Certains éprouvèrent un lâche soulagement en apprenant la mort, le I2 février 1910, de Jules Guérin. Car cet homme avait fait trembler une IIIe République qui a connu, certes, des personnages hauts en couleur mais dont peu ont eu une stature comparable à la sienne.
Le hasard a fait naître en Espagne, le 14 septembre 1860, Jules Napoléon Guérin. Mais ses parents, bien français, lui ont donné, à Paris, une enfance sans histoire, même si sa mère est tôt devenue veuve, ce qui explique que, malgré de bonnes études, il ait dû entrer à seize ans dans la vie active, comme modeste employé. Il révèle vite une vivacité d'esprit et un dynamisme qui lui permettent d'être promu en 1883 chef de la comptabilité, puis directeur du personnel dans la Société des Huiles minérales qui l'emploie.
Mais Jules Guérin a une passion, la politique, qui va mobiliser toute son énergie. Il fréquente les milieux anarchistes puis boulangistes et, soucieux d'attacher ses pas à un personnage d'envergure, le trouve en la personne du marquis de Morès, chef populiste dont est redoutée la garde rapprochée, constituée de bouchers de La Villette. Rédacteur à La Libre Parole, le journal d'Edouard Drumont, Guérin fonde en 1893 sa propre publication, Le Réveil Social, qui défend le petit commerce, les blanquistes, les socialistes révolutionnaires. Mais ce sont les suites de l'affaire Dreyfus qui le font plonger dans un activisme qui l'amène à prendre la présidence de la Ligue antisémitique en 1898. Cette année-là, les élections ont porté à la Chambre 19 députés qui ont constitué un « groupe antisémite », lequel va comprendre bientôt 21 membres.
On a un peu de peine à comprendre, aujourd'hui, l'intensité des passions provoquées par l'affaire Dreyfus, dans une France encore mal relevée du traumatisme de la défaite de 1870 et de la tragédie que fut la Commune. Pour Guérin, l'ennemi est clairement identifiable et il se déchaîne, dans ses articles et d'innombrables prises de paroles, contre les financiers et les accapareurs. Il affirme : « C'est le Fer du laboureur et du soldat qui doit triompher de l'Or de l'usurier. » Guérin, bon organisateur, développe la Ligue, qui compte 40 000 membres, répartis dans toute la France, au printemps 1899, tandis que son journal est tiré à 120 000 exemplaires.
Il se bat aussi beaucoup en duel, se taillant une réputation de redoutable combattant. Bien sûr s'ensuivent des ennuis à répétition, interpellations, gardes à vue, perquisitions, séjours au dépôt. Il n'en a cure et en ressort toujours plus résolu. Très hostile à la Franc-Maçonnerie, qu'il accuse de jouer un rôle aussi déterminant que funeste dans le fonctionnement de la République, Guérin fonde en 1899 le Grand Occident de France, dont l'intitulé, à lui seul, se veut évidemment une réponse à l'influence du Grand Orient.
Il voit grand et installe la nouvelle organisation dans un vaste immeuble, au 51 rue de Chabrol, où sont aménagés des bureaux, une salle de rédaction et une imprimerie pour le journal L'Antijuif, une vaste salle de réunion, une cuisine et des chambres pouvant accueillir plusieurs dizaines de personnes. Portes et fenêtres sont solidement protégées par des aménagements qui vont justifier le nom de « Fort Chabrol » donné à l'immeuble. Guérin y fait entrer un abondant ravitaillement, à base de conserves. Et des armes. Bref, tout ce qu'il faut pour tenir un siège.
Car la tension monte. Les divers mouvements nationalistes se concertent pour préparer un éventuel coup de force contre le régime et, en conclusion d'un discours, Guérin annonce : « Le coup final, c'est le coup d'État. Il s'impose maintenant ! » Le chef du gouvernement Waldeck Rousseau prend très au sérieux la menace et charge le préfet de police Lépine d'arrêter Guérin et ses plus proches collaborateurs.
Le chef du Grand Occident s'est barricadé avec quelques compagnons dans l'immeuble de la rue de Chabrol. Dès le 13 août au matin, ils montent la garde. Des journalistes s'agglutinent devant la façade. Rien ne se passe jusqu'au lendemain, où des gardes républicains, des gardiens de la paix, des policiers en civil prennent position. Mobilisant 1 200 hommes, le siège a commencé.
Il va durer jusqu'au 21 septembre. À intervalles réguliers, un commissaire de police ou le préfet lui-même se présentent pour signifier à Guérin et à ses hommes l'ordre de leur arrestation. À chaque fois un refus leur est opposé. Les assiégés entendent les échos des manifestations, souvent violentes, de sympathisants qui parcourent les rues du quartier, faute de pouvoir s'approcher. Des ouvriers jettent, depuis un immeuble en construction, du pain aux résistants. Des camelots vendent aux curieux attroupés des chansons fraîchement composées en l'honneur de Guérin et traînant dans la boue ses ennemis. Mais au fil des jours et des nuits la situation des assiégés se dégrade : on leur a coupé l'eau et l'électricité, les conditions d'hygiène deviennent déplorables et il y a des malades parmi eux. Sachant qu'un assaut se prépare et affirmant vouloir éviter que coule le sang, Guérin se rend le 21 septembre. Il comparaît devant la Haute Cour, où il déclare : « La seule synagogue que nous voulions détruire, c'est la Bourse ! » Il est condamné à dix ans de prison mais bénéficiera de la loi d'amnistie de 1906.
Son nom est aujourd'hui oublié. Mais le Fort Chabrol reste un symbole qui mérite la sympathie.
Pierre VIAL. Rivarol
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