De retour d’un long périple au cours duquel il a séjourné une fois de plus au Maroc, le professeur Bernard Lugan nous parle de ce pays qu’il chérit plus qu’un autre.
Le Libre Journal : Vous parlez souvent d’exception marocaine. Qu’est-ce à dire ?
Bernard Lugan : Sur le continent africain, cette exception est historique, religieuse et institutionnelle, mais ces trois éléments, qui sont étroitement liés, dépendent du fait monarchique.
En Afrique, où l’Etat-nation est inconnu, le Maroc constitue un cas à part. Ce pays existe depuis 788. Quand Hugues Capet est élu roi de France en 987, l’Etat marocain a déjà un siècle d’existence !
La seconde exception tient au fait que le Maroc est dirigé par un “commandeur des croyants” puisque les Alaouites descendent du prophète Mohammed.
La troisième exception marocaine est la clé de voûte de l’ensemble ; il s’agit du fait monarchique qui, seul, permet la durée, la continuité, la permanence dans l’action. Ce que Mohammed n’a pas eu le temps de faire, Hassan II l’a réalisé et son fils fera de même lorsque les temps seront venus.
L.J. : Vous opposez l’histoire millénaire du Maroc à celle de l’Algérie que vous présentez comme une création coloniale française…
B.L. : Le Maroc est une nation millénaire. La nation algérienne - qu’on le veuille ou non - n’existe pas. Ses populations ne se trouvèrent jamais unies face à un ennemi commun. L’Algérie est multiple ; c’est la France jacobine qui en fut un cadre administratif, une “façon” d’Etat.
L.J. : Pays berbère, le Maroc a été arabisé. De quelle manière ?
B.L. : C’est durant le règne de Dioclétien que s’amorça le grand repli romain (284-305).
Quand l’Empire romain disparaît, les populations de l’ancienne Tingitane, abandonnées à elles-mêmes, ne verront passer ni les Vandales, ni les Byzantins et conserveront donc intactes toutes leurs particularités jusqu’à l’islamisation du VIIIe siècle.
Les Arabes sont arrivés au Maroc en trois vagues : les conquérants aux VIe-VIIIe siècles, les Beni Hillal au XIIe siècle et les Beni Maqil aux XIIIe-XIVe. Avant l’islamisation, les tribus berbères n’ont jamais été unies, n’ont à aucun moment constitué une nation. Pas de lien fédérateur entre elles. Même si, à plusieurs reprises, elles résistèrent aux conquérants étrangers. Si une identité berbère a existé, il n’y eut ni Etat ni nation berbère ; même sous Massinissa.
L’histoire du Maroc débuta avec l’islamisation qui, en plus de permettre la création d’un noyau d’Etat, introduisit la langue arabe, langue du culte et bientôt instrument de communication et de culture. Si le Maroc fut rapidement islamisé, il ne fut cependant que tardivement arabisé et nous sommes, là encore, en présence d’une grande caractéristique marocaine.
Le fondateur de la nation marocaine, Idriss 1er, constitua un Etat indépendant des deux grands pôles du monde musulman qu’étaient alors Bagdad et Cordoue. En sa descendance, l’unité nationale entre les deux composantes humaines du Maroc fut symboliquement et charnellement scellée puisqu’il épousa Kenza, la fille d’Ishaq, le chef des Berbères Awarba qui vivaient dans la région de Oualili (Volubilis).
L.J. : Selon vous, l’islam serait plus profondément ancré au Maroc qu’en Algérie. N’est-ce pas là un paradoxe ?
B.L. : L’Algérie n’était pas islamiste, tandis qu’au Maroc l’islam a toujours été le pilier national renforcé par le “chérifisme” de son souverain descendant du prophète.
L’Algérie a été romanisée, puis christianisée en profondeur. Pas le Maroc.
Moins romanisé, moins christianisé que les anciennes provinces romaines de l’est du Maghreb, le Maroc berbère est passé du paganisme à l’islam sans hésitation.
La différence est notable avec les mondes berbères du reste de l’Afrique du Nord, surtout ceux de l’actuelle Algérie, où nous avons des exemples de nombreuses apostasies. Où nous savons que, plus ou moins clandestin, le christianisme s’est maintenu durant plusieurs siècles. Au Maroc, rien de tel car, à l’exception des villes en partie romanisées puis christianisées, le pays était demeuré berbère et païen.
Plus important encore et, une fois de plus à la différence de l’Algérie et de la Tunisie, les Berbères marocains n’ont pas participé aux grandes insurrections anti-islamiques de Qusayla et de la Kahina. Deux expéditions ont suffi pour que l’islam y soit introduit, accepté et jamais plus remis en question. Certes, il y eut des résistances locales contre Uqba ben Nafi el Fehri et Musa, mais à aucun moment il n’y eut de soulèvement général.
L.J. : Mais les Berbères marocains se soulevèrent pourtant contre les conquérants arabes dans les années 730-740.
B.L. : Les Berbères marocains avaient accepté l’islamisation ; ils se soulevèrent, en effet, avec violence quelques années plus tard contre la présence arabe mais, au nom de l’islam et sans jamais remettre en question leur nouvelle religion. Ce soulèvement fonde d’ailleurs la nation marocaine par la rupture qu’il provoque avec l’Orient intégré à l’Empire omeyyade en 708, il s’en est en effet séparé dès 740. Le prétexte de la rupture fut religieux : l’adoption de l’hérésie kharijite et non l’apostasie apporte bien la preuve de la solidité, de la réalité de la conversion des Berbères à l’islam.
La cause profonde de la révolte fut un sentiment de perte d’indépendance face au pouvoir des califes et de leurs représentants arabes installés au Maroc.
Avec l’unité religieuse islamique, et pour la première fois dans l’histoire de la région, l’anarchie berbère se trouva “canaliste“. Ce monde fortement individualisé, séparé en de nombreuses tribus fières de leur autonomie, de vallée à vallée, va, avec l’islam, connaître une unité par la cohésion religieuse ainsi créée entre les tribus. Le Maroc millénaire est bien fils de l’islam.
L.J. : Une fois de plus, vous opposez Maroc et Algérie…
B.L. : Oui, car il n’y eut rien de tel en Algérie, où l’islamisme radical est largement la compensation d’un peuple frustré ayant conscience qu’il ne constitue pas une nation authentique et qui pense avoir trouvé dans la forme la plus figée de la religion musulmane un dérivatif à ses humiliations. C’est en ce sens que la situation est explosive car, le pays étant sans bases réelles, sans racines historiques et nationales, les mollahs algériens ont bâti à force de démagogie, par le poignard et les bombes, un islam idéal, révolutionnaire, désincarné mais sanguinaire et totalement idéologique. Face à lui, le laïcisme militaro-socialiste qui tient lieu de philosophie de survie aux profiteurs du régime est condamné à la fuite en avant.
L.J. : Peut-on véritablement soutenir, comme vous le faites, que le Maroc fut la victime des partages coloniaux et que l’Algérie aurait été favorisée à ses dépens ?
B.L : C’est tout à fait artificiellement que la France a territorialement favorisé l’Algérie lorsqu’il s’est agi de fixer les frontières sahariennes. L’Algérie était alors territoire français. Pas le Maroc. Dans ces conditions, l’Algérie, création politique française, reçut la plus grande partie du Sahara sur lequel, et par définition, elle n’avait exercé aucune souveraineté par le passé.
L.J. : Pourquoi dites-vous que l’Algérie n’est présente au Sahara que depuis 1962 ?
B.L. : Tout simplement parce que l’Algérie naît cette année-là. Auparavant, l’Algérie n’a jamais existé.
L.J. : Mais où voyez-vous que la France a favorisé l’Algérie aux dépens du Maroc ?
B.L. : La loi du 24 décembre 1902 donna naissance aux “Territoires du Sud“, c’est-à-dire au Sahara français, ayant leur budget et leur administration distincts de ceux de l’Algérie. La loi du 20 septembre 1947 relative au statut de l’Algérie supprima cette entité administrative, mais la loi du 10 janvier 1957 créa l’OCRS (Organisation commune des régions sahariennes, qui englobait les régions sahariennes sous autorité française).
Longtemps, la France ne reconnut pas les droits politiques de l’Algérie sur le Sahara alors que le GPRA (Gouvernement provisoire algérien) considérait l’ensemble des régions sahariennes françaises comme faisant partie de la future Algérie indépendante. Tout changea le 5 septembre 1961 quand, lors d’une conférence de presse, le général De Gaulle parla pour la première fois du « caractère algérien du Sahara ». L’Algérie se posera désormais en héritière territoriale de la France, alors que le Maroc se voyait amputé territorialement au profit de l’Etat algérien venu au monde le 1er juillet 1962, c’est-à-dire douze cents ans après sa propre naissance…
C’est dans ces conditions que Tindouf, ville indubitablement marocaine, a été attribuée à l’Algérie.
L.J. : Vous faîtes souvent référence au maréchal Lyautey. En quoi son action fut-elle à ce point importante pour le Maroc ?
B.L. : Parce que Lyautey, qui n’était ni un jacobin ni un universaliste, savait que l’éducation “à la Française” n’allait pas, selon sa formule, « transformer les petits Marocains en descendants de Vercingétorix ». Il avait compris qu’au Maroc il était en présence d’un vieil Etat, d’une vieille civilisation et que le protectorat n’était pas la départementalisation. Il savait qu’à la différence de l’Algérie, création administrative française, le Maroc avait son histoire, qu’il fallait préserver. Son obsession était de ne pas “algérianiser” le Maroc. Il était donc respectueux à l’extrême de ses institutions. « Nous sommes ici chez eux », avait-il coutume de dire.
Sa mission était claire : aider l’Etat marocain à se reconstruire tout en franchissant le cap de la modernité, mais sans rien abandonner de son âme. Tout autre que lui eût cherché à “franciser” (”à jacobiniser”) le Maroc. Lyautey fut donc en place au bon moment.
Le Libre Journal de la France Courtoise - n° 93 du 11 avril 1996
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