Lors de la Première Guerre Balkanique, la capitale ottomane a failli tomber
Le 14 mars 1896, le
Prince bulgare Ferdinand visite la capitale de l’Empire ottoman, à
l’invitation du Sultan Abdul Hamid. Le souverain turc met le palais
impérial à la disposition de son hôte. Ce bâtiment magnifique, avec ses
élégantes et fines colonnades blanches, se trouve au beau milieu d’un
parc à la végétation luxuriante. Le soir de la première journée, l’hôte
d’État est debout au sommet des escaliers et jette un regard pensif sur
les quais de la ville, où se dressent de somptueux palais, sur le
Bosphore et sur la Mer de Marmara et sur les Iles du Prince qui se
profilent à l’horizon. C’est sans nul doute à ce moment-là que le prince
a rêvé pour la première fois d’un empire bulgare, dont la capitale
serait Byzance…
Il songe au premier
empire des Bulgares, centré sur le cours inférieur du Danube. Les
Bulgares s’étaient fixés là après que les Khazars les aient chassés du
bassin de la Volga. En l’an 705, les Bulgares surgissent à l’improviste
et campent devant les tours de Constantinople. Justinien II, l’Empereur
aux abois, octroie le titre de “Basileus” au Khan des Bulgares, hissant
du même coup le chef de ce peuple de fiers cavaliers au même rang que
lui-même et les assiégeants lèvent le camp.
En dépit de la
christianisation des Bulgares, l’Empire Romain d’Orient se vengera
quelques siècles plus tard. L’Empereur Basile II bat la horde des
Bulgares en 1014 au pied de la montagne Belasica. Il fait crever les
yeux à quatorze mille prisonniers ; il épargne un seul oeil à un homme
sur cent, pour que ces borgnes puissent reconduire les aveugles au pays.
L’empereur vainqueur reçoit le surnom, l’“epitheton”, de
“Bulgaroctonos”, le “tueur de Bulgares”.
Neuf cents ans plus
tard, de nombreux conflits ensanglanteront les Balkans : en effet, en
1912, éclate la Première Guerre Balkanique. Une alliance balkanique voit
le jour avec la bénédiction de la Russie. L’amorce de cette alliance
est le traité du 13 mars 1912, signé entre la Serbie et la Bulgarie.
Quelques mois plus tard, la Grèce et le Monténégro y adhèrent. À la fin
de l’été, la situation est tendue au maximum. La Turquie décrète la
mobilisation générale le 29 septembre et le Sultan masse ses troupes le
long de la frontière bulgare. Suite à ce déploiement des armées
ottomanes, l’Alliance balkanique déclare la guerre à la Sublime Porte,
le 17 octobre. C’est la Bulgarie qui fournira le plus d’efforts dans
cette guerre, surtout sur le théâtre thrace. Sofia est de fait le
partenaire de l’alliance qui dispose des troupes les plus nombreuses et
les plus qualifiées.
Les alliés
balkaniques ont la tâche facile face aux unités turques coupées de leur
hinterland en Macédoine. Les Serbes et les Monténégrins conquièrent le
Sandjak de Novi Pazar. Salonique capitule le 8 novembre devant les
Grecs. Malgré que les Grecs aient reçu officiellement la capitulation,
les Bulgares forcent le passage et entrent, eux aussi, dans la ville
portuaire du nord de l’Égée. Ce coup de force provoque les premières
lézardes dans l’Alliance balkanique.
La situation est
différente en Thrace. Le Sultan fait avancer des troupes toujours plus
nombreuses vers le front. Mais c’est sans effet. Les troupes du Roi
Ferdinand, commandées par le Général Savov, infligent plusieurs défaites
aux Turcs et, en quelques heures, Constantinople est menacée par les
soldats du “Tsar de Sofia”. Les troupes démoralisées du Sultan ne
peuvent faire face et vaincre la machine militaire bulgare, organisée
par ceux que l’on appelait alors les “Prussiens des Balkans”.
Les péripéties de la
campagne militaire font que Ferdinand, qui a fait accrocher au mur de sa
chambre un tableau représentant Sainte Sophie, pense que son rêve va
très bientôt se réaliser. Le monde entier applaudit avec enthousiasme
aux victoires des Bulgares. À la mi-novembre, les armées bulgares
atteignent la “Ligne Tchadaldja”, à une journée de marche de
Constantinople. Les défenseurs de la capitale ottomane se barricadent.
Les officiers ottomans haranguent leurs soldats et leur expliquent
l’enjeu du combat : rien moins que l’héritage de la famille d’Osman. En
mobilisant leurs forces dans un suprême effort, les Turcs se cabrent. Le
front se stabilise après une bataille sanglante, qui a lieu les 17 et
18 novembre. Les assaillants acceptent alors une proposition
d’armistice, suggérée par les Turcs les 13 novembre. Le 3 décembre 1912,
les représentants de l’Alliance balkanique (à l’exception des Grecs) et
ceux du Sultan signent un accord d’armistice.
Ferdinand accepte car
un ennemi inattendu vient de surgir et menace tous les protagonistes du
conflit : le choléra. Ferdinand renonce alors à son voeu très cher :
faire dire une messe dans Sainte Sophie car on lui avait prédit un jour
qu’il mourrait de cette terrible maladie. Cette sombre prophétie ne
s’est pas réalisée. Bien au contraire : Ferdinand survivra à ses deux
fils et mourra de vieillesse, âgé de près de 90 ans, dans le château de
Cobourg, le 10 septembre 1948.
Lors des négociations
de paix en décembre et janvier 1912/1913, on s’est rapidement aperçu
que toutes les puissances impliquées, à l’exception de
l’Autriche-Hongrie, jalousaient le succès des Bulgares. Le Roi de Grèce
est aigri, suite à l’affaire de Salonique et, de surcroît, il aurait
bien voulu entrer lui-même dans Constantinople. En plus, le prince
héritier Constantin a épousé une soeur de Guillaume II, Empereur
d’Allemagne ; celui-ci déteste Ferdinand. De manière totalement
inattendue, la Roumanie entre en scène. Elle s’était tenue à l’écart de
la guerre mais le Hohenzollern, qui occupe le trône à Bucarest, réclame
une compensation pour sa neutralité, qui a permis de couvrir les
arrières des Bulgares : il veut le Sud de la Dobroudja, même si cette
région n’est pas peuplée de Roumains. La Russie, à son tour, qui est
pourtant l’ancienne puissance protectrice de la Bulgarie, se montre
jalouse du petit peuple frère slave. En tant que “Troisième Rome”, elle
estime être la seule puissance en droit de reconquérir Constantinople,
devenue capitale ottomane, pour la gloire de la chrétienté.
Les négociations
n’aboutissent à rien. Un coup d’État éclate à Constantinople. Les
Bulgares, les Serbes et les Grecs reprennent alors les armes et, le 3
février 1913, la guerre reprend. Au cours de cette deuxième phase du
conflit balkanique, les Ottomans chercheront à reprendre l’initiative,
mais leur tentative de débarquer au nord des Dardanelles échoue. Les
armées serbes et bulgares prennent la forteresse d’Andrinople (Edirne) à
la fin du mois de mars. Les Grecs, pour leur part, occupent Yanina.
Une guerre de
position s’installe en vue de Constantinople. Les Bulgares sont une
nouvelle fois minés par une épidméie de choléra et ne peuvent plus
lancer d’offensive. Un nouvel armistice est signé : c’est le prélude à
la Paix de Londres de mai 1913. Les Bulgares ont certes agrandi leur
territoire, mais Constantinople, but de Ferdinand, demeure turque, très
loin de ses frontières.
Erich KÖRNER-LAKATOS.
(article paru dans “zur Zeit”, Vienne, n°13/2006; http://www.zurzeit.at/ ).
par R. Steuckers
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