Avec ce nouveau recueil, Parodies et mirages, la décadence d'un monde chrétien,
les propos qui vont des années trente à la fin des années soixante-dix,
c'est l'histoire d'une âme qui continue de se dévoiler, histoire des
combats intérieurs, des doutes et des résolutions du doute, des colères
aussi, et, toujours ce goût de la lumière, cette lucidité qui arrache
les masques, et va jusqu'au fond, pour ne rien laisser dans l'ombre, ou,
mieux encore, pour accepter de définir l'ombre, puisqu'ombre il y a, et
surtout, ne pas la prendre, cette ombre, pour une sorte de lumière
supérieure. Plus bref que le premier, ce recueil n'en est pas moins
comme tout ce qui vient de Thibon, incisif, chirurgical, décisif. On
peut ne pas être d'accord… et, d'ailleurs, lui-même semble, à première
lecture, d'un chapitre à l'autre, se contredire ou plutôt nuancer sa
pensée, envisager l'autre point de vue, la définir si justement qu'il en
devient convaincant. Dans ce dialogue avec lui-même Thibon nous ouvre à
ce qui me semble être la grande méthode philosophique - ou au moins,
celle dont nous avons le plus besoin aujourd'hui - qui est de
questionner sans cesse les évidences - ou prétendues telles - que le
monde nous envoie… même et surtout lorsque ce monde semble prendre les
visages les plus renommés, y compris parfois le visage de l'Eglise.
Distinguer l'essentiel de l'accessoire, le permanent de l'accidentel,
et, en définitive, le but et les chemins pour y accéder.
À la lecture de ces
méditations contrastées, à cet examen, au scalpel, du cœur et de
l'esprit de l'homme, de la lutte en nous du Dieu-esprit et du
Dieu-social, les mots de l'Évangile « Je suis la voie, la vérité et la
vie » prennent leur vrai relief. C'est dans la communion toujours plus
étroite à l'esprit de Jésus-Christ que l'homme - et le chrétien - trouve
le moyen d'échapper aux parodies et aux mirages, comme à la décadence
du christianisme.
Thibon n'est d'aucun
camp, d'aucune chapelle, d'aucun mouvement. Et, pourtant, nous le
savons, nous qui l'avons connu et fréquenté, à chaque sollicitation,
pour un article, une conférence, des entretiens, voire plus, pour des
journées entières dans nos camps de formation, il répondit présent, et,
sans retenue, il payait de sa personne, pour nous montrer le chemin,
ouvrir nos yeux et nos cœurs à la sagesse, et au bon sens. Y a-t-il eu
plusieurs Thibon, comme il y avait, à l'évidence, dans « Ulysse-Maurras
», « ces Ulysses nombreux que sa rigueur éteint » ? Et son
meilleur et plus fidèle disciple nous donnerait-elle indiscrètement, les
confidences du Thibon méconnu ? Ce serait méconnaître gravement la
vérité de ce livre que de parler ainsi. Thibon, comme Maurras, sur
lequel il médite beaucoup, est multiple, bien sûr. Qui ne l'est pas ?
Mais son œuvre est une. Les inédits ne contredisent pas les œuvres
publiées de son vivant. Au contraire, ils les éclairent, et nous
apprennent à mieux les lire. Je me souviens du choc que fit, dans
certains milieux, la publication de l'Ignorance étoilée. Nous étions
quelques-uns alors, à rappeler que les aphorismes qui en avaient secoué
plus d'un, étaient déjà, en substance, dans Notre regard qui marque à la
lumière et dans l'Échelle des Jacob. L'unité de Thibon est dans
sa quête, jamais assouvie, de Dieu. C'est par là qu'il est grand et
c'est dans cette quête que s'harmonisent les détails qui, pris
séparément, peuvent paraître ou sont contradictoires. Oui, il y a une
antithèse entre le néant de saint Jean de la Croix - la nuit obscure et
le détachement - et les pompes de la place Saint-Pierre. Oui, il y a une
antithèse - mais qui est autre, une vraie contradiction celle-là -
entre Jeanne guidée par ses voix et les évêques, les docteurs en
Sorbonne et les grands inquisiteurs la jugeant et la condamnant. Oui,
nous avons tous la tentation de confondre le chemin et le but, quand ce
chemin n'est pas Jésus-Christ lui-même. Oui, nous devons sans cesse
faire effort pour faire nôtre la parole de Jeanne : « M'est avis que du Christ et de l'Église, c'est tout un !
», quand nous fréquentons certains hommes d'Église… mais si Jeanne a pu
le dire, en face des hommes d'Église, par lesquels elle était jugée et
condamnée — « Évêque, c'est par toi que je meurs ! », nous n'avons aucun mérite, nous, à reconnaître cette vérité.
Dans cette quête de
Dieu, Thibon s'est engagé tout entier. C'est un homme entier, comme on
le dit d'un cheval, et s'il accepte « les mutilations ascétiques », il
sait que ce sont des mutilations qu'il ne transforme pas, au sirop de
bonnes paroles, en concessions aimables. Si Dieu reste, par définition,
l'Inconnaissable, l'Inaccessible, l'Ineffable, s'il faut accepter de
plonger, sans recours et sans secours, dans le mystère, sauf à nous
construire notre petit dieu à nous, les chemins pour parvenir à cette
porte, eux, sont connus, délimités, exactement, scientifiquement décrits
: ascèse, détachement, renoncement à soi-même. La science des saints
existe et elle est expérimentale. « Les grandes aventures sont
intérieures », écrivait saint Jean de la Croix. Ce livre est une
chronique de cette aventure intérieure. Elle est vraie, profonde,
lucide. Elle est étrangère à tout romantisme. Ce n'est pas du tout « au
risque de se perdre », sauf à « se perdre en Dieu ». Elle n'est pas une
complaisance dans le scepticisme, sauf à se rappeler les mots de
Nietzche que Thibon citait si souvent : « quand le scepticisme s'unit au
désir, alors naît le mysticisme ». Enlevons l'isme, qui est
toujours déplaisant. C'est un livre qui dévoile le vrai visage de son
auteur : un visage si rare aujourd'hui, même dans le monde chrétien : le
vrai visage d'un vrai mystique.
J-T.V PRESENT — Mercredi 8 juin 2011
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