“La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens.”
Si cette affirmation de Clausewitz était fondée, le monde serait plus
facile à comprendre. Clausewitz, un vétéran prussien des guerres
napoléoniennes, qui consacra ses années de retraite à rédiger ce qui
allait devenir le plus fameux ouvrage sur la guerre Von Griege (De la guerre), écrivit en effet que la guerre est la continuation des “relations politiques (des politischen Verkehrs) mélangée à d'autres moyens” (mit Einmishung anderer Mittel).
L'allemand
original exprime une idée plus subtile et plus complexe que les
traductions fréquemment proposées. Malgré ce problème, la pensée de
Clausewitz demeure incomplète. Elle suppose l'existence d'États,
d'intérêts nationaux, et de calculs rationnels sur la manière de les
mener à bien. Mais la guerre est antérieure de plusieurs millénaires à
l'État, à la diplomatie et à la stratégie. Elle est presque aussi
vieille que l'homme lui-même, et plonge ses racines jusqu'au plus
profond du cœur humain, là où le moi érode la raison, où l'orgueil
prévaut, où l'émotion est souveraine et l'instinct roi. “L'homme est un animal politique”,
disait Aristote. Clausewitz, disciple d'Aristote, se contenta de dire
que l'animal politique est un animal qui fait la guerre. Il ne se
hasarda pas non plus à aborder l'idée selon laquelle l'homme est un
animal pensant dont l'intellect commande le besoin de chasser et
l'aptitude à tuer.
Cette idée
n'est pas plus facile à envisager pour l'homme moderne qu'elle ne
l'était pour un officier prussien, petit-fils d'un pasteur et élevé dans
l'esprit du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Malgré toute
l'influence que Freud, Jung et Adler ont exercée sur nos conceptions,
nous avons conservé les valeurs morales des grandes religions
monothéistes qui condamnent le meurtre de nos semblables en toutes
circonstances, sauf les plus extrêmes. Ce que nous dit l'anthropologie,
et que sous-entend l'archéologie, c'est que nos ancêtres non civilisés
pouvaient avoir été des créatures sanguinaires. La psychanalyse tente
elle aussi de nous persuader que le sauvage affleure en chacun d'entre
nous. Nous n'en préférons pas moins reconnaître l'humanité de notre
nature dans la conduite quotidienne de la majorité civilisée de l'époque
moderne – imparfaite, il est vrai, mais certainement coopérative et
fréquemment bienveillante. La culture semble être, à nos yeux, le
facteur le plus déterminant du comportement humain. Dans l'impitoyable
querelle académique entre nature et culture, c'est l'école prônant la
théorie de la culture qui rencontre la plus grande adhésion. Nous sommes
des animaux culturels et c'est la richesse de notre culture qui nous
permet d'accepter notre indubitable potentiel de violence, tout en
croyant malgré tout que cette violence est une aberration culturelle.
Les leçons de l'histoire nous rappellent que les États où nous vivons,
leurs institutions, leurs lois même, sont parvenus jusqu'à nous par une
succession de conflits, souvent de la plus sanglante espèce. Notre
ration quotidienne de nouvelles parle de sang versé, parfois dans des
régions toutes proches de notre patrie, et dans des circonstances qui
vont totalement à l'encontre de notre conception de la normalité
culturelle. Nous parvenons malgré tout à placer les leçons respectives
de l'histoire et de l'actualité dans une catégorie particulière et bien
distincte, celle du différent qui ne ternit en rien nos espérances pour
le monde de demain et d'après-demain. Nous nous persuadons que nos
institutions et nos lois ont suffisamment entravé le potentiel humain de
violence pour que celui-ci, dans son expression quotidienne, s'en
trouve légalement condamné ; toutefois, dans le cadre des institutions
de l'État, ce même potentiel sera utilisé et adoptera le statut
particulier de “guerre civilisée”.
Les limites de
la guerre civilisée sont définies par deux types humains
antithétiques, le pacifiste et le “porteur d'armes légal”. Le porteur
d'armes légal a toujours été respecté, ne serait-ce que parce qu'il a
les moyens de l'être ; le pacifiste, lui, s'est vu reconnu au cours des
2000 ans de l'ère chrétienne. Leur réciprocité s'exprime dans le
dialogue échangé entre le fondateur du christianisme et un soldat de
métier romain qui lui demandait de guérir, d'une parole, l'un de ses
serviteurs : “Moi qui n'ai rang que de subalterne”, confie le
centurion au Christ, lequel s'émerveille de sa foi. Cette foi, le
centurion, en tant que soldat, la considérait comme un complément au
pouvoir légal qu'il personnifiait. Peut-on supposer que le Christ
reconnaissait le statut moral du porteur d'armes légal, qui doit vouer
sa vie aux exigences de l'autorité et peut ainsi se comparer au
pacifiste prêt à se sacrifier plutôt qu'à violer ses propres convictions
? C'est une pensée complexe, mais que la culture occidentale ne trouve
pas difficile à assimiler. De la sorte, le soldat de métier et le
pacifiste engagé parviennent à coexister – parfois très intimement :
dans le Commando 3, l'une des unités britanniques les plus
coriaces de la Seconde Guerre mondiale, les brancardiers étaient tous
des pacifistes ; mais ils étaient considérés avec le plus grand respect
par leur commandant, à cause de leur bravoure et de leur disponibilité
au sacrifice. La culture occidentale ne serait en effet pas ce qu'elle
est si elle ne respectait pas à la fois le porteur d'armes légal et
celui pour qui le seul fait de porter une arme est intrinsèquement
illégitime. Notre culture n'est pas avare de compromis et elle est
parvenue ainsi, en ce qui concerne le problème de la violence publique,
à en déprécier les manifestations tout en légitimant son usage. Le
pacifisme a été élevé au rang d'idéal. Le port légal d'armes – selon un
strict code d'éthique militaire et dans le corpus d'une législation
humanitaire – a été, lui, accepté comme une nécessité pratique.
“La guerre comme continuation de la politique”
fut la formule choisie par Clausewitz pour exprimer le compromis
adopté par les États qu'il connaissait. Elle respectait leur morale
dominante – souveraineté absolue, diplomatie organisée et traités
légalement contraignants – tout en permettant au principe d'intérêt
national de s'imposer. Bien que n'admettant pas l'idéal pacifiste, que
le philosophe prussien Kant commençait seulement à transférer de la
sphère religieuse à celle de la politique, elle opérait cependant une
nette distinction entre le porteur d'armes légal et le rebelle, entre
le mercenaire et le brigand. Elle présupposait un niveau élevé de
discipline militaire et un impressionnant degré d'obéissance des
subordonnés vis-à-vis de leurs supérieurs hiérarchiques. Elle
escomptait que la guerre suivrait des formes étroitement définies –
siège, bataille rangée, escarmouche, raid, missions de reconnaissance,
de patrouille et d'avant-postes –, chacune possédant ses propres
conventions admises. Elle présumait que la guerre avait un commencement
et une fin. Mais elle ne se rapportait pas à une guerre sans début ni
fin, à une guerre endémique ignorant la notion d'État, ni à des
populations encore non étatisées pour lesquelles il n'existait pas de
distinction entre le porteur d'armes légal et le porteur d'armes
illégal puisque tous ses représentants mâles étaient a priori des
guerriers. Cette dernière forme de guerre a prévalu durant de longues
périodes de l'histoire de l'humanité et, indirectement, a toujours
empiété sur la vie des États civilisés, finissant même par être
récupérée à leur usage grâce au recrutement de troupes “irrégulières”,
dans les rangs de la cavalerie légère ou de l'infanterie. Les officiers
des États civilisés préféraient détourner les yeux devant les méthodes
illégales et non civilisées employées par ces soldats irréguliers pour
s'enrichir lors des campagnes, ils se voilaient la face devant leurs
formes barbares de combat. Et pourtant, sans leurs services, les armées
surentraînées au sein desquelles Clausewitz et ses compagnons avaient
été formés auraient été difficilement en mesure de garder leurs
positions. Toutes les armées régulières, y compris celles de la
Révolution française, ont recruté des irréguliers pour des patrouilles,
des escarmouches ou des missions de reconnaissance. Le développement de
ces forces – Cosaques, “chasseurs”, Highlanders, “frontaliers”,
hussards – a été l'un des aspects les plus caractéristiques de
l'histoire militaire du XVIIIe siècle. Les autorités policées qui les
utilisèrent choisirent de jeter un voile sur leurs mises à sac, leurs
pillages, leurs viols, meurtres, enlèvements et extorsions coutumiers,
et sur leurs actes de vandalisme systématique. Ils préféraient ignorer
cette forme de guerre plus ancienne et plus répandue que celle qu'ils
pratiquaient eux-mêmes ; “la guerre… une continuation de la politique”,
voilà une pensée qui, une fois formulée par Clausewitz, s'avérait
capable d'offrir à l'officier qui s'interrogeait un abri philosophique
commode et de lui épargner une confrontation avec les aspects plus
archaïques, plus sombres et plus fondamentaux de son métier.
Mais
Clausewitz était lui-même à moitié convaincu que la guerre était
entièrement ce qu'il en affirmait. Au début de l'un de ses plus fameux
passages, il suggère que “les guerres des peuples civilisés sont moins cruelles et destructrices que celles des sauvages”.
Mais il n'approfondit pas cette pensée car, avec toute la puissance
philosophique dont il disposait, il s'efforçait de faire accepter une
théorie universelle de ce que la guerre devait être, et non de ce
qu'elle était et avait été en réalité. Il y réussit très largement. Les
hommes d'État et le commandement suprême s'appuient toujours sur les
principes de Clausewitz pour la pratique de la guerre. Mais, lorsqu'il
leur faut en décrire fidèlement la réalité, le témoin oculaire et
l'historien doivent s'écarter de la méthodologie clausewitzienne, bien
que son auteur ait été lui-même simultanément un témoin et un historien
de la guerre, et qu'il ait dû observer ou pu consigner dans ses écrits
quantité de choses sans rapport avec ses théories. “Sans une théorie, les faits demeurent silencieux”,
a écrit l'économiste F.A. Hayek. C'est peut-être vrai des froides
réalités de l'économie, mais les faits de guerre, eux, ne sont pas
froids. Ils brûlent de la chaleur des feux de l'enfer. Au soir de sa
vie, le général William Tecumseh Sherman, qui avait incendié Atlanta et
livré aux flammes une bonne partie des États du Sud américain, formula
exactement cette idée en des termes amers devenus par la suite presque
aussi célèbres que ceux de Clausewitz : “Je suis fatigué et dégoûté de la guerre. Sa gloire n'est que pacotille… La guerre, c'est l'enfer.”
Clausewitz
avait vu les feux infernaux de la guerre, il avait vu Moscou brûler.
L'incendie de Moscou fut le plus grand désastre matériel des guerres
napoléoniennes, un événement à l'échelle européenne d'un impact
psychologique proche de celui provoqué par le tremblement de terre de
Lisbonne en 1755. À une époque de grande spiritualité, la destruction de
Lisbonne fut ressentie comme une terrible manifestation de la
toute-puissance divine, elle suscita un réveil religieux à travers le
Portugal et l'Espagne. Aux temps de la Révolution, la destruction de
Moscou fut considérée comme une manifestation de la puissance humaine,
ce qu'elle était bien, en effet. On la considéra comme un acte délibéré –
Rostopchine, gouverneur de la ville, s'en attribua le crédit tandis
que Napoléon chassait et exécutait les incendiaires présumés – mais
Clausewitz, curieusement, ne put admettre que cet incendie fut une
action politique volontaire, un cinglant démenti à la victoire
napoléonienne. Il écrivit au contraire : “Que les Français n'en
aient pas été les agents, j'en étais fermement persuadé ; que les
autorités russes fussent responsables de cet acte ne m'apparut guère
plus fondé.” Il préféra se persuader qu'il s'agissait d'un accident.
“La
confusion que je constatai dans les rues de Moscou lorsque
l'arrière-garde les traversait et ce fait que les premières colonnes de
fumée se sont élevées tout d'abord dans les faubourgs extérieurs
qu'occupaient encore les Cosaques m'avaient convaincu que l'incendie de
Moscou avait été une conséquence du désordre et de l'habitude prise
par les Cosaques de piller sérieusement tout ce qu'il fallait
abandonner à l'ennemi et d'y mettre ensuite le feu. [.. .] C'est, dans
tous les cas, un des faits les plus singuliers de l'histoire qu'une
action à laquelle l'opinion commune attribue une si grande influence
sur le sort dela Russie reste sans père comme le fruit d'un amour
défendu et demeurera toujours selon toutes probabilités, comme voilée
de mystère.”
Pourtant Clausewitz aurait dû savoir qu'il n'y avait rien de vraiment accidentel dans cet acte “sans père” que fut l'incendie de Moscou, pas plus que dans aucune des nombreuses autres pratiques illégales qui marquèrent, en 1812, la campagne de Russie. La présence des Cosaques garantissait à elle seule une orgie de pillages, d'incendies, de viols, de meurtres et une bonne centaine d'autres atrocités ; pour les Cosaques, la guerre n'avait en effet rien de politique, elle était une culture et une façon de vivre.
Soldats du tsar, les Cosaques étaient en même temps rebelles à l'absolutisme tsariste. L'histoire de leurs origines se pare de mythologie et il ne fait aucun doute qu'au fil du temps, ils y ont eux-mêmes contribué. L'essence de ces mythes est à la fois simple et réelle. Les Cosaques – mot dérivé du turc pour “homme libre” – étaient des chrétiens qui fuyaient la servitude imposée par les souverains de Pologne, de Lituanie et de Russie, et préféraient tenter leur chance (”aller cosaquer”) dans les grands espaces de la steppe d'Asie centrale, riches mais encore ingouvernés.
Pourtant Clausewitz aurait dû savoir qu'il n'y avait rien de vraiment accidentel dans cet acte “sans père” que fut l'incendie de Moscou, pas plus que dans aucune des nombreuses autres pratiques illégales qui marquèrent, en 1812, la campagne de Russie. La présence des Cosaques garantissait à elle seule une orgie de pillages, d'incendies, de viols, de meurtres et une bonne centaine d'autres atrocités ; pour les Cosaques, la guerre n'avait en effet rien de politique, elle était une culture et une façon de vivre.
Soldats du tsar, les Cosaques étaient en même temps rebelles à l'absolutisme tsariste. L'histoire de leurs origines se pare de mythologie et il ne fait aucun doute qu'au fil du temps, ils y ont eux-mêmes contribué. L'essence de ces mythes est à la fois simple et réelle. Les Cosaques – mot dérivé du turc pour “homme libre” – étaient des chrétiens qui fuyaient la servitude imposée par les souverains de Pologne, de Lituanie et de Russie, et préféraient tenter leur chance (”aller cosaquer”) dans les grands espaces de la steppe d'Asie centrale, riches mais encore ingouvernés.
À
l'époque où Clausewitz eut à connaître les Cosaques, le mythe de leur
origine libre avait grandi tout en perdant de sa réalité. À l'origine,
ils avaient fondé des sociétés authentiquement égalitaires – sans
maîtres, ni femmes, ni propriété –, incarnations vivantes de ces hordes
de guerriers indomptés, libres de vagabonder où bon leur semble, qui
inspirèrent depuis toujours les récits épiques du monde entier. En 1570,
Ivan le Terrible avait négocié avec les Cosaques de la poudre, du
plomb et de l'argent – trois choses que la steppe ne produisait pas –
en échange de leur soutien pour libérer les Russes prisonniers des
Musulmans. Mais, avant la fin de son règne, il avait commencé à user de
la force pour les incorporer au système tsariste. Ses successeurs
maintinrent la pression. Pendant les guerres russes contre Napoléon, des
régiments réguliers de Cosaques furent levés ; le terme “régulier”
s'associe apparemment mal avec la nature des Cosaques mais le procédé
demeurait cependant tout à fait conforme à la coutume, dans l'Europe
contemporaine, d'incorporer dans les rangs des armées régulières des
hommes originaires des forêts, des montagnes ou encore des peuples de
cavaliers. Cette évolution s'acheva lorsque, en 1837, le tsar Nicolas
1er institua son fils “Ataman de tous les Cosaques”. Leurs descendants
peuplèrent encore les rangs de la garde impériale dans les régiments du
Don, de l'Oural ou de la mer Noire, reconnaissables, par leur uniforme
exotique, des autres unités de frontaliers (Lesquines, montagnards
musulmans et caucasiens).
Toutefois,
malgré ce lent processus de domestication, les Cosaques connurent
toujours le privilège d'être dispensés de l'impôt du cens qui marquait
chaque sujet russe au fer rouge du servage ; tout comme ils étaient
exemptés de la conscription, considérée par les serfs comme une
condamnation à mort. En fait, même à la fin du tsarisme, le gouvernement
russe continua de traiter les diverses populations cosaques comme de
libres sociétés de guerriers pour lesquelles la responsabilité d'un
engagement militaire incombait au groupe tout entier et non à chacun de
ses membres. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, le ministre
russe de la Guerre demanda aux Cosaques de lui fournir des régiments
complets plutôt que des soldats individuels. Il perpétuait ainsi un
système à la fois féodal, diplomatique et mercenaire qui, dès
l'apparition de guerres organisées et sous des formes diverses, avait
procuré aux États des contingents déjà bien entraînés.
Les Cosaques que Clausewitz connut en son temps étaient beaucoup plus proches de leurs ancêtres maraudant librement dans la steppe que ne le furent les fringants aventuriers dépeints plus tard avec romantisme par Tolstoï dans ses premiers romans. Il était bien dans la nature des premiers d'allumer en 1812, dans les faubourgs de Moscou, des feux qui allaient embraser toute la capitale. Les Cosaques étaient restés un peuple cruel et un incendie de ce genre n'était pas la pire de leurs actions, même s'il laissa plusieurs centaines de milliers de Moscovites sans abri pour affronter un hiver polaire. Au cours de la retraite qui s'ensuivit, les Cosaques firent preuve d'une telle cruauté qu'elle réveilla chez leurs victimes le souvenir lointain des hordes barbares déferlant sur l'Europe occidentale, cavaliers nomades venus de la steppe, leurs bannières ornées de queues de cheval, semant la mort sur leur passage et marquant la mémoire collective d'une indélébile terreur. Les longues colonnes de la Grande Armée, pataugeant à mi-genoux dans la neige au cours de leur retraite désespérée, étaient suivies à portée de fusil par des escadrons de Cosaques à l'affût de la moindre faiblesse et fondant sans pitié sur les traînards. Quand un groupe de soldats s'arrêtait, exténué, il était aussitôt piétiné et anéanti. Quand les Cosaques rattrapèrent les restes de l'armée française qui n'avaient pas réussi à traverser la Berezina avant que Napoléon n'incendie les ponts, ils les massacrèrent tous. Clausewitz confia à sa femme qu'il avait été le témoin de “scènes épouvantables […]. Si mon âme n'avait pas été endurcie, je serais devenu fou. Et même ainsi, il s'écoulera bien des années avant que je ne puisse me remémorer tout cela sans frissonner d'horreur.”
Les Cosaques que Clausewitz connut en son temps étaient beaucoup plus proches de leurs ancêtres maraudant librement dans la steppe que ne le furent les fringants aventuriers dépeints plus tard avec romantisme par Tolstoï dans ses premiers romans. Il était bien dans la nature des premiers d'allumer en 1812, dans les faubourgs de Moscou, des feux qui allaient embraser toute la capitale. Les Cosaques étaient restés un peuple cruel et un incendie de ce genre n'était pas la pire de leurs actions, même s'il laissa plusieurs centaines de milliers de Moscovites sans abri pour affronter un hiver polaire. Au cours de la retraite qui s'ensuivit, les Cosaques firent preuve d'une telle cruauté qu'elle réveilla chez leurs victimes le souvenir lointain des hordes barbares déferlant sur l'Europe occidentale, cavaliers nomades venus de la steppe, leurs bannières ornées de queues de cheval, semant la mort sur leur passage et marquant la mémoire collective d'une indélébile terreur. Les longues colonnes de la Grande Armée, pataugeant à mi-genoux dans la neige au cours de leur retraite désespérée, étaient suivies à portée de fusil par des escadrons de Cosaques à l'affût de la moindre faiblesse et fondant sans pitié sur les traînards. Quand un groupe de soldats s'arrêtait, exténué, il était aussitôt piétiné et anéanti. Quand les Cosaques rattrapèrent les restes de l'armée française qui n'avaient pas réussi à traverser la Berezina avant que Napoléon n'incendie les ponts, ils les massacrèrent tous. Clausewitz confia à sa femme qu'il avait été le témoin de “scènes épouvantables […]. Si mon âme n'avait pas été endurcie, je serais devenu fou. Et même ainsi, il s'écoulera bien des années avant que je ne puisse me remémorer tout cela sans frissonner d'horreur.”
Pourtant
Clausewitz était un soldat de métier, fils d'officier et éduqué pour la
guerre, un vétéran de 20 ans de campagnes et le survivant des
batailles d'Iéna, de Borodino – la plus meurtrière jamais menée par
Napoléon – et de Waterloo. Il avait vu le sang couler à flots, parcouru
des champs de bataille jonchés de morts et de blessés gisant comme des
gerbes coupées après la moisson. Des troupes étaient décimées à ses
côtés, un cheval avait été blessé sous lui, et il n'avait échappé à la
mort que par hasard. Son âme, en effet, devait bien avoir été endurcie.
Alors pourquoi trouva-t-il si particulièrement épouvantables les
horreurs perpétrées par les Cosaques lancés à la poursuite des Français
? En vérité, nous ne pouvons nous endurcir qu'à ce que nous
connaissons déjà. Nous rationalisons et même justifions des actes de
cruauté accomplis par nous-mêmes ou par nos semblables, tout en étant
choqués, voire écœurés, par des comportements également cruels qui,
lorsqu'ils sont commis par des étrangers, revêtent une autre dimension.
Pour Clausewitz, les Cosaques étaient des étrangers. Ils le
révoltaient par leur habitude de foncer sur les traînards pour les
transpercer de leur lance, de vendre les prisonniers aux paysans pour
de la menue monnaie, et de laisser nus ceux qui étaient invendables
afin de s'approprier leurs haillons. Il devait probablement partager le
mépris de cet officier français : “Lorsque nous leur faisions face
bravement, ils n'offraient jamais de résistance, même s'ils étaient
deux fois plus nombreux que nous”. En somme, les Cosaques se
montraient impitoyables avec les faibles et lâches envers les braves,
une conduite exactement opposée à celle enseignée à un officier
prussien et à un gentleman. Ces comportements persistèrent. À la
bataille de Balaclava, pendant la guerre de Crimée de 1854, deux
régiments de Cosaques furent envoyés en avant pour repousser la charge
de la Brigade légère. Un officier russe rapporta “qu'effrayés par
l'ordre discipliné des troupes de cavaliers [britanniques] qui les
chargeaient, [les Cosaques] n'opposèrent aucune résistance et, au
contraire, se tournant vers la gauche, commencèrent à tirer sur leurs
propres troupes afin de se frayer une issue pour s'enfuir”. Quand la Brigade légère eut été chassée de la vallée de la Mort par l'artillerie, “les premiers à se reprendre”, raconte un autre officier russe, “furent
les Cosaques qui, fidèles à leur nature, reprirent aussitôt la
situation en main, rassemblant les chevaux sans cavaliers et commençant à
les vendre”. Ce spectacle aurait sans doute accru le mépris de
Clausewitz et renforcé sa conviction que les Cosaques ne méritaient pas
la dignité du titre de “soldat”. Malgré leur conduite, on ne pouvait
même pas les considérer comme de véritables mercenaires, ces derniers
respectant généralement les termes de leurs contrats. Pour un homme
comme Clausewitz, ils étaient surtout des hyènes, vivant des abats de la
guerre mais reculant devant la boucherie qui les menaçait eux-mêmes.
Car
la véritable finalité de la guerre, à l'époque de Clausewitz, était
bien le carnage. Les hommes se tenaient en rangs, immobiles et passifs,
souvent pendant des heures entières, prêts à se faire massacrer. On
raconte qu'à Borodino le corps d'infanterie d'Ostermann-Tolstoï a tenu
sous un feu d'artillerie tiré de prés deux longues heures “pendant lesquelles le seul mouvement était le resserrement des rangs chaque fois qu'un corps tombait”.
Survivre au massacre ne signifiait pas pour autant échapper à la
boucherie. Larrey, le chirurgien en chef des armées napoléoniennes,
effectua deux cents amputations dans la nuit qui suivit la bataille de
Borodino et, encore, ses patients étaient de ceux qui avaient de la
chance. Eugène Labaume raconte ce qu'il vit au fond des ravines en
sillonnant le champ de bataille : “presque tous les blessés s'y
étaient traînés dans un instinct naturel de survie, pour y chercher çà
et là refuge […] entassés les uns au-dessus des autres et nageant dans
leur sang, impuissants, ils appelaient à l'aide ceux qui passaient à
leur portée.”
Ces
scènes d'abattoir étaient l'issue inévitable d'une manière de faire la
guerre qui incitait les Cosaques – qualifiés de sauvages par
Clausewitz – à s'enfuir lorsqu'ils risquaient de s'y trouver entraînés ;
elles les auraient fait rire s'ils ne les avaient vues de leurs
propres yeux et qu'on se fût contenté de les leur décrire. Lorsque
Takashima, le réformateur de l'armée japonaise, fit faire pour la
première fois, en 1841, une démonstration des manœuvres militaires
européennes devant quelques samouraïs de haut rang, ceux-ci les
trouvèrent ridicules. Le Grand Maître de l'Ordre déclara que ce
spectacle “d'hommes levant et maniant leurs armes tous en même temps et d'un seul mouvement évoquait un jeu d'enfants”.
C'était la réaction de guerriers habitués au corps à corps, pour
lesquels le combat représentait un engagement personnel où l'homme
démontrait non seulement son courage mais aussi sa personnalité. En
1821, lorsque éclata la guerre d'indépendance en Grèce, les klephts
grecs – mi-bandits, mi-insurgés contre le gouvernement turc, que leurs
sympathisants philhellènes français, allemands et britanniques (dont
la plupart étaient d'anciens officiers des guerres napoléoniennes)
tentèrent de former au combat rapproché –trouvèrent eux aussi cela
ridicule, mais plus par incrédulité que par mépris. Leur propre style de
combat remontait loin dans le temps et Alexandre le Grand avait déjà
dû l'affronter lors de sa conquête de l'Asie Mineure. Il consistait à
construire des murets au lieu supposé de rencontre avec l'ennemi, puis à
provoquer celui-ci avec force railleries et insultes. Quand l'ennemi
se rapprochait, ils s'enfuyaient. Ils survivaient ainsi,
d'affrontements en affrontements, sans chercher à gagner la guerre,
cette idée étant pour eux inconcevable. Les Turcs se battaient aussi
selon leurs traditions ethniques qui consistaient à se ruer sur
l'adversaire en une charge désordonnée avec un mépris fanatique des
pertes. Les philhellènes expliquèrent aux Grecs que s'ils ne se
décidaient pas à affronter courageusement les Turcs, ils ne
remporteraient jamais une bataille. Mais les Grecs leur objectèrent
qu'en exposant leurs poitrines nues aux mousquets turcs, à la manière
européenne, ils seraient tous tués et, ainsi, perdraient de toute façon
la guerre.
“Pour les Grecs, le rouge au front – pour la Grèce, une larme”, écrivit Byron, le plus célèbre des philhellènes. Il avait espéré, avec d'autres amoureux de la liberté, “faire revivre de nouvelles Thermopyles”
aux côtés des Grecs. Découvrir qu'ils n'étaient irréductibles que par
leur ignorance des tactiques rationnelles le déçut et le déprima, et il
en fut de même pour d'autres idéalistes européens. Au cœur du
philhellénisme régnait la croyance que, sous leur saleté et leur
ignorance, les Grecs modernes étaient semblables aux anciens. Dans sa
préface à Hellas – “Les temps héroïques renaissent / L'âge d'or revient” –, Shelley exprima cette croyance dans sa forme la plus succincte : “Le
Grec moderne est le descendant de ces êtres glorieux que l'imagination
refuse presque de concevoir comme étant de notre sorte; il a beaucoup
hérité de leur sensibilité, de leur rapidité conceptuelle, de leur
enthousiasme et de leur courage.” Mais après s'être battus aux
côtés des Grecs, les philhellènes cessèrent rapidement de croire que
ceux-ci étaient à l'image de leurs ancêtres. De ceux qui survécurent et
retournèrent en Europe, “tous presque sans exception”, écrit William St Clair, l'historien du philhellénisme, “haïssaient les Grecs avec une profonde répugnance et se maudissaient de s'être laissé aussi stupidement abuser”.
Les naïfs élans poétiques de Shelley proclamant le courage des Grecs
modernes étaient singulièrement malvenus. Les philhellènes s'obstinaient
à croire que ces derniers manifesteraient la même ténacité au combat
en formation serrée, dans une “lutte à mort”, que celle des
anciens hoplites durant les guerres qui les opposèrent aux Perses.
C'était ce style de combat qui, par des voies détournées, avait fini par
donner sa marque à leur propre conception de la guerre en Europe
occidentale. Ils espéraient au moins que les Grecs contemporains se
montreraient désireux de réapprendre les tactiques de combat en
formation serrée, ne serait-ce que parce que c'était le seul moyen de
conquérir leur liberté contre les Turcs. Lorsqu'ils comprirent qu'ils
n'en avaient nulle intention, que leurs “objectifs de guerre” se limitaient à la coutume klepht de
narguer les autorités ennemies dans les montagnes frontalières,
subsistant de rapines, retournant leur veste lorsque cela les
arrangeait, assassinant leurs adversaires religieux quand la chance s'en
présentait, paradant dans des accoutrements voyants, brandissant des
armes menaçantes tout en remplissant leurs besaces par une corruption
déshonorante et, surtout, ne s'exposant jamais, jamais, à être tués –
pas même le premier d'entre eux –, les philhellènes furent bien obligés
d'en conclure qu'un pareil effondrement de la tradition ne pouvait
s'expliquer que par une rupture avec l'héritage héroïque des anciens.
Les
philhellènes essayèrent d'enseigner aux Grecs leur culture militaire,
mais ils échouèrent. Clausewitz ne se risqua pas à la même entreprise
avec les Cosaques mais, si cela avait été le cas, il lui aurait été tout
autant impossible de leur faire accepter sa propre culture militaire.
Ce que ni lui ni les philhellènes n'ont compris, c'est que leur art
occidental de la guerre, celui-là même que le grand maréchal de Saxe, au
XVIIIe siècle, a résumé par “l'ordre, la discipline, et la manière
de combattre », était l'expression de leur propre culture, à l'instar
des tactiques guerrières de survie au jour le jour” des Cosaques et des Klephts.
En résumé, c'est au niveau culturel que la réponse de Clausewitz à la question “qu'est-ce que la guerre ?” est erronée.
Cela n'est pas vraiment étonnant. Il est difficile pour chacun d'entre
nous de conserver suffisamment de distance par rapport à notre propre
culture pour percevoir ce que celle-ci fait de nous, en tant
qu'individus. Les Occidentaux modernes, avec leur credo de la
toute-puissance de l'individualité, n'ont pas mieux réussi que les
autres cet exercice. Clausewitz appartenait à son temps, il était un
enfant des Lumières, un contemporain du romantisme allemand, à la fois
intellectuel et réformateur réaliste, un homme d'action apte à critiquer
la société de son époque et croyant avec passion à son nécessaire
changement. Il fut un observateur perspicace du présent et un
inconditionnel du futur. Mais il n'a pas su voir à quel point il
demeurait lui-même ancré dans son propre passé, le passé d'une classe
d'officiers de métier, dans un État européen centralisé. S'il
avait poussé plus loin ses capacités de raisonnement – et il était, en
vérité, un esprit déjà fort distingué –, il aurait été en mesure de
comprendre que la guerre englobe bien plus que le politique, qu'elle
représente toujours l'expression d'une culture, étant souvent
génératrice de nouvelles formes culturelles, jusqu'à même devenir, dans
certaines sociétés, l'incarnation de la culture elle-même.
John KEEGAN
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