mardi 5 novembre 2013

Gustave Thibon : l'histoire d'une âme par Jacques Trémolet de Villers

FRANÇOISE CHAUVIN publie, aux éditions du Rocher, un deuxième recueil des inédits de Gustave Thibon. J'avais déjà dit, ici, combien le premier Aux ailes de la lettre avait eu la grâce de faire revivre, pour ceux qui l'ont connu, le Thibon de Saint-Marcel d'Ardèche et de Fontaynes, le Thibon s'interrogeant, et vous interrogeant en toute liberté… en toute lucidité.

Avec ce nouveau recueil, Parodies et mirages, la décadence d'un monde chrétien, les propos qui vont des années trente à la fin des années soixante-dix, c'est l'histoire d'une âme qui continue de se dévoiler, histoire des combats intérieurs, des doutes et des résolutions du doute, des colères aussi, et, toujours ce goût de la lumière, cette lucidité qui arrache les masques, et va jusqu'au fond, pour ne rien laisser dans l'ombre, ou, mieux encore, pour accepter de définir l'ombre, puisqu'ombre il y a, et surtout, ne pas la prendre, cette ombre, pour une sorte de lumière supérieure. Plus bref que le premier, ce recueil n'en est pas moins comme tout ce qui vient de Thibon, incisif, chirurgical, décisif. On peut ne pas être d'accord… et, d'ailleurs, lui-même semble, à première lecture, d'un chapitre à l'autre, se contredire ou plutôt nuancer sa pensée, envisager l'autre point de vue, la définir si justement qu'il en devient convaincant. Dans ce dialogue avec lui-même Thibon nous ouvre à ce qui me semble être la grande méthode philosophique - ou au moins, celle dont nous avons le plus besoin aujourd'hui - qui est de questionner sans cesse les évidences - ou prétendues telles - que le monde nous envoie… même et surtout lorsque ce monde semble prendre les visages les plus renommés, y compris parfois le visage de l'Eglise. Distinguer l'essentiel de l'accessoire, le permanent de l'accidentel, et, en définitive, le but et les chemins pour y accéder.
À la lecture de ces méditations contrastées, à cet examen, au scalpel, du cœur et de l'esprit de l'homme, de la lutte en nous du Dieu-esprit et du Dieu-social, les mots de l'Évangile « Je suis la voie, la vérité et la vie » prennent leur vrai relief. C'est dans la communion toujours plus étroite à l'esprit de Jésus-Christ que l'homme - et le chrétien - trouve le moyen d'échapper aux parodies et aux mirages, comme à la décadence du christianisme.
Thibon n'est d'aucun camp, d'aucune chapelle, d'aucun mouvement. Et, pourtant, nous le savons, nous qui l'avons connu et fréquenté, à chaque sollicitation, pour un article, une conférence, des entretiens, voire plus, pour des journées entières dans nos camps de formation, il répondit présent, et, sans retenue, il payait de sa personne, pour nous montrer le chemin, ouvrir nos yeux et nos cœurs à la sagesse, et au bon sens. Y a-t-il eu plusieurs Thibon, comme il y avait, à l'évidence, dans « Ulysse-Maurras », « ces Ulysses nombreux que sa rigueur éteint » ? Et son meilleur et plus fidèle disciple nous donnerait-elle indiscrètement, les confidences du Thibon méconnu ? Ce serait méconnaître gravement la vérité de ce livre que de parler ainsi. Thibon, comme Maurras, sur lequel il médite beaucoup, est multiple, bien sûr. Qui ne l'est pas ? Mais son œuvre est une. Les inédits ne contredisent pas les œuvres publiées de son vivant. Au contraire, ils les éclairent, et nous apprennent à mieux les lire. Je me souviens du choc que fit, dans certains milieux, la publication de l'Ignorance étoilée. Nous étions quelques-uns alors, à rappeler que les aphorismes qui en avaient secoué plus d'un, étaient déjà, en substance, dans Notre regard qui marque à la lumière et dans l'Échelle des Jacob. L'unité de Thibon est dans sa quête, jamais assouvie, de Dieu. C'est par là qu'il est grand et c'est dans cette quête que s'harmonisent les détails qui, pris séparément, peuvent paraître ou sont contradictoires. Oui, il y a une antithèse entre le néant de saint Jean de la Croix - la nuit obscure et le détachement - et les pompes de la place Saint-Pierre. Oui, il y a une antithèse - mais qui est autre, une vraie contradiction celle-là - entre Jeanne guidée par ses voix et les évêques, les docteurs en Sorbonne et les grands inquisiteurs la jugeant et la condamnant. Oui, nous avons tous la tentation de confondre le chemin et le but, quand ce chemin n'est pas Jésus-Christ lui-même. Oui, nous devons sans cesse faire effort pour faire nôtre la parole de Jeanne : « M'est avis que du Christ et de l'Église, c'est tout un ! », quand nous fréquentons certains hommes d'Église… mais si Jeanne a pu le dire, en face des hommes d'Église, par lesquels elle était jugée et condamnée — « Évêque, c'est par toi que je meurs ! », nous n'avons aucun mérite, nous, à reconnaître cette vérité.
Dans cette quête de Dieu, Thibon s'est engagé tout entier. C'est un homme entier, comme on le dit d'un cheval, et s'il accepte « les mutilations ascétiques », il sait que ce sont des mutilations qu'il ne transforme pas, au sirop de bonnes paroles, en concessions aimables. Si Dieu reste, par définition, l'Inconnaissable, l'Inaccessible, l'Ineffable, s'il faut accepter de plonger, sans recours et sans secours, dans le mystère, sauf à nous construire notre petit dieu à nous, les chemins pour parvenir à cette porte, eux, sont connus, délimités, exactement, scientifiquement décrits : ascèse, détachement, renoncement à soi-même. La science des saints existe et elle est expérimentale. « Les grandes aventures sont intérieures », écrivait saint Jean de la Croix. Ce livre est une chronique de cette aventure intérieure. Elle est vraie, profonde, lucide. Elle est étrangère à tout romantisme. Ce n'est pas du tout « au risque de se perdre », sauf à « se perdre en Dieu ». Elle n'est pas une complaisance dans le scepticisme, sauf à se rappeler les mots de Nietzche que Thibon citait si souvent : « quand le scepticisme s'unit au désir, alors naît le mysticisme ». Enlevons l'isme, qui est toujours déplaisant. C'est un livre qui dévoile le vrai visage de son auteur : un visage si rare aujourd'hui, même dans le monde chrétien : le vrai visage d'un vrai mystique.
J-T.V PRESENT — Mercredi 8 juin 2011

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