dimanche 17 juillet 2011

La philosophie de l’histoire

Les historiens ne sont en général guère philosophes. Ils veulent rester la plupart du temps des techniciens de leur métier. Au cours du dernier siècle, l'audace principale de certains a été l'utilisation d'une vulgate marxiste. Globalement, il y avait les historiens marxistes et les autres. L'Histoire événementielle possède une forte inertie et se retrouve dans les manuels scolaires et universitaires. Le sens de l'Histoire et son prolongement la fin de l'Histoire n'ont pas été uniquement une idée marxiste. Albert Camus s'en méfiait : « La fin de l'Histoire n'est pas une valeur d'exemple et de perfectionnement. Elle est un principe d'arbitraire et de terreur ». Que d'hommes et de femmes condamnés à mort au nom du sens et de la fin de l'Histoire !
Le plus grand philosophe qui a théorisé, pensé l'Histoire, a été Hegel. Son influence a été considérable jusqu'à aujourd'hui. Il y a eu aussi dans la pensée allemande un courant anti-hégélien avec la philosophie critique de l'Histoire (Dilthey, Rickert, Windelband, Simmel, Weber,…). Cette philosophie fait apparaître chez l'homme sa temporalité et son historicité. Heidegger rend hommage à Dilthey dans Sein und Zeit en reprenant ce thème.
Ce qui est certain est que l'Histoire n'est pas un savoir comme les autres. Si pratiquement tous les grands philosophes ont théorisé sur la connaissance et ses possibilités, ils ne se sont pas tous attaqués à l'Histoire qui est par définition non reproductible et ne peut utiliser les mêmes méthodes. Trouver un sens à l'Histoire comme la raison chez Hegel, les luttes des classes chez Marx, pour aboutir à une « fin de l'Histoire », tout cela s'oppose à une vision chaotique prônée par certains, ce qu'on appelle l'hypercriticisme. Est-il possible de trouver de l'intelligible dans la « cohue bigarrée de l'Histoire » ?
Se pose en histoire plus qu'ailleurs la question de la subjectivité de l'historien qui doit lui-même décider ce qu'est un fait historique en faisant référence à ses valeurs propres.
On peut facilement abonder dans l'hypercriticisme que défend par exemple Peul Veyne. Pour lui, l'Histoire ne doit avoir aucune prétention scientifique « la méthode de l'Histoire n'a fait aucun progrès depuis Hérodote et Thucydide ». « Comme le roman, l'Histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page ». « L'Histoire est un savoir décevant qui enseigne des choses, qui seraient aussi banales que notre vie si elles n'étaient différentes ». Les dernières grandes visions de l'Histoire eu XXème siècle ont été celle de Spengler et « le déclin de l'Occident » livre qui a influencé le nazisme, la fin de l'histoire (lecture hégélienne) avec la mise en place du libéralisme après les parenthèses du fascisme et du communisme, thèse qui a été celle de Fukuyama qu'on a opposé au choc des civilisations de Samuel Huntington.
Hegel et la raison dans l'Histoire
Hegel a été le philosophe qui a voulu penser l'Histoire dans sa totalité. L'Histoire a un sens selon lui. « La seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la raison… l'idée que la raison gouverne le monde et que par conséquent l'histoire universelle s'est elle aussi déroulée rationnellement ».
Hegel rend intelligibles les événements historiques. D'étape en étape, l'Histoire s'unifie. Chaque moment est supérieur à celui qui précède. L'Histoire a été faite par les peuples d'Orient et les Grecs, les Romains, les peuples d'Europe occidentale. L'Afrique reste pour Hegel totalement à l'écart de l'Histoire universelle. L'homme n'est pas sorti de son état naturel. Pour Hegel, il y a histoire parce qu'un être ne peut s'exprimer dans la Nature, ne s'y trouve pas chez lui et cherche donc à s'en arracher.
La philosophie de l'Histoire de Hegel se trouve dans son livre : « La raison dans l'Histoire (Die Vernunft in der Geschichte) ». Cette idée de raison date d'Anaxagore pour qui le « nous » (esprit) dirige le monde.
Pour Hegel, tout peut être compris, explicable. La réalité historique ne peut être qu'intelligible. « Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel ». La raison régit le monde historique en se servant des passions individuelles des hommes. Hegel nomme cela ruse de la raison.
Le sens qu'a l'Histoire n'est pas forcément celui que les hommes souhaitent. Hegel distingue trois façons d'écrire l'Histoire :
    1.    L'histoire originale,
2.    L'histoire réfléchie,
3.    L'histoire philosophique.
L'histoire originale est celle des historiens qui relatent les événements qu'ils ont vécus ou observés. Les historiens types sont Hérodote, Thucydide, César, le Cardinal de Retz, …
L'histoire réfléchie est celle des historiens professionnels. L'écrivain peut y mettre des réflexions morales et politiques.
L'histoire philosophique consiste à connaître l'Esprit qui guide l'Histoire. « Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde. »
En tout cas, il n'y a pas d'Histoire sans récit historique et un peuple doit former un Etat pour avoir une histoire.
Le matérialisme historique (Marx)
Marx a été un hégélien de gauche. Il reprend la dialectique hégélienne.
Les deux idées les plus fortes du matérialisme historique sont la lutte des classes et le primat de l'économie. « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles ».
Les forces productives et les rapports de production constituent l'infrastructure économique d'une société. Existe aussi une superstructure qui est l'ensemble des institutions juridiques et politiques d'une société.
Ce schéma marxiste est devenu un lieu commun de très nombreux historiens même s'ils ne partagent pas la vision marxiste de l'Histoire. Marx a distingué une succession de modes de production : «… les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives ».
On retrouve là l'influence hégélienne. Les modes de production sont caractérisés par les rapportes de production : le mode de production antique par l'esclavage, le mode de production féodal par le servage. Le mode de production capitaliste a comme rapport de production le salariat. En tout cas chez Marx, comme chez Hegel, il y a un sens et une fin de l'Histoire. « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale… Avec cette formation sociale s'achève donc la préhistoire de la société humaine. »
L'Histoire devait accoucher d'une société communiste (Le Grand Soir), réminiscence du paradis chrétien.
La philosophie critique de l'Histoire
Le refus de l'hégélianisme a eu deux prolongements : le marxisme et les philosophes des sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften). Ces derniers ont constitué ce qu'on a appelé la philosophie critique de l'Histoire. Dilthey en un représentant. Il ne croit pas à l'esprit absolu et sa pensée se situe hors du marxisme. Il récuse l'idée d'un sens de l'Histoire : « L'existence d'une fin de l'Histoire est absolument partiale ».
Pour Rickert, l'historien fait le tri entre ce qui est important pour lui en se référant à des valeurs. Se référer à des valeurs est un acte théorique. Il faut que ces valeurs se trouvent dans la réalité historique. On retrouve l'importance des valeurs pour l'historien chez Max Weber : « Le concept de culture est un concept de valeur ».
Un phénomène n'a pas de signification culturelle en soi, mais uniquement relativement aux idées de valeurs de l'historien.
Quant à Simmel : « L'Histoire n'existe en tant que telle que par l'activité du moi connaissant et par sa capacité de mise en forme ». L'Histoire ne dépend que de l'historien et de son activité mentale. Ceci semble trivial, mais cela veut dire aussi que l'historien ne reproduit pas le réel, mais le transforme selon ses propres catégories.
Nietzsche
La question qu'il se pose est de savoir si l'histoire ou plutôt la connaissance historique est favorable ou défavorable à la vie. L'Histoire existe parce que l'homme se souvient et qu'il anticipe un avenir. L'homme est un animal malheureux car historique.
Nietzsche présente trois formes d'historiographie : l'histoire monumentale, l'histoire antiquaire ou traditionaliste, l'histoire critique.
L'histoire monumentale célèbre des modèles : « Elle permet de voir que telle grandeur a jadis été possible ». Elle peut être néfaste si les morts finissent par enterrer les vivants.
L'histoire traditionaliste ou antiquaire vénère les reliques. Elle peut dégénérer en passéisme.
L'histoire critique consiste à juger le passé en fonction du présent. Nietzsche critique fortement la science historique allemande de son époque positiviste. La soi-disant neutralité n'est qu'indifférence ou fumisterie.
Heidegger et ses inspirateurs
Pour Heidegger, le fondement de l'histoire c'est la vision existentiale du Dasein (être-là) qui possède un sort et un destin. Le Dasein appartient à une communauté (Gemeinschaft). Pourquoi les hommes s'intéressent au passé ? Heidegger utilise le concept d'historialité. Le Dasein est un être-dans-un-monde qui lui donne son historialité.
Pour fonder l'historialité, Heidegger utilise trois termes : « héritage », « sort » et « destin ». Il y a « héritage » puisque l'homme est un être-jeté et la compréhension du passé permet la compréhension de nous-mêmes. Le « sort » est la conscience de nos possibilités limitées. Par exemple, le « aléa jacta est » (le sort en est jeté) de Jules César traversant le Rubicon. C'est la résolution des hommes au milieu de leurs possibilités qui les rend capables d'avoir un sort. L'engagement politique d'un individu le relie plus fortement à sa communauté. Le « destin » est lié aux peuples et aux nations. Le destin est le sort d'une nation. L'homme est un être avec d'autres et un être-au-monde-ensemble. Le Dasein se choisit aussi son héros (Held). Il n'existe pas de sujet isolé ou de fait isolé. Il faut un arrière-plan de signification qu'on appelle « monde ». Un fait est historique lorsqu'il a une signification pour l'existence humaine. L'histoire n'existe qu'en ayant une portée existentiale.
On ne peut passer sous silence l'engagement politique de Heidegger qui prend un sens dans sa vision de l'Histoire. Il y a un pathos de l'historialité qui existe chez tous les philosophes de la tradition conservatrice. Heidegger s'opposait à tous les universaux (humanité, internationale, catholicité, …).
L'idée de communauté est essentielle pour cette pensée conservatrice et anti-universaliste. Ces idées se retrouvent chez Carl Schmitt et sa négation des droits de l'homme caractéristiques de l'individualisme libéral. Pour Spengler comme pour Heidegger, l'histoire est aussi combat : « Il n'y a pas d'« homme en soi » comme le prétend le bavardage des philosophes, mais uniquement des hommes d'un temps déterminé, en un lieu déterminé, d'une race, avec des caractéristiques personnelles qui s'imposent ou qui succombent dans le combat avec un monde donné... ».
« Ce combat, c'est la vie … en tant que combat pour la volonté de puissance, cruelle, inexorable, un combat sans pitié » (O. Spengler)
Conclusion
Il faut reconnaître que la philosophie de l'Histoire a été essentiellement allemande. S'il est un domaine flou et difficile à discerner, c'est bien celui de l'Histoire. Elle est non reproductible et ne peut prétendre au statut de Science. Ceci n'a pas empêché une réflexion sur l'Histoire et nous avons vu la multiplicité de cette réflexion. Peut-on du fatras de l'Histoire dégager des idées générales. Chaque vision de l'Histoire accentue un aspect plus qu'un autre mais ne peut être totalement rejeté. Il y a des classes sociales même si ce concept devient très différent et moins évident qu'autrefois. L'historicité de l'homme est une donnée difficile à nier. Le moi est une construction de l'Histoire. Les philosophes comme Kierkegaard ou Schopenhauer ont voulu dissocier l'individu de l'Histoire par anti-hégélianisme, ce qui semble artificiel et orgueilleux.
On réécrit sans cesse l'Histoire en fonction de la mentalité et de nos passions du moment. L'objectivité n'existe pas, en Histoire moins qu'ailleurs. L'Histoire est écrite par les vainqueurs et en fonction des valeurs qui se sont imposées. Faut-il comme Paul Veyne n'y voir que le roman de l'homme ?
Comme le préconise Nietzsche, ne doit-on s'intéresser à elle que dans la mesure où elle sert la vie, c'est-à-dire ne pas s'enfermer dans le passé ?
L'Histoire et la valeur que nous y accordons sont ce qui sépare l'homme des animaux.
Patrice GROS-SUAUDEAU

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