vendredi 12 novembre 2010

Pour une grande bataille… Oui, ce fut une grande bataille ! Montgisard !

Oui, ce fut une grande bataille ! Montgisard !
Il nous en reste un tableau, quelques écrits… Philippe Lamarque la tire de l'oubli. Et se dresse la grande figure, ravagée par la lèpre, d'un roi comme on n'en connut peu… Beaudoin IV qui mérita le nom de « Jérusalem » !
“Il faut donc réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c'est toujours contribuer au pire.” René Girard.
Le bruit de la bataille résonnait dans la revue « Prétorien » du 30 septembre 2010…
Parmi les grandes batailles emblématiques des croisades, celle de Montgisard occupe une place de choix. Un être faible, lépreux, presque mourant, parvient à infliger un coup d’arrêt au plus terrible conquérant de son temps. « Ce 25 novembre 1177 offre un répit miraculeux au royaume franc de Terre sainte. Le peintre Larivière lui consacre l’une des toiles majeures de la salle des croisades au château de Versailles. Face à Saladin, Baudouin IV le Lépreux n’a que de faibles chances de survie. Philippe d’Alsace, comte de Flandre, vient de débarquer avec des renforts, mais la balance reste en faveur de l’islam. Dans le secret des chancelleries, malgré le souvenir cuisant du grand schisme, les avant-postes de la chrétienté menacés par la déferlante envisagent une alliance : guerriers grecs orthodoxes et chevaliers francs catholiques vont mener une offensive préventive contre l’Égypte, où les agresseurs se préparent à déferler vers le nord par la Palestine et rendre la Méditerranée impraticable, certaines eaux étant déjà infestées de pirates en quête de butin et d’esclaves.
Les pèlerins se savent promis au sort le plus cruel.
Une escadre grecque aborde peu après à Saint-Jean-d’Acre, mais Baudouin, gravement atteint de la lèpre, ne peut pas conduire l’armée franque ; il propose à Thierry d’Alsace d’en prendre le commandement. Celui-ci refuse, prétextant qu’il est venu à Jérusalem pour faire ses dévotions et défendre le royaume et non porter la guerre dans des royaumes voisins. Sa rebuffade lourde de conséquences fait échouer l’expédition : les Grecs retournent chez eux. Le comte Thierry ne laisse aucun regret derrière lui lorsqu’il quitte Jérusalem. Il se rend en octobre 1177 à Tripoli, où il aide le comte Raymond III de Toulouse à assiéger sans succès la forteresse de Hama. Il se joint ensuite à l’armée du prince Bohémond III d’Antioche, avec lequel il assiège à la fin du mois de novembre la forteresse de Harenc.
La ville sainte en danger
Baudouin IV contribue également à l’effort de guerre : il envoie des détachements au siège de Hama, mais en dégarnissant le royaume. Seuls cinq cents chevaliers restent à Jérusalem, y compris les Templiers et les Hospitaliers. En apprenant par ses espions l’imminence d’une offensive combinée des Grecs et des Francs, Saladin quitte Damas pour l’Égypte, où il prend d’urgence les mesures permettant d’arrêter l’invasion. Toujours grâce à son réseau d’informateurs, il oye dire (1) de l’abandon du projet à peu près au même moment où le comte Thierry renonce à y participer.
Sachant les croisés absorbés par le siège de Hama, le sultan fait mouvement vers le nord, ne prenant pas au sérieux les risques d’une colonne de renfort qui pourrait se former autour de Jérusalem. Entre le 18 et le 23 septembre, il pénètre dans le royaume franc avec son armée forte de trente mille soldats, contourne la forteresse de Gaza dont les Templiers avaient renforcé la garnison et marche sur Ascalon. Il prend cependant la peine de laisser le masque d’un faible rideau de troupes sous Gaza.
Aussitôt, Baudouin IV rassemble toutes les forces disponibles et marche à la rencontre de Saladin. Il le précède de peu à Ascalon. Le lépreux ne dispose que des effectifs encore en ville, des combattants d’élite certes, mais quantitativement peu nombreux. Il a convoqué l’arrière-ban de la féodalité du royaume avant de partir, mais le temps que les contingents de vétérans et de la hobereautaille (2) rurale se donnent rendez-vous à Jérusalem dans l’espoir d’organiser une colonne de renfort, beaucoup de ces miliciens sans grande valeur combative, conduits par des chevaliers chenus ou cacochymes, accompagnés par des écuyers trop jeunes pour être adoubés, ont été exterminés par les patrouilles errantes de mamelucks.
Ce qui reste tente une percée pour rejoindre le roi, mais les survivants sont capturés et finissent sur les marchés aux esclaves. Saladin assiège Ascalon, Baudouin tente une sortie mais doit refluer à l’abri des murailles. Saladin s’avise alors que le royaume franc est sans défense ; il lève le siège d’Ascalon et reprend l’offensive vers Ramla, qu’il conquiert immédiatement, puisqu’il n’y a plus de garnison. Il la fait incendier puis se rue vers Mirabel et Lydda.
Surgissant en pays dépourvu de défense, Saladin lâche la soldatesque : pillages, meurtres, incendies, viols collectifs, toutes les horreurs de la guerre s’abattent sur les paisibles colons francs. Il a cependant interdit à ses sicaires de s’encombrer de prisonniers, y compris en vue d’en tirer rançon ; il fait égorger les populations massivement : une véritable boucherie. Guillaume de Tyr, dans son Historia, relate sans concession les méfaits des musulmans. Apprenant le cataclysme qui frappe ses sujets, Baudouin IV prend le risque de quitter Ascalon, malgré son infériorité numérique. Sa force minuscule de cinq cents chevaliers est restée presque intacte mais n’est renforcée que par une centaine de fantassins.
Les seigneurs répondent à l’appel, ayant perdu tout espoir de survie, mais conservant l’espérance du martyre et de la fidélité à Dieu et au roi. Odon de Saint-Amand, grand maître de l’ordre du Temple, quitte Gaza avec ses quatre-vingts chevaliers-moines : ils sont connus pour leur expérience, leur ardeur au combat et leur désir de vaincre ou de mourir, refusant d’être rançonnés en cas de capture.
Odon, caractère intraitable, porte un prénom germanique exemplaire, dérivé de Odin ou Wotan. D’autres feudataires le rallient : Renaud de Châtillon, seigneur d’Outre-Jourdain ; Baudouin d’Ibelin, seigneur de Ramla ; Renaud de Grenier, comte de Sidon ; Josselin III de Courtenay, oncle du roi. À cette poignée de chevaliers s’ajoutent chaque jour des hommes d’armes, sergents et piétons, soit moins d’une dizaine de milliers de combattants.
Le rapport de forces est estimé à un cavalier contre vingt et un fantassin contre trois. Autant dire que les catholiques courent au massacre, même si les musulmans manquent de cohésion, de discipline et d’entraînement, ressemblant plus à des rezzous de bandits qu’à des soldats.
Il quitte Ascalon le plus discrètement possible, mais les observateurs rendent compte à Saladin, qui tout d’abord a grand-peine à croire que les catholiques courent un tel risque. À leur place, lui-même pratiquerait la « Realpolitik » et laisserait ses sujets sous le joug de l’ennemi, si les nécessités tactiques devaient l’imposer. Mais voilà, Baudouin n’est pas la préfiguration du Prince de Machiavel, mais le successeur de Godefroy. Le roi de Jérusalem imagine un itinéraire de contournement et choisit lui-même le champ de bataille, dos à la ville sainte, à mi-chemin entre elle et Joppé. Au lieu-dit « Mons Gisardus », près de Ramla, les Francs peuvent remplir les outres grâce aux deux sources, sachant que les musulmans ne vont pas tarder à manquer d’eau. Baudouin surprend Saladin par le nord, alors que d’après leurs calculs de route, les musulmans pensent que les catholiques marchent toujours au sud-ouest. L’effet de surprise joue pleinement. Impatients d’en découdre, les Templiers réclament l’honneur de charger en tête, bien que tous veuillent venger le massacre des prisonniers et les brutalités exercées sur les populations. Les soudards musulmans, alourdis par le butin, encombrés de leurs rapines, marchent en désordre tout juste regroupés par bandes de pillage, sans aucune posture tactique. Le nombre s’impose souvent comme un facteur de réussite opérationnelle, produisant un effet psychologique dévastateur, selon le célèbre adage : « Dieu est avec les gros bataillons ».
Les troupes de Saladin occupent le théâtre d’opérations comme une véritable nuée de sauterelles, une foule innombrable qui démoralise un ennemi inférieur en nombre. Tandis que les clameurs s’élèvent parmi les musulmans de plus en plus sûrs de leur succès, Saladin est complètement abasourdi lorsqu’il voit Baudouin IV sur sa civière, s’élancer avec moins d’un demi-millier de chevaliers dans une charge que tous considèrent comme suicidaire. Le chroniqueur Michel le Syrien témoigne : « Le Dieu qui fait paraître sa force dans les faibles, inspira le roi infirme. Il descendit de sa monture, se prosterna la face contre terre devant la Croix (une staurothèque) et pria avec des larmes.
À cette vue le cœur de tous ses soldats fut ému. Ils étendirent tous la main sur la croix et jurèrent de ne jamais fuir et, en cas de défaite, de regarder comme traître et apostat quiconque fuirait au lieu de mourir. » Le bloc de fer et de muscles, soulevant un nuage de poussière sous les sabots, éventre la ligne ennemie. Quatre cents chevaliers se livrent à un carnage étourdissant. Taqi al-Din tente de contenir la charge avec quelques cavaliers de ses gardes du corps, des croyants fanatiques et sanguinaires bien soldés. Plusieurs émirs, dont son propre fils, sont tués. Les hordes se dispersent. Saladin a gardé autour de lui un millier de mamelucks. À leur tour, ceux-ci tentent d’arrêter l’élan de la chevalerie franque, mais tous sont passés au fil de l’épée. Voyant leurs geôliers en difficulté, les prisonniers survivants, bien que désarmés et enchaînés, affrontent la mort sans frémir et certains parviennent même à assommer des musulmans avec leurs carcans. Saladin ne trouve de salut qu’à la faveur de la nuit, abandonnant à leur sort les derniers irréductibles qui se font tuer pour protéger sa fuite.
« J'ai vu ce jour-là, devait-il raconter par la suite, un cavalier ennemi venir vers moi. La pointe de sa lance était dirigée contre ma poitrine. Il était suivi par deux autres cavaliers qui me visaient comme lui. J'allais être immanquablement percé par leurs fers lorsque trois de mes officiers se précipitèrent sur ces cavaliers et réussirent à les désarmer. Sans leur présence d'esprit je serais mort ce jour-là ».
Le vaincu se replie en Égypte avec quelques débris de ses troupes réduites à un dixième de celles qu’il avait menées en début de campagne. Il arrive au Caire le 8 décembre 1177, dans une ville en pleine ébullition agitée par les complots, contraint de démentir personnellement la nouvelle de sa mort. Malheureusement pour le royaume franc, Baudouin n’a pas pu talonner l’ennemi au-delà du Sinaï, lui-même devant rentrer d’urgence à Jérusalem y restaurer un semblant d’ordre. Évaluer les effectifs en présence reste difficile et mesurer les pertes s’avère illusoire, mais les historiens s’accordent sur le chiffre de moins de 500 chevaliers dont 80 Templiers, avec quelques milliers de fantassins, perdant 1 100 morts et 750 blessés, contre 30 000 musulmans qui perdent 20 000 hommes.
Les répercussions de la bataille
Cette bataille rend confiance aux colons francs établis en Terre sainte, aux pèlerins, mais aussi à l’ensemble des chrétientés d’Orient et d’Occident. Baudouin le Lépreux gagne une réputation digne de Godefroy de Bouillon et de Tancrède de Hauteville. Il faut attendre sept siècles, le 19 mai 1843, pour qu’un prince chrétien avec une poignée de cavaliers réédite cet exploit : le duc d’Aumale attaque la smalah d’Abd-el-Kader. Cependant, l’ennemi n’a pas été réduit. Les deux années suivantes sont marquées par des échecs : aucune rencontre n’est décisive, mais les musulmans sont aussi épuisés que les croisés.
Le 10 mars 1179, en revenant d’une colonne punitive, Baudouin manque d’être capturé à Panéas dans une embuscade ; Onfray de Toron, connétable du royaume, est tué en protégeant son roi. Lourde perte : ce chevalier, brave et sage à la fois, déployait des trésors de diplomatie afin d’atténuer les différends entre les Templiers et les Hospitaliers. Il portait à merveille le prénom germanique latinisé de Hunfried : la paix des nobles braves. D’autres escarmouches provoquent autant d’attrition parmi les croisés que parmi les musulmans, comme à Marj Ayoun le 10 juin 1179 ou le 29 août 1179 lors de la destruction du château du Gué de Jacob que Baudouin venait de faire édifier pour garder la frontière. Les deux belligérants sont à bout de forces. Peu de temps après l’assaut de Saladin contre le Krak de Moab où s’est retranché Renaud de Châtillon, ils signent une trêve en 1180. En cadeau diplomatique, Baudouin offre à Saladin un coran enluminé et calligraphié qu’il avait laissé dans ses bagages abandonnés au bivouac de Montgisard. Renaud est furieux de perdre le repaire d’où il s’élançait pour attaquer les caravanes allant du Caire à Damas. En rétablissant leur ligne logistique, les musulmans sont les seuls bénéficiaires de la trêve. Il est étonnant de constater à quel point les prénoms expriment le destin de ces guerriers saliens et ripuaires : Renaud vient de Reinold, prénom porté par un bénédictin de race carolingienne ; le plus prestigieux, celui de Balt-Win, rappelle que les Mérovingiens sont issus de la dynastie des chamans de Courlande, les Baltes, ou Hardis (3).
Le destin tragique du roi lépreux
Baudouin est né à Ascalon en 1161. Il n’a que treize ans lorsqu’il succède à son père le roi Amaury Ier, lui aussi porteur d’un prénom germanique de haute noblesse, Amalric, de la souche des Amales (4). Le comte Raymond de Tripoli exerce la régence pendant deux ans, le temps que l’adolescent atteigne l’âge légal de la majorité chez les guerriers francs, selon une tradition immémoriale. Bien que dans un état de décomposition graduelle, le jeune homme n’a que dix-sept ans à Montgisard, où il fait preuve d’une volonté de puissance inflexible et surhumaine.
En décembre 1183, Saladin arrive d’Égypte à la tête d’une puissante armée appuyée par une flotte combinée. Le roi presque aveugle et alité appelle le ban et l’arrière-ban, puis se fait porter en civière. Saladin est si effrayé par la superstition et les mauvais augures des pythonisses qu’il choisit de déguerpir sans combattre. Ainsi que le veut la tradition féodale, le roi incarne le royaume : clergé, chevalerie et manants portent à leur souverain une affection qui procède de l’amour divin, considérant que sa lèpre porte les péchés de tous. Il est plus qu’un drapeau nationaliste, le culte sanguinaire des chiffons bariolés n’étant qu’un préjugé du XIXe siècle. À bout de forces, le jeune homme meurt le 16 mars 1185 à l’âge de 24 ans.
Le peintre Larivière
Charles-Philippe Larivière (1798†1876), élève du baron Gros, entre aux Beaux-Arts en 1813. Il fut deuxième prix de Rome en 1819 avec une médaille d’encouragement en 1820, puis premier prix en 1824. Il séjourna à la villa Médicis jusqu’en 1830. Formé au classicisme mais séduit par le romantisme, il se spécialise dans la peinture d’histoire, avec une prédilection pour les batailles de l’Ancien Régime et le Moyen Âge. Il remporte la médaille du salon de Paris en 1831 et 1855, ainsi que la Légion d’honneur en 1836. Le bey de Tunis lui concède le Nichan Iftikar (5). Il excelle aussi dans les portraits des gloires vivantes comme le maréchal Bugeaud duc d’Isly et le général Saint-Arnaud. Parmi les nombreux chantiers royaux à Paris et en province, il laisse des chefs-d'œuvre à la chapelle royale de Dreux et à Versailles.
Bibliographie
Les Salles des Croisades du château de Versailles.
L’étude de l’ensemble des tableaux de la galerie des Croisades a été réalisée par Claire Constans, conservateur général du patrimoine. La partie héraldique a été traitée par Philippe Lamarque. 2002, Les éditions du Gui.
Notes
1) Troisième personne du masculin singulier ; substantif ouï-dire.
2) Néologisme cher à Jean de La Varende.
3) Porté par de nombreux rois et princes du sang, dont Philippe le Hardi. Charles le Hardi, duc Valois de Bourgogne et feudataire de la Franche-Comté de Bourgogne relevant du Saint-Empire, fut affublé du sobriquet de Téméraire par la propagande de l’universelle aragne, moins proche que lui de la lignée des mérovingiens baltes.
4) Baltes et Amales sont les deux lignages royaux sacrés des Germains. La princesse burgonde sainte Clotilde descend des Amales.
5) La diplomatie française entretient d’excellentes relations avec le bey, y compris pendant l’agression des Kroumirs en 1886, qui contraint le palais du Bardo à demander le protectorat.
http://www.lesmanantsduroi.com

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