Après la deuxième guerre mondiale, le modèle social français devient l'enjeu de la lutte des partis sous l'arbitrage de l'État.
L'élaboration du programme du CNR (cf. P 7-8) avait fourni, après guerre, l'occasion d'une rénovation éthique et institutionnelle d'une République trop individualiste et dépourvue de sens de la solidarité. Les non-conformistes des années 30 qui avaient choisi la Résistance, puisant leur inspiration dans le rapport élaboré en 1942 par le Britannique William Beveridge, préconisèrent un système de protection et d'assistance sociale unique, unifié et universel, géré par les seuls assurés et financé par les cotisations de ces derniers (tandis que Beveridge préconisait le financement par les impôts directs). Tel était le projet que Georges Buisson, secrétaire adjoint de la CGT, dont il représentait l'aile modérée et mutualiste, présenta en 1943 au CNR et à l'assemblée consultative d'Alger. Mais il se heurta à l'incapacité bien française à envisager le social comme un domaine autonome, et à la propension à le constituer en enjeu des luttes de partis et d'intérêts corporatifs. Son projet fut repoussé, du fait des oppositions convergentes des marxistes qui ne voulaient pas d'un organisme échappant à leur emprise et à celle de l'État -, et de la droite libérale et du centre démocrate-chrétien (futur MRP), qui comptaient sur l'État pour empêcher la mainmise de la gauche (en particulier des communistes) sur le système de protection sociale. L'Assemblée consultative se prononça en conséquence pour un organisme co-géré par « les représentants des assurés et de l'État » et divisé en trois caisses séparées, correspondant respectivement à l'assurance-maladie, l'assurance-vieillesse et les allocations familiales. Ce système de protection sociale, qui nous régit encore, fut institué par l'ordonnance fondatrice du 4 octobre 1945.
L'acculturation du communisme
Singulier système, corporatif par le rôle dévolu aux syndicats dans sa gestion, mais placé sous la tutelle de l'État et devenant ainsi un formidable levier du parti communiste ! L'esprit qui y prévaut à l'époque n'est pas celui de la sécurité générale et systématique financée par l'impôt, comme en Grande-Bretagne, ni celui de la solidarité corporative assurancielle à l'allemande, ni celui de la redistribution sociale-démocrate scandinave, mais celui de la lutte politicienne pour la conquête ou la sauvegarde d'acquis catégoriels. L'acculturation du communisme joue ici un rôle essentiel. L'engagement de l'URSS aux côtés des Alliés et la part prise par les communistes à la Résistance réconcilie ces derniers avec la vision républicaine traditionnelle de l'histoire de France, les incitant à présenter l'avènement graduel du socialisme comme conforme aux principes de la Révolution française et à la réalisation concrète des promesses de la République. Leur progressisme jacobin tout neuf s'accorde avec celui du général de Gaulle, des partis politiques traditionnels et des hauts-fonctionnaires, tous convaincus en 1945 du rôle essentiel que doit jouer l'État dans la reconstruction et dans l'essor économique du pays.
Un consensus se crée alors autour de la mission de l'État, consistant à assurer la prospérité de la nation et le bien-être de ses membres, et donnant lieu à l'idée d'un « pacte républicain » irréfragable. Le parti communiste, la CGT - son relais syndical prépondérant dans l'administration des Caisses de la Sécurité sociale -, voire la gauche dans son ensemble, jouent le rôle de garde-fou et de chien de berger contre les possibles dérives libérales ou restrictives du pouvoir politique. Les Français acquerront très vite la certitude renforcée par la prospérité des Trente Glorieuses - d'un progrès indéfini du bien-être, ainsi que du caractère irréversible d' acquis sociaux en extension continue. Jamais autant qu'à cette époque, l'État-providence n'a si bien représenté la fin de l'histoire aux yeux des Français.
Y.M. monde & vie du 2 novembre 2010
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