Historien militaire et écrivain, Jean-Jacques Langendorf (né en 1938) est aujourd'hui maître de recherches à l'Institut de Stratégie Comparée, et directeur d'études associé à l'École Pratique des Hautes Études de Paris. En 1989 paraissaît chez l'éditeur munichois Matthes & Seitz, grâce aux talents de traductrice de son épouse Cornélia, une anthologie des pamphlétaires et théoriciens de la Contre-Révolution : Pamphletisten und Theoretiker der Gegenrevolution, 1789-1795. Pour la première fois étaient portés à la connaissance du public germanophone les écrits de pamphlétaires peu connus. L'auteur avait aimablement accepté à cette occasion d'exposer synthétiquement aux lecteurs francophones de Vouloir sa démarche éditoriale.
Comme tout mouvement engendre la chaleur, toute révolution engendre une contre-révolution, qui est à la fois réaction armée à ses actes et réponse “idéologique” à ses postulats (1).
Déjà face aux premiers tâtonnements “modérés” de la révolution française, les exigences d'une “contre-révolution pacifique” (l'expression est de Barnave) se font jour. Dans ce stade initial de la fermentation, vécu par la plupart comme une étape correctrice et nécessaire des erreurs du passé, on commence à devenir contre-révolutionnaire, lentement, non sans hésitations. À de rares exceptions près (quelques grands aristocrates qui émigrent immédiatement au lendemain du 14 juillet 1789 ou quelques pamphlétaires, Mirabeau-Tonneau constituant le cas le plus marquant), il n'existe pas de contre-révolutionnaire suis generis. On ne naît pas contre-révolutionnaire, on le devient. Tous ceux qui ne tarderont pas à s'ériger en féroces censeurs de la révolution passent d'abord par une phase d'approbation, qu'il s'agisse de Bonald, Maistre, Mallet-Du Pan ou Gentz. Les motivations qui poussent les uns et les autres à rejoindre la contre-révolution et à la servir par les armes ou par la plume sont variées, et elles ne procèdent que rarement d'une froide détermination théorique a priori. On rompt individuellement avec la Révolution en fonction de situations précises qu'elles a engendrées, qu'il s'agisse d'un château brûlé, d'un parent assassiné, d'un privilège aboli, ou, collectivement, lorsqu'il s'agit de la suppression du satut quasi-millénaire du clergé ou, plus rationnellement, du refus total ou partiel des lois sécrétées par l'Assemblée nationale.
Et plus la Révolution dégénèrera, plus le refus se fera massif et global, les ralliements contre-révolutionnaires ne se comptant plus sous la Terreur. Sans même tomber dans le paradoxe, on peut affirmer que tous ceux qui, en France, ont traversé la Révolution l'ont été, quelqu'ait été leur idéologie, contre-révolutionnaire à un moment donné, objectivement ou subjectivement, car il est vrai qu'on est toujours le contre-révolutionnaire de quelqu'un. Dans la nuit du 9 au 10 Thermidor 1794 Robespierre qui a la mâchoire fracassée par un coup de pistolet, agonise sur une table de l'Hôtel de Ville, aura tout le temps d'imaginer qu'il est la victime de la contre-révolution, alors que ceux qui s'apprêtent à le conduire, avec ses amis, à la guillotine, sont convaincus qu'ils vont exécuter un dangereux contre-révolutionnaire. D'ailleurs dans Paris une étrange rumeur circule alors : l'incorruptible aurait eu l'intention de se faire couronner roi. Ultérieurement, sous la plume de gens aussi différents que les Thermidoriens, que les jacobins irréductibles, ou qu'un G. Babeuf, qui aimerait tant que la Révolution, qu'il conçoit angélique, n'ait pas été souillée par la Terreur, le terme contre-révolutionnaire est utilisé pour désigner tout ce qui s'oppose à sa propre idéologie.
Récemment, confrontés à cette inflation de contre-révolutionnaires, certains historiens ont voulu clarifier le concept et le restreindre en lui opposant celui d'anti-révolution. À leurs yeux est anti-révolutionnaire celui qui, rallié à l'idée de progrès incluse dans celle de révolution, n'en accepte pourtant pas tous les aspects. C'est ainsi qu'on constate l'existence de couches populaires, paysans et Lumpenproletariat urbain (surtout dans le sud de la France) qui rejettent ponctuellement, mais violemment, certaines émanations de la révolution (2).
Dans cette nouvelle perspective historique, il serait par conséquent plus légitime de parler, globalement, de résistances à la révolution que de contre-révolution (3).
Il ne peut être question, dans un article limité, d'aller plus avant dans ces subtilités d'école. Si l'on demeure sur le terrain classique, on peut dire qu'un contre-révolutionnaire est celui qui reste attaché à ce qu'il considère comme des conditions d'essence indispensables au fonctionnement même de la société et de l'État : la monarchie et l'Église, le trône et l'autel. À partir de là, il ne verra plus l'épisode révolutionnaire que comme une parenthèse malheureuse qui doit être close (et qui peut l'être) le plus rapidement possible afin de revenir au statu quo ante. C'est en définitive sur cette notion de status quo ante que les divergences entre les contre-révolutionnaires vont se manifester. Pour les uns, on recommence, comme si rien ne s'était produit, pour les autres au contraire, afin de prévenir la réapparition d'une nouvelle parenthèse révolutionnaire, il s'agit d'introduire de très prudentes modifications, qui ouvriraient la porte à un “Ancien régime” certes restauré, mais également régénéré. Mais quoi qu'il en soit, l'idéal réformateur ne s'aventure pas au-delà des limites étroites d'un exécutif monarchiste tout puissant et d'une Église auxquelles les âmes doivent se soumettre impérativement. Ainsi circonscrite, la pensée contre-révolutionnaire peut varier à l'infini. Dans ses formes d'abord. C'est par milliers que l'on compte les libelles et pamphlets (souvent aussi brefs que médiocres) qui réagissent à chaud et épidermiquement aux événements révolutionnaires. Toutefois, nous relevons aussi l'existence de toute une littérature qui veut, en utilisant les arguments de la philosophie, de la métaphysique ou de la théologie, démontrer l'inanité des thèses révolutionnaires.
Toutefois nous relevons aussi l'existence de toute une littérature qui veut, en utilisant les arguments de la philosophie, de la métaphysique ou de la théologie, démontrer l'inanité des thèses révolutionnaires. Et cette littérature souvent profonde et souveraine – nous songeons à Bonald, Maistre, Rivarol ou Chateaubriand – si elle s'en prend à un événement inédit (la Révolution) s'inspire de motifs souvent préexistants, et procède soit d'une sensibilité d'Ancien régime, soit d'une culture “médiévale”. Nous voulons dire par là que les uns se réfèrent à une philosophie “moderne” de l'Absolutisme (telle qu'un Voltaire, par exemple, l'incarne), alors que d'autres au contraire, plus tournés vers l'ancien droit de la France et vers ses institutions traditionnelles, considèrent la monarchie sous un angle organique. Et ce sont eux, en définitive, qui incarnent les authentiques réactionnaires.
Au départ la succession d'événements décousus et violents qui, à Paris et en Provence, se situent en amont et en aval de la prise de la Bastille sont perçus, même par les plus conservateurs, comme un orage régénérateur. Travaillés par le déisme, le sensualisme, le matérialisme, abreuvés des leçons de l'Encyclopédie, saoûlés par les palabres de salon, énervés par la nouvelle littérature théâtrale ou romanesque (un Beaumarchais et un Choderlos de Laclos sont les parfaits reflets de l'époque), les beaux esprits sont mûrs pour s'engager fort loin sur la voie de ce qu'ils imaginent être le renouveau. Il va de soi d'ailleurs que la situation matérielle du pays facilite cette effervescence : mauvais impôts, mauvaise gestion, privilèges souvent absurdes, mauvaise organisation, mauvaise politique intérieure et étrangère, la liste est très longue. Mais en tout état de cause, rien, dans ce pays riche, prospère et hautement civilisé, ne justifiait le bouleversement sanglant qu'il allait connaître.
Toutefois la volonté des “philosophes” est implacable : “Du passé faisons table rase.”. Au nom de la toute-puissante raison régénératrice, us, coutumes, croyances, traditions les plus vénérables sont traînées dans la boue et les bases du trône et de l'autel sont grignotées par l'infatigable travail d'une armée de rongeurs. Tout d'ailleurs se passe très vite. Il aura fallu moins de cinquante ans, relève le royaliste Balzac, pour détruire le solide tissu français. Cette rapide décomposition est une source inépuisable d'étonnement pour l'historien contemporain. Elle s'explique en partie par une sorte de langueur qui s'est emparée des âmes et des esprits et que Taine, dans des pages admirables, met au compte de la “douceur de vivre”. Le noble n'est plus qu'un petit maître, attaché par une chaîne d'or à la niche de Versailles, le prêtre, un abbé de salon qui fait profession d'athéisme et qui dissimule honteusement son crucifix sous son tablier maçonnique, le philosophe un sophiste ingénieux dans le persiflage.
Les monarchiens et Stanislas de Clermont-Tonnerre
Les débuts de la Révolution voient émerger toute une couche d'esprits libéraux et éclairés qui jugent possible la mise en œuvre de vastes réformes sociales et fiscales, dans le cadre de la monarchie. Attachés au roi, anglophiles convaincus, défendant l'idée de la possibilité d'une Révolution modérée, ces “monarchiens” militent pour le bicaméralisme, la séparation des pouvoirs, tout en demeurant partisans d'un exécutif royal qui s'exprime par le droit de veto réservé au souverain. Mais devant l'impitoyable durcissement de la révolution, leur désillusion ne cesse de s'accroître et bientôt, au lendemain du 6 octobre 1789 (le roi est ramené à Paris par la populace), les “idéologues” du mouvement, les Mounier, Malouet, Lally-Tolendal, exhaleront un “das haben wir nicht gewollt” (nous n'avons pas voulu ça !), alors que tout déjà est consommé.
Rien n'illustre peut-être mieux la trajectoire pathétique des “monarchiens”, engloutis dans la sanglante tempête révolutionnaire, que le destin et les errements – qui sont ceux de toute une époque et de toute une classe – de Stanislas Clermont-Tonnerre. Les fées se sont penchées sur son berceau. Filleul de la reine de France et du roi de Pologne, riche, beau, adulé, âme sensible, il flirte avec toutes les modes de l'époque. Franc-maçon, il admire les Encyclopédistes et Rousseau. Épris d'humanitarisme, il prend la défense des protestants, des comédiens, des juifs et du bourreau. Présidant pour un temps la Constituante, il participe allègrement, selon l'expression de son biographe, “au suicide d'une élite”. Après le 6 octobre – ce 6 octobre qui va marquer le passage des monarchiens à la contre-révolution – il ouvre enfin les yeux, se lançant dans une attaque de grand style contre la Déclaration des Droits de l'Homme et l'œuvre de la Constitutante. Ayant préparé, plus par inconscience que par malignité, comme tant de ses emblables, le lit de la Révolution au nom de la liberté, il en arrive maintenant à écrire que “la liberté est l'unique cause des malheures publics”. Mais l'éveil est trop tardif et l'incendie, qu'il a contribué à allumer, le dévore : il est massacré le 10 août. Plus chanceux, les autres grands noms monarchiens émigreront et, de leur exil, ils deviendront les plus zélés contempteurs de la révolution. Si nous avons mentionné ici Stanislas de Clermont-Tonnerre et les monarchiens, c'est parce que leur cas possède presque une valeur symbolique pour ce que l'on pourrait nommer “l'éveil paresseux” à la contre-révolution, un éveil à la fois tortueux et réticent qui, en passant d'un “oui, mais” à un “non, mais”, finit par aboutir à un non radical alors qu'il est trop tard.
C'est à d'autres, moins aveuglés par les illusions d'un possible “libéralisme” révolutionnaire, à des “gens simples et directs” serait-on tenté de dire, qui ne sont pas prisonniers d'un carcan idéologique que reviendra le mérite d'organiser la première résistance intransigeante à la Révolution.
La ligue des ironistes
Avec Mirabeau-Tonneau (le frère du tribun) (4), Peltier, Suleau, l'abbé Royou et le redoutable abbé Maury, à la carrure de lutteur, se constitue, d'une manière informelle, ce que l'on pourrait nommer “la ligue des ironistes”. Théoriciens, ils ne le sont guère. Ils réagissent à chaud à l'événement en maniant un humour assassin, ils fustigent de leur plume corrosive les hommes nouveaux et leurs gesticulations intellectuelles, tout en se rangeant inconditionnellement derrière le roi. Leurs libelles et journaux à un sou, qui font pendant à la presse populaire révolutionnaire (L'Ami du Roi de Royou sera interdit le même jour que L'Ami du Peuple du pustuleux Marat) connaissent une grande diffusion, le plus brillant d'entre eux étant sans aucun doute Les Actes des Apôtres de J.G. Peltier. Ces intrépides pamphlétaires ont compris que les révolutionnaires sont totalement dépourvus d'humour (une des premières mesures de l'Assemblée nationale n'a-t-elle pas été d'interdire le carnaval ?) et que c'est sous cet angle-là qu'il faut les provoquer. Ils payeront d'ailleurs très cher cette opposition : une mort atroce pour Suleau, assassiné le 10 août, la mort par misère physiologique pour Royou, traqué part la police, l'exil pour Mirabeau-Tonneau, Maury et Peltier.
Le Groupe des Genevois
Mais assez rapidement la révolution engendrera un autre courant contre-révolutionnaire, représenté par ce que je nommerais le “groupe des Genevois” (F. d'Ivernois, F.-P. Pictet) que domine de très haut la personnalité de J. Mallet-Du Pan. Ce dernier, fils d'un modeste pasteur, ne faisait pas partie du patriciat qui gouvernait la “Parvulissime” sous l'Ancien Régime. Libéral au départ, et ami des philosophes, il rejoint, au début de la Révolution, les “monarchiens” dont il devient le penseur attitré. Mais, tout en évoluant vers des positions plus extrêmes, il se met au service de la monarchie pour des missions secrètes et est contraint d'émigrer en Suisse. Mallet-Du Pan n'est ni un philosophe, ni un métaphysicien de la contre-révolution. Analyste aigu, il se révèle dans les Correspondances qu'il fournit à divers cours européennes, l'incomparable observateur de la situation et, contrairement à tant d'autres contre-révolutionnaires, il ne se berce d'aucune illusion, en ce qui concerne le pouvoir de réaction de l'aristocratie et de l'émigration. Mais ce qui rend peut-être Mallet-Du Pan unique (avec Ivernois, qui a vécu la même situation), c'est le fait que dans sa jeunesse, il a participé, mais cette fois de l'autre côté de la barricade, à la révolution genevoise de 1782 et qu'il a été contraint de fuir devant le triomphe de la contre-révolution. C'est dire qu'il connait à merveille, “de l'intérieur”, les mécanismes de l'émeute et le caractère des hommes qui en sont le moteur. Contrairement à tant d'autres, il distingue le cheminement que prendra la Révolution. À ses yeux, le vide créé par la disparition de la monarchie a été successivement comblé par la bourgeoisie possédante, puis par la petite bourgeoisie, puis par les non-possédants, enfin par les sans-culottes, chacune de ces classes ayant éliminé celle qui l'a précédée. Et à chaque élimination, la violence monte d'un cran. Mallet-Du Pan est un des rares (avec Rivarol toutefois) qui discerne que tout cela doit logiquement aboutir à la “dictature du sabre”.
Jusque-là en France, la contre-révolution théorique n'était guère sortie de la voie empirique, critiquant coup par coup les innovations des révolutionnaires. Ce fut là essentiellement la tâche des monarchiens, et de la droite parlementaire (S. de Girardin, Mathieu Dumas, Viennot-Vauban) qui combattent les décisions de la Constituante et de la Législative, attaquant, outre la Déclaration des Droits de l'Homme et la constitution, leur politique religieuse, financière, sociale, militaire et étrangère. Mentionnons à ce titre les travaux, souvent fort techniques, d'un N. Bergasse, qui démontre l'inanité de la politique financière de l'Assemblée nationale.
Edmund Burke : premier grand théoricien anti-révolutionnaire
C'est d'Angleterre toutefois que viendra le véritable opus de la contre-révolution. Le 29 novembre 1790, la traduction des Reflections on the Revolution in France d'E. Burke est mise en vente à Paris, où elle connaît un succès foudroyant, qui s'explique par le fait que le public, confronté à cette vaste synthèse, a le sentiment d'enfin mieux comprendre ce qui lui arrive. En dépit de multiples défauts, l'ouvrage de l'Anglo-Irlandais propose une analyse des événements qui les domine de très haut. S'en prenant aux concepts abstraits, donc stériles, mis en œuvre par les nouveaux philosophes de la raison, l'auteur démonte point par point les concepts de droit naturel, de liberté, égalité et fraternité, de souveraineté populaire, de démocratie, du bonheur qui doit devenir le lot de tous.
Il est frappant de constater que la “grande critique” française ou francophone de la révolution se fera, elle, attendre quelques années encore et se manifestera, au fond, alors que tout est joué. Les Considérations sur la nature de la Révolution de France… de Mallet-Du Pan sont publiées en 1793, La défense de l'ordre social contre les principes de la révolution française de l'abbé Duvoisin en 1796 (et dans un tirage confidentiel), comme La Théorie du pouvoir politique et religieux de Bonald, et il faudra attendre 1797 pour pouvoir lire les Considérations sur la France de Maistre, et 1798 l'Essai sur les révolutions de Chateaubriand. En règle générale, on peut dire que les contre-révolutionnaires fournissaient avant Thermidor une œuvre de pamphlétaires, et que c'est seulement après l'extinction de la terreur que leur critique “métaphysique” voit le jour, qui est précisément celle que la postérité retiendra.
La contre-révolution dans ses grandes lignes théoriques
Il ne peut être question, dans le cadre restreint d'un article, de passer systématiquement en revue la pensée des auteurs importants et d'en dresser une sorte de catalogue. Contentons-nous d'esquisser les grandes lignes qui reviennent à satiété chez tous les auteurs contre-révolutionnaires.
1) La critique la plus générale et la plus répandue relève en premier lieu du simple bon sens et de l'évidence même : privée du trône et de l'autel, la France cesse d'exister, car ils lui sont, pourrait-on dire “consubstantiels”. Il n'existe aucun contre-révolutionnaire, “réactionnaire” ou “progressiste”, qui remette en question ce qui constitue une vérité intangible. Il en découle naturellement qu'une partie importante de la littérature contre-révolutionnaire est consacrée à la défense et à l'illustration du roi, de sa famille et de l'Église opprimée.
2) L'idéologie, ou la philosohie, qu'invoque la révolution est ressentie comme abstraite et artificielle. Que signifient des notions aussi vagues que Liberté et Égalité ? Où commencent-elles ? Où finissent-elles ? Il n'est pas vrai que les hommes soient nés libres et égaux. La liberté de l'assassin qui s'échappe de prison n'a rien de commun avec celle de l'honnête homme. Il n'existe aucune véritable égalité entre un homme intelligent et un imbécile, entre un fort et un faible, entre celui qui est armé et celui qui ne l'est pas, entre l'enfant né dans un palais et celui né dans une chaumière. Proclamer la liberté ne revient pas à la réaliser et il ne suffit pas d'exprimer une idée pour qu'elle se mette à exister. Quant à la fraternité – et la notion est déjà ambiguë en soi puisqu'elle évoque le premier meurtre de l'histoire humaine – elle relève du domaine de la sentimentalité et ne possède aucun contenu réel. Les révolutionnaires se meuvent dans l'abstrait (5). Ils postulent la toute-puissance d'une raison (et d'une vertu) qui va bientôt revêtir les formes les plus grotesques ou les plus tragiques : assassinat du roi au nom de la raison, déclaration de guerre à l'Europe au nom de la raison, profanation des tombes royales au nom de la raison, dilapidation des biens nationaux au nom de la raison, terreur au nom de la raison, etc. Face à cette usurpation de la raison par la déraison, nombreux seront les théoriciens de la contre-révolution qui se considéreront, eux, comme les authentiques porte-paroles de la raison. Ils se voudront également les seuls véritables réalistes, détenteurs d'une somme d'expériences très anciennes et qui, à ce titre, ont pour devoir de lutter contre l'illusionnisme révolutionnaire, contre les fabriquants en gros d'utopies et contre les marchands de vertu.
3) La révolution croit au progrès : les révolutionnaires sont convaincus qu'ils sont en mesure de réaliser le bonheur et l'harmonie sur terre grâce à des moyens particuliers qui leur sont propres. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen constitue l'un de ceux-ci et ses articles sont censés baliser la voie qui conduit à la félicité universelle. Mais quoi qu'on en dise, il est impossible de bannir le malheur de la société et le bonheur ne peut être le résultat de décrets et de lois, ou de déclarations d'intention aussi creuses que bien intentionnées. L'évolution d'une humanité entachée par le péché originel ne se fait que dans des soubresauts tragiques, dans les larmes et dans le sang. Il ne suffit pas de ravaler la façade d'un antique édifice, bâti par des générations d'architectes et de maçons, pour modifier sa structure et ses dispositions. Dans le meilleur des cas la Révolution ne sera rien d'autre qu'un badigeon provisoire, dans le pire ses maladresses et son arbitraire infligeront des dommages irréparables à la substance même de l'édifice.
4) La démocratie est une illusion. Comment croire que des millions d'hommes qui délèguent leur souveraineté, leurs “droits” et leur portion du pouvoir à quelques centaines de députés se trouveront mieux représentés que par un monarque – et ses ministres – qui incarne depuis des siècles les aspirations organiques du pays et dont l'autorité n'est pas fondée sur une quelconque loi écrite (dans le sens que Condorcet donne à ce terme) mais sur la loi divine uniquement. La fragmentation des compétences et des volontés aboutit au nivellement ou, pire encore, à la dictature d'un parti et à l'arbitraire de la tyrannie. Et le fait de prendre une décision à la majorité ne signifie nullement que cette dernière soit bonne. L'arithmétique démocratique, la loi du nombre, n'est pas une valeur positive en soi. Au contraire, elle engendre la médiocrité, impose un lit de Procuste aux aspirations originales. Si par le passé certains ont plaidé en faveur de la démocratie – Rousseau par ex. – c'est parce qu'ils ne l'ont considérée comme applicable qu'à de très petits États, comme la République de Genève. Cette critique de la démocratie a conservé jusqu'à nos jours tout son poids et elle incarne peut-être l'héritage le plus vivant de la pensée contre-révolutionnaire.
5) Celui qui détruit l'ordre traditionnel (et organique), l'harmonie fondée en définitive sur et en Dieu, provoque la catastrophe. Dès le début de la Révolution, la plupart des contre-révolutionnaires ont discerné qu'elle portait dans son sein ses futurs “dérapages”, comme les nomment pudiquement les historiens libéraux, et qu'elle finirait par engendrer une “catastrophe française” sui generis. Ils reconnaissent d'ailleurs qu'il est difficile de prendre la mesure de son ampleur, car par sa soudaineté et sa violence elle est, comme dit Burke, “étonnante”. Plus la terreur s'étendra, et plus les contre-révolutionnaires se verront confirmés dans leur analyse.
6) Toutefois certains d'entre eux, comme Maistre, Mallet-Du Pan, Chateaubriand ou Gentz, jugeront que la Révolution possède une incomparable charge d'énergie et ils comprendront qu'elle doit être mesurée à une aune nouvelle. Pour d'autres au contraire, l'arbitraire et la violence de la Révolution ne constituent qu'un bouleversement provisoire – et finalement positif – puisqu'il prépare une restauration régénératrice. C'est ainsi que les théocrates ou de nombreux cléricaux la considèrent comme un élément de la volonté divine, comme le châtiment nécessaire pour l'amollissement et les vices de l'Ancien Régime. Lorsque l'orage aura purifié l'atmosphère, il sera alors possible de fonder une monarchie régénérée, de s'appuyer sur une nouvelle souveraineté fortifiée et renforcée. C'est là, grosso modo, le point de vue de Maistre, alors que d'autres penseurs (Rivarol, Sénac de Meilhan) voient avant tout dans la Révolution un acte cruel et barbare qui a irrémédiablement mis fin à la “douceur de vivre” de l'Ancien Régime. Quant à Bonald – et c'est entre autres ce qui constitue l'originalité de sa position – il situe en dehors du projet divin la Révolution qui devient sinon un non-être, du moins une simple maladie.
7) Si la dégénérescence des mœurs de la société française en général et de la cour en particulier, ainsi que l'accumulation des abus, sont parfois mentionnés comme causes de la Révolution, il en est toutefois une autre qui est constamment évoquée. Inlassablement, les théoriciens de la contre-révolution soulignent le rôle destructeur exercé par ce qu'ils nomment “la secte”, c'est-à-dire les philosophes. La machine rationaliste qui s'est mise en mouvement dans la première moitié du XVIIIe siècle, se propose de détruire le vieil esprit français et de saper les bases du trône et de l'autel. Cet hydre de la subversion possède mille têtes : le criticisme de Bayle, le sensualisme de Condillac, le naturalisme de Rousseau, l'ironie de Voltaire, la doctrine des physiocrates, le poison distillé par les palabres des salons, les malheureux exemples donnés depuis l'étranger par Frédéric de Prusse ou Joseph II. Le solide bon sens gaulois a été contaminé par tous ces raisonneurs et il est désormais incapable de résister à la contagion.
Certains contre-révolutionnaires iront encore plus loin et tenteront de déceler la cause des causes qui ont conduit à la catastrophe. Il y a ceux qui accusent le duc d'Orléans, Necker ou La Fayette, d'avoir travaillé à la ruine de la monarchie pour satisfaire leurs ambitions personnelles. Il y en a d'autres comme Barruel qui pensent que l'œuvre de sape a été systématiquement organisée par les Francs-Maçons, les Illuminés, les protestants, voire les jansénistes ligués dans un gigantesque complot. Les plus radicaux croient même discerner dans la Révolution proprement dite un épisode tardif et accessoire, tout ayant déjà été joué avec la réforme qui, en sapant l'unité de l'Église et l'autorité du pape, a facilité l'éclosion en Europe du libertinage et de la discorde. Sabatier de Castres fut le penseur contre-révolutionnaire qui développa cette thèse jusqu'à ses conséquences ultimes. Selon lui, il faut rechercher l'origine de la révolution dans l'invention de la poudre, de l'imprimerie, dans les progrès de la médecine, etc. Il en découle que c'est déjà à la fin du Moyen Âge qu'il aurait fallu qu'une pensée et une action contre-révolutionnaires se dévelopassent, afin de barrer la route aux fatales idées nouvelles.
8) Les contre-révolutionnaires se montrent allergiques à la rhétorique creuse de la Révolution. Leurs sarcasmes s'adressent au style ampoulé et prétentieux des décrets et des discours, au sentimentalisme des déclarations théoriques, à la phraséologie des tribuns qui puise ses ressources autant dans la grandiloquence à l'antique que dans les effusions rousseauistes. Pour eux, celui qui écrit mal, pense mal et ne peut donc prétendre être le créateur d'une société nouvelle. Il serait d'ailleurs possible de constituer une anthologie de la contre-révolution uniquement avec des textes révolutionnaires qui offrent tant d'exemples de délire verbal et d'incontinence stylistique.
9) Il ne faudra toutefois pas conclure des points sus-mentionnés que la pensée contre-révolutionnaire se cantonna uniquement dans la critique, le sarcasme, ou dans une vision restaurative plus ou moins absolue. P.-H. Beik (6) a eu le mérite de montrer, en son temps, que les contre-révolutionnaires surent répondre également au défi révolutionnaire par des propositions de réformes sociales ou politiques souvent originales (7). Dans cette perspective, la réflexion du Comte de Montlosier, par exemple, revêt une importance particulière.
L'Europe élabore la réponse théorique à la Révolution Française
Très vite, la Révolution, idéologiquement et matériellement, se proclame conquérante et prétend faire “souffler le vent de la liberté sur l'univers entier”, comme elle l'annonce dans sa logomachie. Devant ses menaces, l'Europe organise sa défense et met sur pied sa réponse. Parmi les ténors de la contre-révolution ce sont – Bonald et Chateaubriand exceptés – des non-Français qui donneront le ton : l'Anglais Burke, le Sardo-Piémontais Maistre, le Genevois Mallet-Du Pan, le Prussien Gentz, les Hannovriens Rehberg et Brandes ou, avec une œuvre rédigée en latin, Braschi, le pape Pie VI. Il va sans dire que la réaction à la Révolution se teinte là de sensibilités, et de préoccupations, nationales. Dans les États allemands, on distingue diverses attitudes : il y a ceux qui, séduits au début, se détourneront avec horreur des excès de la Révolution terroriste. C'est, par exemple, le cas d'un Schiller. Il y a également ceux qui, abominant le désordre et la canaille, contemplent l'événement avec une distance et un mépris aristocratiques : c'est le cas de Goethe. Notons aussi l'existence d'une tendance fortement représentée : les amis de l'Aufklärung qui finissent par condamner les glissements de la Révolution comme contraire aux exigences de la raison. C'est le cas, en Autriche, de J. von Sonnenfels, ou en Allemagne de J.L. Ewald.
Les critiques d'un Rehberg et d'un Brandes, qui subissent l'influence de Burke, possèdent par contre une toute autre dimension. Dans ses Untersuchungen über die französische Revolution (1793) (en fait un recueil de recensions), Rehberg expose que le destin de l'homme, produit d'une histoire complexe, ne peut être arbitrairement et violemment modifié. On ne peut lui imposer une constitution artificielle et il est impossible de remplacer, du jour au lendemain, dans un tour de passe-passe, l'édifice des valeurs traditionnelles par une “déclaration des Droits de l'Homme” surgie du néant. Rien ne fonde en droit la “volonté du peuple” et la bourgeoisie a commis une erreur fatale en s'agenouillant devant la canaille. En même temps il soumet la “revolutiomania” des Allemands à une critique impitoyable, ce qui va lui attirer les foudres des “esprits avancés”, Fichte en tête. Quant à son dioscure Brandes, il est, après avoir défendu des positions “monarchiennes”, obligé de reconnaître – d'un cœur lourd, il est vrai – que chaque pas fait “en avant” par la Révolution, ne signife en réalité qu'un faux progrès, un retour vers la barbarie.
Mais il existe aussi une catégorie d'auteurs qui ont été encore plus incisifs dans leur critique de la Révolution qu'ils éprouvent directement comme une manifestation du mal absolu, comme une rupture de l'ordre divin, comme une souillure infligée à l'harmonie mystique de l'univers : c'est le cas d'un Jung-Stilling, d'un Mathias Claudius et, plus tardivement, d'un Novalis (8).
Comme en France, on assistera en Allemagne à l'éclosion de toute une “littérature de combat” aux prétentions parfois humoristiques, dont souvent les clubistes de Mayence font les frais. Parallèlement on observe aussi la naissance d'une presse contre-révolutionnaire dont émerge le remarquable Revolutions-Almanach de Reichard ou, pour l'Autriche, le Wiener Zeitschrift de A. Hoffmann qui, corrosif et sarcastique, s'inspire des Actes des Apôtres de J.G. Peltier.
C'est toutefois à F. von Gentz que revient la palme du “grand penseur allemand de la contre-révolution”. La lecture de Burke lui ouvre les yeux sur la vraie nature de la Révolution, qu'il avait jugée favorablement dans ses premiers moments. Traducteur inspiré de Burke, de Mallet-Du Pan, et d'autres encore, il pourvoit ses traductions d'abondantes annexes et notes, qui finissent par constituer une œuvre en soi. Comme Mallet-Du Pan, Gentz est un réaliste implacable qui ne se berce d'aucune illusion et ne fait intervenir dans sa réflexion ni considérations morales, ni larmoiements humanitaires. La Révolution est puissante, il s'agit de la combattre et de la détruire afin de rétablir l'équilibre européen. Toutefois les cours continentales auraient tort de surestimer leurs forces. Seule une intervention armée de l'Angleterre pourra modifier le cours des choses. Dans cette perspective, Gentz est un des rares écrivains contre-révolutionnaires qui, dans son œuvre, concède une place centrale à la réflexion militaire.
La Suisse, avec ses treize républiques oligarchiques, joue un rôle important dans le combat contre la Révolution, tant sur le plan de l'accueil fait aux émigrés que sur celui de la propagation des idées contre-révolutionnaires. Les Suisses, qui s'estiment détenteurs du seul auhentique républicanisme, se détournent avec horreur de l'expérience française, à leurs yeux pervertie et caricaturale. Le massacre de leurs compatriotes à Paris, le 10 août 1792, les touchera au plus profond d'eux-mêmes et suscitera un flot de pamphlets et de libelles contre-révolutionnaires. Il faudra toutefois attendre la Restauration pour que la Suisse, avec le “Bonald bernois”, C.L. von Haller, produise un penseur contre-révolutionnaire et réactionnaire de premier plan. Il convient aussi de relever le rôle joué à Neuchâtel – alors principauté prussienne – par L. Fauche-Borel, “l'imprimeur de la contre-révolution” qui publie, avec des lieux d'édition fictifs, une quantité considérable d'ouvrages importants, dont les Considérations de Maistre.
Dans les États de l'Église, qui ouvrent toutes grandes leurs frontières aux émigrés ecclésiastiques, on relève également une très vive activité intellectuelle, les thèses conspiratives de l'abbé Barruel étant reprises à satiété par les publicistes en soutane. Le pape Pie VI est peut-être le plus convaincant d'entre eux. Non content de dénoncer l'hérésie révolutionnaire dans son bref Aliquantum, il en démonte aussi fort adroitement le mécanisme philosophique (9).
Ce rapide et schématique tour d'horizon n'a eu pour propos que de démontrer l'ampleur prise par la réflexion contre-révolutionnaire dans la décennie 1789-1799. On a toutefois le sentiment que la moisson fut, sur le moment, presque trop abondante pour avoir été complètement engrangée. En effet, il faudra attendre l'ère restaurative (et même au-delà), pour qu'une partie des idées contre-révolutionnaires, dans la mesure où elles esquissent les contours d'une philosophie de la réaction, portent leurs fruits.
Toutefois tous ceux qui ont ardemment lutté pour le relèvement du trône et de l'autel auront, au lendemain de 1815, de bonnes raisons de ressentir une certaine amertume, car la parenthèse révolutionnaire n'a pas été vraiment refermée comme ils l'auraient souhaité et même, aux yeux de beaucoup, n'a pas été refermée du tout. Les uns déplorent que l'inimitable douceur de vivre de l'Ancien Régime se soit irrémédiablement évaporée, alors que d'autres expriment des regrets plus concrets : ils ne retrouvent plus leurs biens et leurs privilèges et, pour les prêtres, leur Église ne sera plus jamais ce qu'elle
Que deviennent les contre-révolutionnaires sous la Restauration ?
Mais il y a pire encore : si les contre-révolutionnaires retrouvent leur roi, ils doivent en même temps s'accomoder d'une constitution. Ce qui est fondamentalement en cause, toutefois, c'est l'écoulement, le cruel écoulement du temps, qui ne peut plus être remonté, c'est ce quart de siècle évanoui qui a vu l'avènement d'une république, la persécution du clergé et de la noblesse, la Terreur avec ses massacres (en soi parfaitement démocratique car dirigée contre tous), l'assassinat d'un roi et d'une reine, la poursuite de guerres incessantes et, enfin, l'avènement d'un des plus singuliers empereurs de l'histoire et de l'humanité. Si restaurer la monarchie s'est avéré possible, il s'est par contre avéré impossible de faire rétrograder les aiguilles du temps, et les contre-révolutionnaires en prendront cruellement conscience lors de la seconde Restauration. D'ailleurs, progressivement, la pensée contre-révolutionnaire de restauratrice deviendra prophylactique : il ne faut pas que la catastrophe révolutionnaire puisse se reproduire et c'est à cette tâche dorénavant qu'un Bonald ou Maistre, devenus ministres en leurs royaumes respectifs, ou un Gentz conseiller de Metternich, s'attèleront. C'est alors que de contre-révolutionnaire leur pensée devient, à proprement parler, réactionnaire puisque l'objet qu'elle se proposait de combattre, la révolution, a (momentanément) disparu (10).
L. Hampson compare la Révolution à un autobus dans lequel beaucoup de monde est monté, et beaucoup descendu (11). On peut en dire autant des contre-révolutionnaires. Sous le Consulat, et surtout sous l'Empire, les défections sont massives, et même un Bonald finira par se rallier. Voilà qui démontre que dès le début du XIXe siècle la contre-révolution n'est plus assurée du bien-fondé absolu de ses exigences et que la revendication de restauration sine qua non de la monarchie s'estompe devant le désir d'ordre, de prospérité et devant le mirage impérial. Alors qu'aux yeux des Anglais (qui ont très largement accueilli les contre-révolutionnaires pourchassés) le général Bonaparte restera jusqu'à sa mort le général Bonaparte, et l'implacable continuateur de la révolution qui ne s'arrête pour eux, qu'à Waterloo, les contre-révolutionnaires théoriciens et practiciens français viennent se blottir au pied du nouveau trône, l'abeille valant dès lors bien le lys, à leurs yeux. Dans une doctrine qui a haussé la fidélité au niveau d'un véritable dogme, une infidélité aussi massive peut surprendre. C'est pourquoi il convient de saluer la constance d'un J.G. Peltier qui, dès le premier jour de la Révolution, resta inébranlablement fidèle à ses idéaux contre-révolutionnaires, sous le Directoire, le Consulat, l'Empire et… à l'époque de la Restauration.
Il n'en demeure pas moins qu'à partir de 1815 la pensée contre-révolutionnaire, bien que privée de son “objet” révolutionnaire par la restauration et trahie dans certaines de ses exigences essentielles (à cette époque, en France, un monarchien de 1789 aurait presque passé pour un ultra) (12) s'engagera sur des voies inédites, de plus en plus souterraines à partir de 1830 et de plus en plus diffuses à partir de 1918. Ses doctrines, constituées entre 1789 et 1799 ne meurent pas, elles se transforment en un terreau fécond qui vivifie, souvent sous des formes inédites, le champ de la pensée politique. Invisibles comme l'oxygène, elle n'en nourrissent pas moins encore pour une bonne part certains courants de la pensée conservatrice et réactionnaire, du romantisme au maurrasisme, en passant par un Proudhon et un Bakounine. Et c'est la raison pour laquelle les rares individus qui se désignent aujourd'hui encore comme contre-révolutionnaires ne désespèrent pas de vivre un jour la Restauration totale et universelle – qui coïncidera avec la vraie révélation du projet de Dieu, selon la formule de l'essayiste colombien ultra-catholique, Nicolás Gómez Dávila : “Lorsqu'un réactionnaire parle d'une 'inéluctable restauration', il convient de ne pas oublier que le réactionnaire compte en millénaires” (13).
► Jean-Jacques Langendorf, Vouloir n°65/67, 1990.
◘ NOTES :
1) Nous n'envisageons ici la contre-révolution que sous son aspect théorique, et laissons de côté la contre-révolution en acte (Toulon, Lyon, Vendée, guerres des coalisés contre la Révolution, etc.). Les liens entre la contre-révolution pratique et la théorique ont été extrêmement ténus. Une sorte de pont a toutefois été établi entre les activistes et les théoriciens par des gens comme Antraigues ou Mallet-Du Pan chargés de missions secrètes ou officielles. Si l'on veut pousser les choses à l'extrême, on peut dire que le seul écrivain contre-révolutionnaire qui ait eu une influence directe - d'ailleurs, a contrario - sur les événements fut le marquis de Limon, rédacteur du Manifeste du duc de Brunschwick, ce texte étant en partie à l'origine de la fatale journée du 10 août 1792, qui vit la chute de la monarchie !!!
2) Cf. C. Lucas, Résistances populaires à la révolution dans le Sud-Est, in Mouvements populaires et Conscience sociale (XVIe - XIXe siècles), Actes du colloque de Paris, 24-26 mai 1984, Pris, 1985, pp. 473-488.
3) C'est précisément le titre choisi par le colloque de Rennes, 17-21 septembre 1985 : Les résistances à la révolution, Paris, 1987.
4) On doit entre autres à Mirabeau-Tonneau une Lanterne magique nationale (Paris, 1790), qui fustige avec humour et cruauté les nouvelles mœurs “parlementaires”, telles qu'elles se développent au sein de la Constituante. C'est cette brochure qui a inspiré le titre de cet article.
5) Lorsque je me promène dans la France actuelle, je ne peux m'empêcher de sourire devant les frontons des Palais de Justice et des prisons ornés de l'inscription “Liberté - Égalité - Fraternité”, alors qu'on devrait lire “Justice” sur les premiers, et “Expiation” sur les seconds.
6) The French Revolution Seen from the Right. Social Theories in Motion, 1789-1799. Transactions of the American Philosophical Society, vol.46, February 1956, PP. 3-122.
7) Nous aurions pu prolonger cette liste presque ad libitum. Ajoutons seulement qu'en défendant la monarchie et l'Église le contre-révolutionnaire a aussi le sentiment de défendre l'universalité contre le patriotisme chauvin, donc particulariste, des révolutionnaires.
8) Le travail de certains historiens contribuera également à nourrir les sentiments contre-révolutionnaires des Allemands. Il convient de mentionner ici les Historische Nachrichten und politische Betrachtungen über die französische Revolution du Suisse C. Girtanner, publication périodique commencée en 1794, en fait une collection de matériaux, qui dévoile impitoyablement les crimes de la Révolution.
9) Si l'Espagne n'apparaît pas dans ce concert contre-révolutionnaire, c'est parce qu'une stricte censure allait jusqu'à interdire toute mention, même négative, de la Révolution.
10) Dans Le vocabulaire politique et social en France de 1861 à 1872 à travers les œuvres des écrivains, les revues et les journaux, Paris, 1962, p.55, J. Dupuis montre qu'à partir de 1869 les termes “contre-révolution/contre-révolutionnaire” cèdent le pas à “réaction” et “réactionnaire”, précisément à une époque où l'ère de la révolution française est considérée comme achevée.
11) N. Hampson, La Contre-Révolution a-t-elle existé ?, in Résistances à la Révolution, op. cit., p. 462.
12) Mais on peut également assister au phénomène inverse. Dans son roman Les mouchoirs rouges de Cholet (Paris, 1984), Michel Ragon montre fort bien comment les Vendéens les plus ardemment contre-révolutionnaires, qui sous la restauration ne cessent d'exiger un retour aux conditions d'avant 1789, seront traités de révolutionnaires par les monarchistes.
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