En ces premiers jours de juin 1916, l’heure est à l’union sacrée et à la réconciliation générale. Le cardinal Amette, cardinal-archevêque de Paris, a dit l’absoute aux funérailles nationales accordées au général Gallieni, athée militant qui, deux ans plus tôt, lui avait interdît la visite des blessés dans les hôpitaux parisiens. Poincaré vient d’épingler la Légion d’honneur sur la poitrine de la reine des Belges sans que les républicains fanatiques y trouvent rien à redire.
Mieux encore : le président de la République a décoré deux “émigrés”, les princes Sixte et Xavier de Bourbon Parme, frères de l’archiduchesse-héritière d’Autriche, qui, dans l’armée belge, se sont, selon la citation qui accompagne le ruban rouge, « signalés par leur courage, le mépris du danger et le dévouement absolu dont ils ne cessent de faire preuve ». Les gazettes, en ce début de juin, s’émerveillent de tels spectacles qui « serviront demain ceux qui soutiennent des idées de royauté comme ceux qui préconisent les principes démocratiques ».
On énumère les exemples édifiants : « N’a-t-on pas vu des socialistes servir et tomber avec zèle aux côtés du lieutenant-colonel Drian, député de la droite et gendre du général Boulanger ? N’a-t-on pas vu les pacifistes d’avant 14 faire leur devoir brillamment et recevoir la Légion d’honneur sur le champ de bataille sous les ordres de jésuites qui ont quitté la soutane pour endosser le dolman d’officier ? »
D’autres, pourtant, s’indignent que ces embrassades unanimistes vont un peu trop loin. Jusque dans la gauche patriotique, on trouve assez malvenue la revendication d’une “Académie nécrologique des amis de Jaurès” qui, à Paris, réclame une avenue et, à Toulouse, a débaptisé les « légendaires allées La Fayette » pour leur donner le nom du « Grand Homme d’Etat ». Ces « fanatiques nouveaux ne doutent plus de rien », protestent certains qui s’indignent que l’on puisse honorer si tôt un homme qui, en 1907, c’est-à-dire il n’y a pas dix ans, appelait dans son discours du Tivoli-Vauxhall les travailleurs à se servir des fusils « non pour aller fusiller de l’autre côté de la frontière des prolétaires mais pour abattre révolutionnairement des gouvernements de crime ».
Dans la recherche d’exemples spectaculaires de réconciliation, les gazettes ont eu l’idée de rechercher les acteurs de l’Affaire Dreyfus dont les terribles déchirements franco-français sont encore, bien évidemment, dans toutes les mémoires.
Les reporters ont vu « le commandant Alfred Dreyfus, tout auréolé de la Légion d’honneur décernée en 1906 pour solde de tous comptes, à la tête d’une batterie du secteur de Paris, discutant stratégie avec des officiers qui avaient déposé contre lui au procès de Rennes ».
Les commentateurs relèvent que le neveu du capitaine, Emile Dreyfus, dont le père, Mathieu, fut l’âme agissante de “l’Affaire”, a, comme son beau-frère Adolphe Reinach, fils de Joseph, été tué en Champagne où il avait gagné la Légion d’honneur au feu, à l’exemple d’ailleurs du fils du colonel du Paty de Clam ; cependant que ce dernier, qui avait été “la dame voilée” de l’Affaire, a reçu, quant à lui, la Croix de guerre.
Les gazettes ont également retrouvé le commandant Anthoine et le commandant de Saint-Morel à qui le capitaine Lebrun-Renault, chargé d’arrêter le capitaine Dreyfus, avait rapporté l’aveu de son prisonnier admettant qu’il avait confié des documents aux Allemands mais « pour les amorcer ». Ils sont aujourd’hui tous les deux généraux.
Le commandant Lauth, dit “le lampiste” alors qu’il joua tout au long de l’Affaire un rôle déterminant en permettant d’abord l’identification de l’auteur du “bordereau” puis en témoignant à charge, est également repéré. Malgré la haine du puissant parti dreyfusard, il a obtenu les galons de colonel et commande un régiment en Lorraine avec « une telle intrépidité que les intellectuels qui l’avaient hué à Rennes l’acclament aujourd’hui ».
En somme, pour une fois, toute la presse est d’accord, jamais la Mort n’a mieux mérité son surnom de “Grande réconciliatrice”.
Serge de Beketch Le Libre Journal de la France Courtoise - n° 98 du 31 mai 1996
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire