C'est un épisode peu  et mal connu de la sombre année 1870. On y voit comment, une fois de  plus. la passion politique peut remporter sur les nécessités nationales.  Jacques-Philippe Champagnac a refait toute l'enquête de l'« armée de  Bretagne ».
On a quitté  Sillé-le-Guillaume en direction du Mans… Dix kilomètres. De hauts  peupliers ombragent une route toute droite. La plaine alentour s'est  élargie, s'ouvrant sur de lointaines collines ; une vaste plaine,  recouverte maintenant de champs de maïs et de blé, mais sur laquelle, au  mois de novembre de la sombre année 1870, se dressèrent les tentes,  abritant dans la boue près de 50 000 hommes, les mobilisés de l'« armée  de Bretagne ». L'armée de Bretagne… Mais il convient sans doute de  placer l'affaire du camp de Conlie dans son cadre, en un rappel de  l'événement : Paris est investi et les troupes prussiennes et bavaroises  s'avancent vers la Loire. Le gouvernement de la Défense nationale, qui  s'est constitué le 4 septembre, après le renversement de Napoléon III,  et qui est un gouvernement provisoire, a proclamé une République,  également provisoire, peut-être. Une délégation a été formée à Tours,  composée d'hommes falots, âgés, comme Adolphe Crémieux. et aux noms  d'opérette, comme Glais-Bizoin, l'amiral Fournichon. Il a fallu à cette  délégation un homme nouveau, c'est Gambetta. Il est le symbole de la  lutte à outrance. Il est jeune - trente-trois ans. Il a, le 7 octobre,  quitté Paris à bord du ballon « Armand-Barbès », a atterri près de  Montdidier. Le lendemain, il était à Tours.
Il a rapidement  éliminé ses collègues, se faisant attribuer les portefeuilles de  ministre de l'Intérieur et de la Guerre, avec des pouvoirs absolus pour  poursuivre le combat, fabriquer, rechercher dans les pays amis armes et  munitions. La délégation avait décrété, le 28 septembre, la mobilisation  des hommes jusqu'à vingt-cinq ans, puis, deux jours plus tard, celle  des hommes de vingt-cinq à quarante ans, constituant une Garde  nationale. Gambetta est employé énergiquement à faire exécuter ces  mesures.
Dieu et patrie
C'est en Bretagne que  cette dernière mobilisation a été le plus rapidement suivie d'effet. Il  n'y a pas eu un seul réfractaire, et le départ des appelés s'est  effectué dans l'enthousiasme et la piété. Dans chaque paroisse, ils ont  été bénis par leur curé, après célébration d'une messe solennelle… Et  les voici au camp de Conlie, directement, sans être passés par un centre  d'instruction.
 
Il n'est pas beau, ce camp. Rien que des tentes malsaines, humides. Il y fait froid. Bientôt, la pluie ne cessant de tomber, on n'en sortira que pour patauger dans une boue épaisse et gluante, dans laquelle, le plus souvent, il sera impossible d'essayer de manœuvrer. Or ces hommes constituent l'armée de Bretagne, destinée, en principe, à dégager Paris de l'étau ennemi. Et cette armée a un chef, M. de Keratry.
Il a trente-huit ans.  Il est entré très jeune dans la carrière militaire, a combattu en  Crimée, puis au Mexique. Il a démissionné en 1865, a été élu député du  Finistère quatre années plus tard. Membre du gouvernement provisoire, il  en a été le premier préfet de police. Et - détail pittoresque - c'est  lui qui a fait appeler « gardiens de la paix » ceux qui n'avaient été  jusque-là que des ( sergents de ville ».
C'est un Breton - son  nom en fait foi comme d'autres acteurs des événements du 4 septembre :  Jules Simon, Trochu. Il veut, évidemment, très sincèrement contribuer à  la défense de la patrie, mais veut-il, également très sincèrement,  contribuer à la défense de la République ?
Gambetta, cependant,  lui a montré une totale confiance en le mettant à la tête des Bretons,  avec le grade de général de division, et des pleins pouvoirs. Mais il  va, à ses yeux, devenir rapidement inquiétant, ce nouveau général…
Qu'on n'oublie pas  que la République est bien jeune. C'est là un régime que beaucoup  désirent - ou craignent - provisoire (et les élections, quelques mois  plus tard, en février 1871, donneront, on le sait, une majorité à la  droite). Gambetta est un ardent républicain. Et voici que Keratry -  dont, encore une fois, les sentiments entièrement français ne peuvent  être suspectés - emploie un langage auquel, depuis la chute de Napoléon  III, on n'était pas, mais pas du tout habitué. Il termine ainsi sa  première proclamation à son armée :
« Que le peuple breton marche en avant et prouve au peuple barbare qu'il se lève en peuple libre. Que votre seul cri de ralliement soit : Dieu et Patrie ! »
« Que le peuple  breton marche en avant ! » : c'est déjà donner un cadre bien déterminé à  une action, et ces « Dieu et Patrie » rappellent des souvenirs, pas  tellement lointains.
Et si ces 50 000  Bretons allaient profiter d'une situation militaire très difficile pour  imposer un régime qu'ils désirent et qui n'est pas, sans doute, la  République ? Et puis, il y a, dans l'armée de la Loire toute proche,  deux généraux, héritiers de noms qu'on ne peut oublier : Charette, avec  ses zouaves pontificaux, et Cathelineau, avec ses francs-tireurs du 11e  corps - qui se battent d'ailleurs pour la France, sans aucune  arrière-pensée.
Gambetta s'alarme  cependant. Profitant d'une absence de Keratry, il visite - sous la pluie  - le camp de Conlie et rédige une proclamation dont il ordonne lecture «  à trois appels consécutifs » :
« Songez, soldats, que vous vous battez pour sauver à la fois la France et la République, désormais indissolublement liées dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Qu'il soit dit de vous comme de vos aînés : Ils ont bien mérité de la Patrie et de la République. Vive la France, vive la République une et indivisible ! »
une armée à l'index
Le ton est net. Et,  désormais, les agissements de Keratry seront étroitement surveillés.  Ainsi, le préfet du Morbihan télégraphie, le 3 novembre, à Gambetta : «  Reçu votre dépêche confidentielle n° 3 145, j'en prends bonne note.  Soyez tranquille : Keratry, passant revue, a été reçu à Lorient et à  Vannes au cris de « Vive la République » ».
Lorsque le maire de  Rennes se plaindra au préfet de son département que les mobilisés de  Conlie ne reçoivent pas de fusils, ainsi que nous le verrons, il  obtiendra cette réponse : « C'est vrai, on ne les arme pas, mais que  voulez-vous, à Tours, ces messieurs craignent que ce ne soit une armée  de chouans. »
Ce même maire de  Rennes écrira, le 15 décembre, à Gambetta qui s'est replié à Bordeaux  avec la délégation : « Aujourd'hui nous savons à n'en pas douter que si  nos 50 000 mobilisés ne sont pas armés, c'est vous qui l'avez voulu. »
Peu de temps  auparavant, Quéneau, aide de camp de Keratry, lui télégraphiait, après  une nouvelle démarche auprès de la délégation : « Je crois à certaines  influences hostiles, nous sommes à l'index ici. »
Et, le 20 décembre, à  propos de l'évacuation du camp - que nous évoquerons dans la suite de  ce récit - Freycinet, le délégué à la Guerre, télégraphiera à Gambetta ; «  Comme Conlie confine à la politique, je vous demande de prendre  vous-même une décision à ce sujet. »
« Conlie confine à la  politique. » Le problème est là. A-t-on voulu ou n'a-t-on pas voulu  armer les mobilisés ? … On est bien obligé de constater, dans une étude  très objective des faits, qu'il y a eu, sinon une volonté déterminée, du  moins une mauvaise volonté manifeste de ne pas livrer les armes  indispensables.
Il y a des points  troublants. Quelques appelés seulement - sur 48 639, le 20 novembre -  ont un fusil, sans balles d'ailleurs, que leur ont donné, au moment de  leur départ, des gendarmes ou des gardes nationaux sédentaires ; fusils  anciens, de modèles et de calibres : différents, qui ne peuvent être  utilisés au combat, et qui sont, de plus, réclamés par les préfets (1).
Gambetta a promis à  Keratry des « armes modernes». Ces armes sont alors représentées par le  fusil « chassepot », d'un calibre de 11 mm et adopté par l'armée depuis  1864. Il a « fait merveille », paraît-il, en 1867 en Italie contre les  troupes de Garibaldi. On en fabrique, dit-on, plus de 100 000 par mois.  Et pourtant on ne peut en donner à Conlie …
« Trouvez-en dans les  dépôts », a déclaré Gambetta à Keratry, qui s'en est allé faire le tour  des principales villes et des principaux ports bretons. Il en découvre  15 000 à Brest, les réclame pour ses hommes, et le préfet maritime lui  montre une note émanant du ministre, et reçue le matin même : « Je vous  enjoins de ne laisser prendre, sous aucun prétexte, les fusils et  cartouches Chassepot. »
Vers qui se tourner ?  Vers la Commission d'armement ? Cette Commission a envoyé aux  États-Unis des délégués chargés de l'achat de fusils. Voici les premiers  transports. Leur cargaison, assure-t-on, sera pour l'armée de Bretagne.
sans armes et en sabots
Admettons que cette  armée n'ait droit qu'aux armes d'importation. Or, si nous examinons la  liste des arrivages, pour la période du 1er novembre au 1er décembre,  158 437 fusils à tir rapide ont été débarqués à Brest et au Havre, de  sept navires, français et américains. Aucun n'a été acheminé vers  Conlie.
Nous devons ces  chiffres, particulièrement éloquents, à M. de la Borderie, rapporteur de  l'affaire devant la Commission d'enquête, instituée à l'Assemblée  nationale, le 14 juin 1871, pour examiner les actes du gouvernement de  la Défense nationale, et spécialement ceux de Gambetta au ministère de  l'Intérieur et à celui de la Guerre.
 
M. de la Borderie, député d'Ille-et-Vilaine, apporte tant de précisions qu'il est difficile de ne pas le croire, même en le taxant d'une certaine sévérité, voire partialité, en sa qualité de Breton. Il remarque : « M. Gambetta s'obstinait donc, par politique, à laisser croupir, sans armes, 50 000 mobilisés de notre province. »
Jacques-Philippe Champagnac Historia juillet 1979
 
 
1 commentaire:
L'affaire de Conlie réduite au résultat d'un crainte de Gambetta vis à vis d'une éventuelle armée chouanne, c'est l'interprétation répétée et résumée partout! Ce texte apporte cependant ici des citations intéressantes, (sans leur source !) que je n'avais pas rencontré jusqu'ici. Mais, de la lecture de Le Moing-Kerrand P., les Bretons dans la guerre de 1870, malheureusement seulement auto-édité par l'auteur (Loperhet 56400 Plougoumelen en 1999), je retiens surtout l'idée d'une pagaille bien française. Avec sans doute de plus, hostilité masquée de toute l'armée "régulière", dévouée jusque-là à Napoléon III pour cette armée improvisée donnée à un "général" nommé par un politique, républicain de surcroît.
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