aussi devait se tailler une
“fenêtre” donnant sur la “Mare Nostrum” indo-britannique. Pour
réaliser cette diagonale Moscou-Téhéran, il fallait empêcher
l'avènement du parlementarisme en Iran. Le diplomate polonais, inféodé
aux Cadets, Poklevsky-Kotsell, tente, avec l'appui implicite des
Anglais, d'introduire le parlementarisme en Iran; ce sera un échec qui
conduira à l'anarchie. Les nationalistes-dynastistes tirent les leçons
de cette aventure: la Russie doit soutenir l'autocratie du Shah; ils
esquissent ensuite une politique eurasienne: les Allemands s'allient
aux Ottomans et organisent l'économie du Moyen-Orient, les Russes
soutiennent le Shah et aident à la réorganisation de la Perse.
Allemands et Russes marchent de concert vers l'Océan Indien, sur des
routes diagonales différentes, pour y occuper des positions bien
circonscrites.
Les
nationalistes-dynastistes veulent une politique de force. Leur
raisonnement ? Si les Français occupent le Maroc et les Anglais
l'Egypte (1882), alors la Russie a le droit d'avancer ses pions en
Perse et de les y ancrer. Les Allemands et les Austro-Hongrois
s'installent dans les Balkans parce qu'ils sont bloqués en Afrique et
en Amérique latine par la «baleine anglaise». Si les Slaves
balkaniques sont lésés, c'est à cause de l'Angleterre.
5. Le néo-slavisme:
Entre
1905 et 1914, avec une nette recrudescence lors de la question
bosniaque en 1908, s'organise en Europe orientale un mouvement
“néoslaviste”. On ne confondra pas ce néoslavisme avec le panslavisme,
dont l'apogée se situe entre 1860 et 1880. Le néoslavisme préconise le
libéralisme, pour les Russes comme pour les autres peuples slaves. Mais
ce libéralisme conduira à un échec relatif du néoslavisme, dans le sens
où, à l'époque des guerres balkaniques, la majorité balkanique des
congrès néoslavistes impose une ligne conservatrice, plus proche de
l'ancien panslavisme. Mais ces congrès demeurent hétéroclites: les
clivages religieux (entre Catholiques et Orhodoxes) restent trop forts,
mêmes dans leurs formes laïcisées. Les Polonais s'opposent aux Russes
et les Serbes aux Bulgares. Le seul résidu du néoslavisme a été le
renforcement de l'illyrisme ou yougoslavisme, y compris chez les
Croates.
Le
néoslavisme entendait “libéraliser” les idées de Danilevski et de
Dostoïevski, où austrophobie et anti-catholicisme se mêlaient
étroitement. Il voulait promouvoir un slavisme libéral,
constitutionaliste, pro-occidental, “européen”, mais les
nationalistes-dynastistes, souvent germanophiles, estimaient, sans
doute à juste titre, que ce néoslavisme était une manœuvre anglaise,
car il ne contrecarrait pas les projets britanniques en Asie. Il
convenait aux Tchèques et aux Polonais, moins aux Russes, qui
entendaient conserver les atouts de l'autocratie, ou qui préféraient le
retour à la ligne conservatrice dure du panslavisme ou de l'école de
Danilevski. Tchèques et Polonais, en outre, ne saisissaient pas
l'importance géopolitique de la Perse et de l'Asie centrale, où les
intérêts russes et anglais entraient directement en collision. Ce
néoslavisme était diamétralement opposé aux idées de Konstantin
Leontiev, pour qui l'Empire ottoman et l'Empire russe devaient coopérer
pour barrer la route au libéralisme anglais et occidental,
éventuellement avec l'appui du Reich. Leontiev ne voulait pas
d'irrédentisme slave en Autriche-Hongrie et dans l'Empire Ottoman, à la
condition que les Slaves puissent vivre sous un régime traditionnel,
autocratique, religieux, sans être livrés aux affres de la
déliquescence libérale/occidentale. Les dissidences slaves dans les
Empires sont tojours, aux yeux de Leontiev, des dissidences libérales.
6. Conclusion:
Les
polémiques entre les différentes fractions du nationalisme russe du
début du siècle sont instructives à plus d'un égard : elles nous
enseignent quelles sont les diverses options géopolitiques qui s'offrent
à la Russie. Aujourd'hui, où la chape communiste n'existe plus, ces
options contradictoires et divergentes reviennent à l'avant-scène. Il
me semble bon d'analyser les effervescences actuelles ou les projets
géopolitiques formulés dans l'actuelle Douma sur base d'une bonne
connaissance historique. Tel est l'objet de cet exposé et de cet
article.
Robert STEUCKERS. http://robertsteuckers.blogspot.com/
(Conférence
prononcée à Strasbourg en avril 1994, dans le Cercle animé par Pierre
Bérard et à Paris, en juin 1994, lors de la visite d'Alexandre Douguine
en France)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire