En 1965 le monde était encore divisé en deux camps qui se livraient une guerre idéologique, politique et stratégique. Trente ans plus tard, cette artificielle fracture a disparu et un nouveau clivage est apparu. Économiquement et culturellement, il opposait le Nord au Sud ; régionalement, il est exacerbé par la montée en puissance de l’islamisme radical. Né durant la décennie 1960 et regroupant des pays qui ne se reconnaissaient pas dans un monde dominé par les USA et l’URSS, le mouvement dit des “non alignés” ouvrit une première brèche importante dans le système des blocs. Il rassemblait plus de 60 États en 1965 et une centaine dans les années 1980.
Il était alors difficile de se tenir à l’écart des alliances, ou ces pactes constitués par Moscou et par Washington. Les crises qui opposèrent ces coalitions furent nombreuses mais ne dégénèrent cependant pas en affrontement direct tant l’équilibre de la terreur était réel.
C’est donc à travers leurs alliés ou leurs “clients” que les deux superpuissances se jaugèrent, se testèrent ou même se combattirent. Ces guerres indirectes furent longues et toujours épuisantes ; les Américains et les Soviétiques y connurent tour à tour l’enlisement et la défaite, les premiers au Vietnam et les seconds en Afghanistan. Parfois, le résultat de ces conflits périphériques fut confus, ainsi en Angola.
Cette politique provoqua un emballement de la course aux armements dont le coût fut estimé à environ 600 millions de dollars en 1985. L’OTAN et le Pacte de Varsovie qui voulaient obtenir des avantages décisifs dans le domaine militaire avaient en effet engagé d’ambitieux programmes de recherche.
L’URSS perdit ce long duel scientifique dans lequel elle se ruina, démontrant ainsi qu’elle n’avait pas les moyens de ses ambitions. Son effondrement durant la décennie suivante en fut une conséquence.
Dans les années 1960, l’universalisme communiste ne survécut pas à la rupture Moscou-Pékin. La Chine accusait l’URSS de complicité objective avec l’”impérialisme américain” et Moscou dénonçait le “déviationnisme idéologique” de Pékin.
Mais plus fondamentalement, la Chine mettait sur le même plan les USA et l’URSS considérés comme deux pays riches appartenant à ce monde du Nord dont il était postulé qu’il exploitait le Sud.
En ce domaine également, les fractures de la période actuelle commençaient à apparaître.
Au printemps 1969, sur le fleuve Oussouri, un conflit d’envergure fut évité de justesse entre les frères ennemis du socialisme. L’idéologie trébuchait donc sur l’Histoire et l’universalisme prolétarien se voyait balayé par les bornages frontaliers…
La seconde rupture de l’unité communiste se produisit avec l’Euro communisme qui fut avant tout un refus de l’hégémonisme politique soviétique sur les “partis frères” d’Europe occidentale.
Ces derniers étaient désireux d’ancrer le communisme sur les réalités nationales et ils refusaient par conséquent de devoir continuer à adapter ces dernières à la ligne idéologique définie à Moscou.
Durant la période 1960-1985, l’Europe occidentale redevint peu à peu l’un des principaux centres politiques et économiques mondiaux, la rivalité qui avait opposé ses vieilles nations ayant été remplacée par le partenariat puis par l’association.
La décennie 1970 fut celle de ces chocs pétroliers qui stimulèrent en définitive le Nord tout en achevant de ruiner le Sud. Dans les années 1960, le pétrole était en effet devenu la première source d’énergie.
L’Europe dépendait donc des pays producteurs qui virent tout le parti qu’ils pouvaient tirer de leur position dominante. Cela d’autant plus que, depuis les années 1950, le prix du baril brut n’avait pas suivi l’inflation mondiale.
Entre les mois d’octobre 1973 et de janvier 1974, le prix du brut fut multiplié par quatre. Après une forte secousse économique, les pays industrialisés réagirent en augmentant les prix de leurs productions à l’exportation. Le tiers-monde ne put contre-attaquer sur ce terrain.
Cela d’autant plus que cette partie du monde subissait au même moment un séisme démographique puisque, de 1965 à 1985, la population mondiale augmenta de 25 %, passant de 3,3 milliards à 4,5 milliards et que ce phénomène touche essentiellement les pays les plus pauvres. Que pèsent nos conceptions religieuses “européennes” face à cette mise à mort du “tiers-monde” par sa démographie ?
En 1960, sur les cent États membres de l’Organisation des Nations unies, 67 étaient dits “en développement”. En 1985, leur nombre était passé à 124 pour 159 membres.
Dès les années ayant suivi le mouvement des indépendances, un clivage Nord/Sud s’était d’ailleurs peu à peu surimposé aux divisions idéologiques Est/Ouest. Désormais le pari du développement allait devenir le nouveau défi de la période. L’ONU en fit même la priorité des années 1960.
De 1960 à 1975, le climat fut résolument à l’optimisme : l’on avait alors espoir de voir les modèles du Nord - capitaliste ou socialiste - réussir leur transplantation au Sud. Les experts pensaient que les transferts de technologie permettraient l’évolution des sociétés traditionnelles vers l’industrialisation de type capitaliste ou étatique.
La décennie 1975-1985 fut, au contraire, celle du désenchantement et des désillusions idéologiques car le tiers-mondisme, ce nouvel universalisme né au Nord - lui aussi - apparut à son tour comme bien artificiel. C’est pourquoi, après avoir obstinément voulu considérer le Sud comme un tout plus ou moins homogène, il fallut bien reconnaître que les peuples de cet hémisphère avaient une histoire différente et que leur évolution n’était en rien comparable : certains pays d’Asie ne devenaient-ils pas des “dragons” cependant que l’Afrique sud-saharienne ne parvenait à relever aucun des défis que le monde moderne lui lançait ?
La période 1965-1985 vit également l’émergence ou la renaissance d’un Islam radical se voulant le lien entre des centaines de millions de musulmans, certes, divisés mais ayant tous le sentiment d’appartenir à une seule communauté de culture.
A partir des années 1980, des crises de plus en plus aiguës éclatèrent au contact précisément entre ces mondes islamiques et les ensembles chrétiens, ainsi à Chypre, dans le Caucase ou encore dans les Balkans. Elles annonçaient les points chauds qui ensanglantent aujourd’hui notre flanc sud.
par Bernard Lugan (27 octobre 1995)
Texte publié dans Le Libre Journal n°79 et n°80.
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