Ennemi personnel de Victor Hugo, bouc-émissaire des républicains pour la défaite de 1870, éclipsé par la légende dorée de son oncle, Napoléon III reste perçu comme un empereur faible, hésitant et rêveur, portrait que lui ont brossé ses adversaires. Pourtant, son règne coïncide avec un essor économique sans précédent et marque une amélioration significative de la condition des classes laborieuses. Et au contraire de son illustre oncle, il laissa la France plus grande qu’il ne l’a trouvé.
Louis-Napoléon Bonaparte fut élu premier président de la République en 1848 (à 74,1 % des suffarges) mais ce n’est qu’à partir de 1851 qu’il put réellement exercer le pouvoir comme il l’entendait, étant auparavant « prisonnier » de son gouvernement, lequel, dominé par les monarchistes, continuait à gérer les affaires comme sous Louis-Philippe. En 1852, il restaura l’Empire le 2 décembre suite à un plébiscite (91 % de « Oui ») dont même Jules Ferry ne remettra pas en doute le bon déroulement et l’authenticité du résultat.
L’Empire dura 18 ans, et l’on y distingue traditionnellement la phase « autoritaire » (1852-1860) et la phase « libérale » (1860-1870). Le Corps législatif, composé de 270 élus au suffrage universel, ne posséda que peu de pouvoirs durant la phase autoritaire (le seul important était la possibilité de rejeter une proposition de loi). A partir de 1860, l’empereur libéralisa son régime, assouplissant la censure et octroyant davantage de droits au Corps législatif (droit d’adresse, droit d’amendement élargi). Napoléon III voulut montrer que l’Empire était compatible avec la liberté. En 1867-1868, l’Empire prend un tournant encore plus libéral avec la suppression de la censure et l’octroi du droit d’interpellation au Corps législatif.
I. Le bonapartisme de Napoléon III
Photographie de 1860.
Napoléon III ne se considérait pas comme un idéologue, se voulant résolument réaliste et adapté à son époque. « Aujourd’hui la France m’entoure de ses sympathies, parce que je ne suis pas de la famille des idéologues. » affirma-t-il deux mois avant la restauration impériale (discours de Bordeaux, 9 octobre 1852). En 1849 il disait déjà à l’Assemblée : « Je ne bercerai pas le peuple d’illusions et d’utopies qui n’exaltent les imaginations que pour aboutir à la déception et à la misère. »
Le bonapartisme selon Napoléon III est avant tout un pragmatisme : « Non seulement un même système ne peut pas convenir à tous les peuples, mais les lois doivent se modifier avec les générations, avec les circonstances plus ou moins difficiles » (Considérations politiques et militaires sur la Suisse). Quelques grands principes intangibles fondent cependant le bonapartisme : la souveraineté populaire, l’ordre et la liberté.
Napoléon III entendit réunir tous les Français et défendre la souveraineté populaire. En cela, il s’appuya sur le modèle de son oncle : « Napoléon eut ses torts et ses passions, mais ce qui le distinguera éternellement de tous les souverains, c’est qu’il fut le roi du peuple, tandis que les autres furent les rois des nobles et des privilégiés. » (Réponse à Lamartine, 1843) ; « Ne lui reprochez pas sa dictature : elle nous menait à la liberté, comme le soc de fer qui creuse les sillons prépare la fertilité des campagnes. […] Le malheur du règne de l’empereur Napoléon, c’est de n’avoir pu recueillir tout ce qu’il avait semé, c’est d’avoir délivré la France sans avoir pu la rendre libre » (Rêveries politiques, 1832).
« Malheur aux souverains dont les intérêts ne sont pas liés à ceux de la nation ! ». L’homme se méfia forment des partis et des élites plus généralement, qui selon lui font passer l’intérêt particulier avant l’intérêt général. Lors de l’inauguration du chemin de fer à Creil, en juin 1850, il déclara : « chaque jour me le prouve, mes amis les plus sincères, les plus dévoués ne sont pas dans les palais, ils sont sous le chaume ; ils ne sont pas sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, dans les campagnes. ». Conclusion de ses Rêveries politiques : « Au-dessus des convictions partielles, il y a un juge suprême qui est le peuple ». Il reprit l’idée lors de sa proclamation du 14 janvier 1852 : « le Peuple reste toujours maître de sa destinée. Rien de fondamental ne se fait en dehors de sa volonté. »
Après avoir été triomphalement porté au pouvoir, il tenta de gouverner durant la première décennie avec le peuple, sans véritables intermédiaires, ce qui lui vaut de la part de certains historiens le qualificatif de « populiste » (Pierre Milza). Une note de la main de l’empereur retrouvée aux Tuileries dit : « Qu’est-ce que le Peuple ? Est-ce par hasard les cinq à six mille personnes qui se réunissent dans Paris au club ou à la Redoute et qui croient parler au nom de la France entière ? Est-ce les salons, les ateliers ? Est-ce le [illisible] ? Est-ce la jeunesse ivre d’enthousiasme ? Est-ce la vieillesse regrettant le passé ? Est-ce l’armée ? Est-ce le Corps législatif ? Non, le peuple, c’est la masse entière de la nation, celle qui exerce le suffrage universel. Voilà notre maître à tous ; et ces cotteries qui s’appellent le peuple commettent un blasphème. »
II. L’Empereur entrepreneur
Chemin de fer du Nord, 1867.
Napoléon III mena une politique économique active en lançant un programme de grands travaux : « Nous avons d’immenses territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser, des rivières à rendre navigables, des canaux à terminer, notre réseau de chemins de fer à compléter. […] Nous avons tous nos grands ports de l’Ouest à rapprocher du continent américain par la rapidité de ces communications qui nous manquent encore. » (Discours de Bordeaux, 1852). L’empereur pensait relancer la croissance par la consommation en donnant du travail aux inactifs, d’autre part, il était certain que les retours de ces investissements compenseraient largement le coût des travaux.
De fait, le Second Empire connut une période de croissance soutenue : de 1850 à 1869, le PIB passe de 11 milliards à 20, soit une croissance annuelle de +1,4 % (en moyenne). Pour comparaison, le PIB était à 9 milliards en 1830 et sera à 22 milliards en 1890.
Le chemin de fer reçoit une impulsion décisive : en 1851, la France compte 3500 kilomètres de voies ferrées (10.000 en Grande-Bretagne), ce chiffre passe à 17.000 en 1870 (2000 km de plus qu’en Grande-Bretagne). Les lois de 1859 et 1863 donnent naissance à six grands réseaux : Nord, Est, Orléans, Paris-Lyon-Marseille, Midi et Ouest. L’Empire ne néglige pas non plus les routes, dont la progression en kilomètres est supérieure de +43 % en moyenne par rapport aux deux régimes précédents (le kilométrage des voies carrossables triple).
L’Empire favorise la mise en place d’un système moderne de crédit : naissances du Crédit Foncier et du Crédit Mobilier en 1852, du Crédit Industriel et Commercial (1859), du Crédit Lyonnais (1863), de la Société Générale (1864) et de la Banque de Paris (1869). Une loi de 1865 autorise l’usage des chèques. La loi du 23 mars 1863 créé les sociétés anonymes à responsabilité limitée (SARL), la loi du 24 juillet 1867 les sociétés anonymes (SA).
Pour obliger l’industrie à se moderniser, la France s’ouvre au libre-échange à partir de 1860 avec la Grande-Bretagne. Les droits de douane sur les matières premières et la plupart des produits alimentaires sont abolis. D’autres accords commerciaux sont conclus avec le Piémont-Sardaigne, la Belgique ou l’Autriche.
Les retombées économiques profitent aux plus fortunés mais aussi aux classes laborieuses. En 1848, Louis-Napoléon fit part de sa volonté « d’introduire dans nos lois industrielles les améliorations qui tendent, non à ruiner le riche au profit du pauvre, mais à fonder le bien-être de chacun sur la prospérité de tous ».
La paysannerie connaît un « petit âge d’or » (Matthieu Brejon de Lavergnée) : le chemin de fer permet d’ouvrir de nouveaux débouchés, la spécialisation des cultures, l’essor du fourrage artificiel et de l’assolement triennal. Si l’exode rural s’accélère dans les années 1850, il se ralentit l’année suivante, car il touche essentiellement les marginaux des campagnes (journaliers, artisans ruraux). L’empereur fait mener de grands travaux de drainage et d’irrigation (Provence) entraînant une hausse de la productivité. La paysannerie restera le principal soutien de l’Empire jusqu’à sa chute.
La hausse du salaire ouvrier s’accélère pendant l’Empire : +6,7 % de 1850 à 1860, +9,5 % de 1860 à 1870 ; tandis que les prix (notamment des matières agricoles) baissent. Les classes populaires voient leur alimentation se diversifier : progression de la consommation de viande (+22 %), de lait (+22%), de graisse animale (+27 %), de sucre et de chocolat (+250 %).
Le commerce se transforme, avec l’essor du grand magasin au détriment des petits commerces de détail. Le Bon Marché (rachat de Boucicaut en 1863), premier grand magasin, amène un certain nombre de nouveautés : étiquettes mentionnant systématiquement le prix sur les produits, prix fixes, décor architectural, éclairages, vitrines. A partir de 1865, le Printemps concurrence Le Bon Marché.
III. La « fibre sociale »
Louis-Napoléon Bonaparte s’intéressa très tôt aux questions sociales sous l’influence de son précepteur Philippe le Bas – un jacobin – et de sa mère Hortense. Le personnage même est décrit par sa mère comme ouvert et généreux : jeune, il aurait par exemple donné son manteau et ses souliers à des pauvres. Au fort de Ham, il écrivit un petit traité nommé L’extinction du paupérisme (1843). Victor Duruy, ministre pendant six ans de Napoléon III, témoigne : « Que de fois l’ai-je vu arriver au Conseil avec des projets d’assistance pour les faibles et les dépourvus ! Sa main était ouverte : elle s’ouvrait même trop, car il ne savait pas répondre par un refus à ceux qui imploraient sa générosité. »
Dans l’Extinction du paupérisme, l’empereur livra sa vision de l’industrie : « L’industrie, cette source de richesse, n’a aujourd’hui ni règle, ni organisation, ni but. C’est une machine qui fonctionne sans régulateur ; peu lui importe la force motrice qu’elle emploie. Broyant également dans ses rouages les hommes comme la matière, elle dépeuple les campagnes, agglomère la population dans des espaces sans air, affaiblit l’esprit comme le corps, et jette ensuite sur le pavé, quand elle n’en sait plus que faire, les hommes qui ont sacrifié, pour l’enrichir, leur force, leur jeunesse, leur existence. Véritable Saturne du travail, l’industrie dévore ses enfants et ne vit que de leur mort. »
L’empereur créa une Caisse nationale des retraites pour la vieillesse (1850), une assistance judiciaire gratuite pour les travailleurs pauvres (1851), interdit le travail le dimanche et les jours fériés (loi de 1851, abrogée en 1880 par la IIIe République avant d’être revotée en 1906 seulement). Le 26 mars 1852, il permit aux sociétés de secours mutuels de se constituer librement (caisse commune où chaque ouvrier verse une petite partie de son salaire, qui sert d’aide financière pour tout ouvrier malade, invalide ou trop âgé). La même année, une partie des biens confisqués aux princes d’Orléans fut attribuée au logement ouvrier. En 1854, il interdit aux patrons de confisquer et d’annoter l’impopulaire livret ouvrier (le posséder était nécessaire pour pouvoir retrouver un travail). En 1862, il autorisa une délégation de 200 ouvriers à partir en Angleterre pour y étudier l’organisation des syndicats anglais ; en 1864, il autorisa les coalitions (c’est-à-dire le droit de grève) ; en 1868, il permit les réunions publiques à condition de ne pas parler de politique ou de religion. Cela peut paraître encore peu, mais aucun des régimes précédents n’en a fait autant !
La « fibre sociale » de l’empereur s’exprima aussi par des actes charitables. Président, il reversait la moitié de son traitement aux œuvres de charité. Il visita des usines, récompensant les patrons paternalistes et les ouvriers méritants. Il réconforta les victimes des inondations (en 1856) et les malades de l’Hôtel-Dieu. Il multiplia les dons en argent tout au long de son règne (500.000 francs pour la caisse de retraite des travailleurs en 1856, 100.000 francs pour les logements ouvriers de Lille en 1859, 32.000 francs à Lyon en 1860 pour les œuvres de bienfaisance, etc.).
En 1855, il créa avec l’impératrice Eugénie les Fourneaux économiques, qui servirent plus d’un million de repas chauds chaque année, réservés aux indigents et aux plus malheureux (ancêtres des soupes populaires).
Plus symboliquement, lors des grands travaux de Paris, la construction d’un Opéra avait commencé en 1861, chantier dirigé par Charles Garnier. Ce bâtiment devait être grandiose et devenir, pour l’architecte lui-même, un des symboles du Second Empire. Dans le même temps, l’empereur avait décidé la reconstruction de l’Hôtel-Dieu sur l’île de la Cité. Le 31 juillet 1864, il déclara que ce dernier bâtiment était prioritaire sur l’Opéra : « J’attache un grand prix à ce que le monument consacré au plaisir ne s’élève pas avant l’asile de la souffrance. »
Napoléon III voulut rendre l’école gratuite et obligatoire. Dans son discours du trône du 15 février 1865, il affirma que « Dans le pays de suffrage universel tout citoyen doit savoir lire et écrire. » Il revint sur le projet les dernières années du règne mais se heurta à chaque reprise à l’hostilité du Corps législatif, lequel considérait l’empereur comme un utopiste. L’empereur se contenta de multiplier les écoles élémentaires et de faciliter les cours du soir pour les adultes. Il confiera en 1869 à Darimon : « J’aurais fait pour les classes ouvrières bien plus que je n’ai fait, si j’avais rencontré dans le Conseil d’État un puissant auxiliaire. »
IV. L’Empereur bâtisseur
L’achèvement du Louvre. L’empereur approuvant les plans présentés par M. Visconti (Tissier, 1865).
La IIIe République, dans son souci de dénigrer l’ancien souverain, a attribué les transformations de Paris au baron Haussmann, alors que Napoléon III en fut le véritable maître d’œuvre. Pour Éric Anceau, il s’agit de « l’une des plus grandes injustices touchant Napoléon III. […] le concepteur d’ensemble, l’arbitre des possibles et même l’examinateur des détails fut l’empereur en personne. Du reste, le préfet de la Seine le reconnaissait lui-même, malgré son immodestie. En ce domaine comme dans tant d’autres, Napoléon III mûrit longuement ses projets et les réalisa avec une volonté inébranlable. » (Napoléon III. L’homme, le politique).
Le Paris d’alors était composé de rues étroites, malpropres et mal éclairées, terreau propice au banditisme et aux insurrections (les Trois Glorieuses, la révolution de 1848). Un rapide passage de Louis-Napoléon à Paris en 1831 le marqua profondément. En 1832, suite à l’épidémie de choléra, il fut sensible aux solutions proposées par les saint-simoniens : destruction des îlots insalubres et création de grandes artères pour diffuser l’air et la lumière. A Ham, il eut tout le loisir de réfléchir à ses projets. Lorsqu’il arriva à Paris en 1848, il transportait dans ses bagages un grand plan de Paris.
Élu président, il indiqua les aménagements qu’il voulait effectuer : percer de longues avenues, construire de nouveaux immeubles, créer des parcs et espaces verts. En 1853, il fit appel au préfet Haussmann auquel il présenta lors de la première entrevue un plan de Paris parcouru de lignes de différentes couleurs, en fonction des priorités.
Un an avant la nomination d’Haussmann, l’empereur expropria des milliers de Parisiens (décret du 26 mars 1852). Les travaux furent décrits par les contemporains comme colossaux : « Ce n’était plus des bandes d’insurgés qui parcouraient la ville, mais des escouades de maçons, de charpentiers, d’ouvriers de toutes sortes allant à leurs travaux. » (Merruau).
Napoléon III parlait souvent des travaux en conseil des ministres, consultait plusieurs fois par semaine Haussmann, se rendait sur place voir l’avancement. De grands immeubles d’aspect bourgeois et uniforme remplacèrent les maisons insalubres. Églises, hôpitaux, casernes, écoles et parcs virent le jour. L’empereur prit à cœur l’aménagement du bois de Boulogne ; n’hésitant pas à venir tôt le matin pour prendre la direction des opérations, se saisissant d’un marteau et d’un piquet pour montrer la ligne que devaient prendre les allées.
L’éclairage au gaz se répandit, un système d’égout fut mis en place, le système d’adduction d’eau fit des progrès. En vingt ans, Napoléon III fit plus pour Paris que ce qui avait été fait en un siècle.
Sources :
ANCEAU, Eric. Napoléon III. Tallandier, 2008.
Collectif. Napoléon III. L’homme, le politique. Actes du colloque de la Fondation Napoléon, 19-20 mai 2008. Éditions Napoléon III, 2008.
DARGENT, Raphaël. Napoléon III : l’Empereur du peuple. Ed. Grancher, 2009.
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