Ces pages qu'Henri Massis a bien voulu nous confier, extraites d'un carnet griffonné dans le froid, ne nous donnent pas seulement une vision de vérité aiguë sur la guerre des tranchées dont on célèbre le cinquantenaire, mais, par leur pouvoir de généralisation, elles font tenir toute la guerre dans un coin de terre et dans quelques heures, des heures et un coin de terre pareils à tous les autres. Elles montrent aussi les pensées qui, animaient un jeune soldat dans la boue gluante, le difficile courage du guerrier qui exige le renoncement, une attitude constante et humble, l'attente, à toute heure, de la mort...
8 janvier 1915. - Il y aura demain six jours que le 3e Bataillon cantonne à Nœux-les-Mines. Court répit, moment de repos où, dans le mouvement d'une vie presque ordinaire, la volonté se détend, cède à des habitudes de jadis, où la réflexion s'attarde sur ce que nous venons de souffrir et de vivre...
dans notre manteau de boue
Tous les hommes obscurément se livrent à de pareilles pensées. Je sais bien ce que disent ces lettres que le vaguemestre emportera ce soir ; ces longues, lettres du cantonnement sont moins tendues que les cartes rédigées au crayon, l'autre semaine, en première ligne ; le courage ne s'y montrera pas - moins constant, mais il fait trêve et peut-être même se glisseront quelques mots de lassitude, de cette lassitude qui nous fait rechercher, dans le moment, les distractions et le plaisir...
Que ces derniers jours de l'année ont été mornes ! Oui, depuis des semaines, bien que toujours la mort rôde, invisible, permanente, égarée en tous sens, oui, bien qu'elle ne nous laisse jamais de répit, nous connaissons une manière de tranquillité. Au reste, quelle action tenter dans cette boue qui met un vêtement de glaise sur notre troupe alourdie, qui rend la terre pleine de traîtrise, cette terre labourée d'obus, semée de sang, et les nuits plus angoissantes où, vers nos repaires, nous avançons comme des ombres aveugles ?
Oh ! ces froides nuits de décembre où, fantômes aux joues sombres comme le tan, nous nous tenions pelotonnés dans nos fosses dégoûtantes, parmi le grand silence noir, plus profond d'être coupé de coups de feu espacés, solitaires...
... Eh bien ! voilà le secret de notre lassitude : nous ne sommes pas encore faits à cette guerre où l'homme doit se renoncer en se terrant, où le courage est vain, où l'héroïsme semble n'être plus rien, si, d'un état exalté, il n'était devenu une attitude constante et humble.
Mais elle nous paraît d'abord une affreuse démission de l'homme, un renoncement, une humiliation : nulle volupté n'y a place, et l'on ne comprend pas tout de suite la grandeur ni la beauté de l'ascétisme où elle nous contraint, de la pénitence où elle met le guerrier...
Si, pour quelques journées, secouant le manteau de boue dont notre dernière retraite aux tranchées nous a couverts, nous voulons les plaisirs d'une plus douce humanité, c'est que nous n'avons pas encore, après quatre mois, résigné notre volonté d'agir. Chez les hommes, chez nos officiers, on sent une pareille impatience ; de là viennent leur mélancolie et leur lassitude. Notre terre, il a fallu nous mettre dedans pour la défendre ; mais l'heure est encore loin où nos pieds sonneront sur le sol, où il redeviendra dur comme un chemin...
Dans ce village qu'habite notre troupe au repos, on se reprend à vivre.
Tranquillité de quelques heures, engourdissement momentané, mais qui, à la guerre, n'est jamais total. On boit, on lit, on chante ; chacun va à son plaisir, se réfugie dans ce qui momentanément le console, mais avec une gêne singulière et comme si c'était défendu ! L'âme ne démobilise point, et, dans cet abandon d'un instant, elle a toujours présente cette vision sérieuse, tragique, de la réalité où demain la ramènera peut-être... Présence dont on attend un signe ...
Aussi, dans ce délassement, elle entretient une rumeur faite de propos colportés : « Il parait qu'on attaquera vers le 15... Mais non, nous serons en seconde ligne et nous ne ferons rien avant le printemps. »
Craintes, espérances alternées, où chacun cherche à savoir quel sera l'événement...
Fantasio à la chandelle
9 janvier. - Par quel mystérieux avertissement, tous nos chasseurs se pressent-ils dans cette église de Bouvigny, où précisément l'on a fait dire une messe pour notre bataillon ?... Savent-ils que, pour beaucoup d'entre nous, c'est le dernier dimanche et la dernière bénédiction ?
Leur ferveur à prier, ferveur virile, militaire, a quelque chose qui étreint. Dans ce silence recueilli, ils sentent que la semaine qui vient ne sera point vaine, que des choses arriveront, et déjà ils y songent : le prêtre et le soldat se courbent devant le sacrifice. Ils ont retrouvé la confiance et la gravité qu'on sent dans la fièvre de leurs préparatifs : on mange en hâte, on s'équipe, les compagnies se rassemblent, et, à travers les corons, la colonne sombre des chasseurs avance recueillie et allègre.
10 janvier. - Notre compagnie est en réserve à Marles ; les autres sont parties pour les tranchées en seconde ligne. Nous y monterons après-demain ; deux jours là-haut, dans les bois de Bouvigny ; deux jours, ici encore, en cantonnement d'alerte, à la fosse n° 3 ; puis deux nouvelles journées aux tranchées, et nous retournerons à Hersin-Coupigny où nous attire le souvenir des heures apaisées.
Ce sont les ordres : cette semaine se passera donc encore sans incident, morne, boueuse, indifférente, toute pareille aux autres. Allons, sachons endurer ces rudes quartiers d'hiver !...
Devant quelques camarades, dans la fosse dévastée, à la lueur des bougies, Ducollet nous a lu, ce soir, une comédie de Musset. Et ce n'est qu'à minuit que nous regagnons notre grange. Comme la nuit est belle et que la vie est douce !... Nous emportons les rêves de Fantasio, et l'on se tue à 800 mètres, derrière la noire colline...
soldats sans plaisir guerrier
12 janvier. - Journée d'attente. Ce matin, revue des hommes, équipement et armes. Besogne de caserne. À midi, un agent de liaison vient porter des ordres. Toutes les compagnies redescendent : nous changeons de secteur. Nous allons relever le 21e chasseurs à Ablain-Saint-Nazaire, où notre bataillon déjà combattit en novembre. Une modification si subite, l'incompris d'une telle décision et, chez les anciens, le souvenir des engagements de naguère font tomber soudain cette quiétude un peu lasse où nous glissions.
Cinq heures... En colonne par deux, nous partons... Tout l'être est mobilisé intérieurement, et le grave défilé, silencieux, s'engage dans les boyaux détrempés et obscurs. Des balles perdues sifflent au-dessus de nos têtes : des ordres sont passés à voix basse que chacun se répète. Nous mettons les pas dans les pas, tant est angoissante la crainte de nous perdre. Puis, sautant un fossé plein de boue, où beaucoup vont tomber et s'enliser jusqu'au cou, nous voici à découvert, sur le flanc d'une colline. Un sergent du 21e nous sert de guide : des mouvements et des voix étouffées... Nous allons dans l'inconnu, titubants, anxieux. Là-bas, impatients d'une autre impatience, ceux que nous allons relever attendent...
Enfin, voici la tranchée que nous devons occuper : tertre banal, mais dont le jeu enchevêtré de boyaux et de sentiers fait une chose secrète, un labyrinthe plein de mystère et de péril. Il faut le reconnaître, placer les hommes... Plusieurs fois, avant l'aube, nous parcourrons ce chemin noir et gluant que des ombres habitent...
Les sentinelles ont occupé les créneaux : derrière eux, leurs camarades accroupis, recroquevillés comme des sarments, sont enfoncés dans le talus dont on ne les distingue pas. Et, autour de nous, le soir livide : les coups de feu rythment les heures angoissées : c'est la poignante mélancolie de ces nuits où la mort demeure, où le cœur reste suspendu dans l'effroi, où le rêve s'enfièvre quand les membres trop las n'imposent pas le sommeil à ces corps ramassés et roides...
Mais le jour se lève, ranimant tous ces fantômes, et redonne confiance. On voit devant soi... Ils sont là, à quinze mètres, derrière cette frange de terre remuée. Et le regard, pendant deux jours, va s'hypnotiser sur cette butte, ce pli de terrain, ce vallonnement, cette croupe, ce bouquet d'arbres, ce court horizon qui sera pour certains le dernier visage de la terre ...
C'est tout le jour un remuement maladroit dans cette fosse fangeuse : l'air est humide et froid. D'un côté et de l'autre, on tire... Quelques bombes font ébouler la terre du parapet. On le consolide... Soldats sans plaisir guerrier, ils attendent...
Quoi ? Rien et tout, car la mort, pendant cette pose désolante, peut les enterrer là, sans qu'ils se soient mesurés avec elle, comme une inconsciente, comme une égarée. Elle ne veut même pas de leur courage, à tout le moins de ce qu'on entendait jadis par le courage : car elle exige, dans cette guerre, une plus difficile vertu ; elle veut qu'on l'attende, à toute heure, avec patience. Elle n'est point l'aventure d'un moment héroïque, le passage exalté du héros dans l'éternel, la vocation sublime du guerrier. Elle a moins de solennité : elle prend qui lui plaît, quand il lui plaît, dans l'attitude la plus humble, imposant toujours son incessante présence, exigeant qu'on soit toujours prêt...
C'est ainsi qu'elle vous visa au front, insouciant enfant qu'à la fin de cette triste et inutile journée nous déposâmes dans un coin de notre prison de boue. Vous n'aviez encore jamais vu l'ennemi : vous fîtes votre sanglant sacrifice dans l'ignorance, et il n'est pas moins beau...
Attristés par cette mort, qui rendait plus pesante notre inaction, nous vîmes redescendre la nuit... Une journée encore toute pareille, puis d'autres nous remplaceront ici et nous déposerons, pour quelques heures, cette angoisse qui tend l'âme comme un acier.
« demain, vous attaquerez ... »
13 janvier. - Ce soir, nous serons relevés... Tout le monde attend cela comme une délivrance. On est harassé de fatigue, d'insomnie : il fait froid... Les heures passent, et toujours ce pli de terrain, ce vallonnement, cette croupe immobile, mais qui recèle une vie si tragique, invisible.
Nous ne pourrons plus désormais contempler la campagne française sans la peupler de ces réalités sanglantes. Derrière ses aspects si charmants, si pareils, nous placerons les tombes fécondes de nos actions qui, de l'aube jusqu'à la nuit, lui donneront une beauté plus profonde ; et la meule des gerbes périssables, qui s'élèvera où nous avons saigné, produira l'impérissable pain du souvenir...
Encore des coups de feu... Nul événement. Il est seize heures. Plus que deux heures. Dans notre poste de commandement, Knoertzer, Meunier et moi nous lisons le Rouge de Stendhal... La liaison apporte des lettres et un ordre pour le lieutenant Knoertzer.
- Le commandant m'appelle auprès de lui, nous dit-il. Je serai de retour pour la relève.
Une demi-heure après, il revient, le visage fermé, et la gravité de notre jeune chef nous fait frémir avant qu'il ait rien dit. Nous sommes seuls...
- Eh bien voilà, nous dit-il, nous attaquons demain soir à 18 heures. Notre mission : enlever les deux lignes de tranchées allemandes qui sont devant nous, la première à quinze mètres, la seconde vingt mètres en arrière... Deux sections attaqueront à l'arme blanche la tranchée qui fait face à la nôtre ; une section de la 1ère compagnie prendra la seconde ligne en enfilade, tandis que celle qui occupe actuellement l'élément extrême de notre tranchée couvrira notre gauche de son feu.
« Nous serons soutenus par du 75 et du 90 qui empêcheront la formation de renforts dans le village d'Ablain. Voilà : je vous le dis à vous : je ne préviendrai les hommes que demain, quelques heures avant l'attaque... »
Un grand silence dans l'étroite hutte qu'éclaire une pauvre bougie plantée dans un quillon de baïonnette. Nous nous regardons anxieusement sans rien dire, mais nous voyons jusqu'au fond de nos âmes haletantes : on eût entendu le battement de notre cœur, et, si nous ne parlions pas, c'est pour qu'il ne fît point trembler notre voix.
« Dieu ne donne pas le courage, il le prête seulement », a dit d'Aubigné, et qui, après cet aveu du grand capitaine, hésiterait à dire qu'un instant il trembla devant le danger ? C'est vrai : pendant quelques minutes, mon corps, malgré moi, fut secoué d'un grand tremblement. Qu'éprouvaient mes deux compagnons ? Je ne sais, mais je sais que tous trois nous jugions cette attaque si périlleuse que nous avions la certitude d'y trouver la mort. Les Allemands à quinze mètres ; en sortant, nous serions massacrés...
Cette certitude s'agita en nous pendant la longue nuit où, côte à côte, nous essayâmes de dormir ; nuit farouche comme une hallucination, où la volonté cédant sous la fatigue nous ne savions si c'était de froid ou d'épouvante que nous étions secoués ; et ce délai, que l'action nous laissait, aggravait l'agitation instinctive de notre être.
Quand nous nous réveillons, quand nous sortons de ces cauchemars où toute notre vie passée resurgit, c'est presque joyeusement que nous disons : « Il est huit heures ; dans dix heures, ça y sera ! Il faut se préparer, étudier un peu cette attaque. » Sur un papier, nous dessinons les positions et nous commentons l'ordre donné la veille. Toujours en nous la même certitude, accrue même de l'étude que nous en faisons. Mais il ne s'agit plus de nous, et cette nécessité où nous sommes de sortir de nous-mêmes nous libère de l'angoisse.
prévenir les hommes
Dès l'abord, nous appelons à notre poste de commandement les chefs de section ; nous leur expliquons la manœuvre, les consignes. Tranquilles, nous les assurons de la réussite : « Nous devons réussir » ; et tout notre être maintenant commande la confiance... C'est avec le même apaisement intérieur que tout à l'heure, quand ils seront sortis, nous détruirons nos papiers intimes, et prendrons nos dispositions dernières. Chacun de nous rédige pour les siens des billets qui semblent une même dictée :
« Nous allons à l'attaque, ce soir, à six heures : l'affaire sera particulièrement rude. Si ce mot vous parvient, c'est que j'y aurai succombé... »
- C'est dur, tout de même, fait Knoertzer à voix basse...
Dernière défaillance, dernier regard jeté en arrière, regrets refoulés et qui ont déjà le ton d'une résolution...
Nous mangeons ; il faut manger...
Midi : Allons prévenir nos chasseurs... Nous passons dans la tranchée. Les hommes hébétés de fatigue et qui espèrent l'ordre de repos reçoivent celui de l'attaque, sans broncher : une lueur brille dans les yeux de ces groupes de glaise, reliefs vivants de la tranchée étroite. Presqu'à chacun d'eux, nous commentons l'attaque prochaine, car nos hommes aiment savoir ce qu'ils font : ils demandent des détails, on les leur donne...
Maintenant ils savent : ils se mettent à l'ouvrage. De leurs pelles, ils entaillent la paroi extérieure, aménagent des gradins qui leur serviront à bondir du sillon... Une volonté unanime les presse : puis il se font de hâtives confidences, des promesses pareilles. Quelques-uns s'étreignent...
Instant magnifique où l'homme se confie à l'homme, se donne simplement ; amitié, communion humaine incomparable dont le souvenir, jusqu'à la mort, illuminera nos âmes. Et dans cette ferveur, ils travaillent, nettoient leurs fusils, les chargent, ajustent la baïonnette... On surveille les derniers préparatifs.
Quelques-uns, qui savent que le lieutenant Meunier est prêtre, vont se confesser à lui : en hâte, il donne l'absolution. Au reste, toute la compagnie la recevra avant que d'aller à l'assaut : et sur nous passe le grand mystère divin de la guerre, réalité surhumaine où échoue la faiblesse de nos explications, sacrement inconcevable que tout à l'heure nous recevrons dans le délire des armes...
il faut sauter hors de la tranchée
Cinq heures. La nuit vient. C'est dans toute la tranchée, une rumeur fiévreuse et sourde. Voici la section de Vanier qui arrive. Explications échangées à voix basse : puis, les brancardiers qu'on place dans le boyau d'arrière... Un grand silence sur la campagne, où descend une brume froide et dense ; de rares coups de feu...
Les nôtres ne tirent plus...
Quelques minutes encore... On attend le signal du chef... Tout l'être est prodigieusement calme ; rien qu'une chaleur au front. Une immense curiosité de ce qui va survenir... C'est l'heure... Le lieutenant Knoertzer est à notre gauche ; je suis à ses côtés avec la liaison. À voix étouffée :
- Demandez au lieutenant Meunier s'il est prêt... Faites passer.
Et l'on entend la phrase passer de bouche à bouche, puis se perdre... Mais avant que la réponse ne nous parvienne, le noir cyclone de l'artillerie souffle au-dessus de nous... Seconde d'hésitation, pendant laquelle il nous semble qu'une bataille déjà fait rage derrière l'horizon impénétrable.
Mus soudain par une force folle, nous bondissons dans la nuit... Tout soudain s'éclaire d'une lueur verte, cinéraire, lumière d'artifice, étrange, fantastique, où nous nous agitons comme des ombres démesurées... Autour de nous, le sourd grondement du 90 qui fait comme une basse au chant inexorable du 75 et, distinct, le crépitement des mitrailleuses : là-bas, la nuit transpercée d'éclairs... Est-ce cette vision qui nous tient en arrêt à un pas de la tranchée allemande, immobiles, ou l'étonnement d'être là tous vivants ?
- Mais avancez, avancez donc ! hurle Knoertzer ; sautez, nous l'avons...
Est-ce possible ? Nous avons leur première ligne : quelques coups de feu, et ils ont fui... Tous nous nous ruons dans le boyau qui mène à la seconde ligne que la section de Gérard occupe déjà. Nous crions éperdument : « Victoire ! Victoire ! »
- c'est le mot de ralliement.
Exténué, Knoertzer clame ses ordres. Nous nous interpellons, nous courons en tous sens : dans leurs cahutes, nous les découvrons qui, les bras levés, blêmes, tremblants, crient : « Kamerad ! Kamerad !... » Plus de vingt prisonniers sont évacués en arrière... Un feu de salve en l'air : c'est fini !... Nous sommes maîtres de la place.
Sur la croupe opposée, des chasseurs sont sortis de leur tranchée et, sous l'embrassement livide du ciel, nous voyons leurs ombres qui nous acclament. « Joie, joie, pleurs de joie ». C'est une pareille illumination mystique ... Avoir pu vivre pour goûter une telle joie ; c'est à défaillir de bonheur... Que c'est beau ! Que c'est beau... Dans la nuit, notre groupe mène une étrange sarabande. De grands cris résonnent qui ont l'allure d'un chant : « Bravo ! Victoire ! » ...
Nuit belle et d'une beauté de fête... Les derniers coups de feu jettent leur lueur rouge... Le fracas de l'artillerie cesse soudain : le ciel redevient noir.
Minuit. - On s'attend à ce que l'ennemi contre-attaque au lever du jour. La 2ième Compagnie, épuisée par l'insomnie et par la faim, brisée par les émotions de ce combat, pourra-t-elle fournir ce nouvel effort ? Le commandant ne le pense pas : il la fera relever dans une heure. Seuls les chefs de section resteront... Plus que quelques instants... Des pas étouffés, tout un remuement d'ombres qui regagnent notre ancienne ligne. En la franchissant, j'ai le pied fracturé...
À peine avons-nous cédé la place conquise, la veille, que, sous une aube de suie, l'ennemi franchit la route, puis se déploie soudain, réoccupe sa première position, rejette dans leur tranchée ceux des nôtres qui ne l'ont pas encore rejointe... Une section de la 4ième Cie a déjà remplacé la 2e et l'occupe...
Dès huit heures du matin, le lieutenant Knoertzer reçoit l'ordre de se rendre au P.C. du commandant Madelin. « Pour l'honneur du 3e Bataillon », une nouvelle attaque a été décidée... À midi, elle se déclenche... À peine nos chasseurs ont-ils enjambé le parapet qu'un tir de mitrailleuse les aligne, abattus, sur le bord de la tranchée... Knoertzer, qui les commande, tombe, frappé d'une balle à la main. Je me hausse jusqu'à lui, le tire par sa capote pour le ramener dans nos lignes... Après, je ne sais plus rien... L'attaque est brisée... C'est fini...
... Knoertzer et moi regagnons l'arrière, par le boyau transversal qu'emplit une boue gluante, où nous nous traînons à plat ventre... Nous sommes seuls tous les deux, avançant à tâtons, sur ce sol liquide où s'enfoncent nos corps harassés... Rien que l'effort de nous tirer de l'ornière... Je m'agrippe des mains aux parois crayeuses de la fosse où nous sommes engloutis... Ma capote n'est plus qu'un emplâtre de glaise... Je ne parviens plus à dégager mes pieds qu'un bloc de terre agglutine au sol visqueux... Le soir tombe déjà... Des coups de feu espacés, solitaires, coupent par ricochet les branches du boqueteau que nous essayons d'atteindre... Un éclat d'obus me blesse à la main gauche, et je retombe, la tête dans la vase, me traînant à nouveau sur le ventre... Knoertzer est toujours devant moi : je saisis son bras qui se crispe et cède, d'un geste harassé... Où mènent tous ces détours ? Où est l'issue ? Qu'y a-t-il devant nous ? A droite, à gauche ? Il semble que rien ne soit plus... À mesure que nous nous éloignons du danger, une frayeur indicible nous gagne... La nuit descend... Avançons-nous ? On croit ne point changer de place... Ah ! voici que derrière cette hutte, couverte d'une touffe d'arbres, nous apercevons quelque chose... La Faisanderie ?... Oui, nous approchons du P.C... Mais voici l'ambulance du bataillon qui nous cherche... On nous sort et nous hisse au fond d'une voiture, sur un brancard... Et soudain, j'entends : « Vous êtes là, mon vieux ? Vous êtes là ?... » Une voix fraternelle a traversé l'obscurité... Drouot, mon cher Drouot ! Avant que j'aie pu prendre la main qu'il me tend, la voiture est partie dans la nuit... Le reverrai-je jamais ? (1).
17 janvier. - Me voici à l'hôpital de Tours, rue Descartes, chez les Sœurs de l'Adoration perpétuelle, où, évacué du front, j'ai été conduit ...
25 janvier. - Je monte, en béquillant, à Saint-Cyr-sur-Loire faire visite à Anatole France que je n'ai pas revu depuis dix ans. Il me reçoit dans son grand salon de la Béchellerie, et, au cours de l'entretien, il me dit, en me montrant son bureau, couvert de papiers épars : « Tous les jours et de tous les coins du monde, je reçois des lettres où l'on me presse d'intervenir en faveur de la paix... Non, non, ce n'est pas possible !... Il faut, une bonne fois, en finir !... Je jette tout cela au panier ! »
Henri Massis de l'Académie française Historia décembre 1964
(1) Paul Drouot sera tué cinq mois plus tard, le 9 juin 1915. Avant de partir le 2 août 1914, notre ami avait écrit cet admirable testament ; « Je ne veux pas laisser de traces. Tout est vain, voyez-vous, ici-bas, tout excepté l'âme... Je ne laisse rien qui soit digne d'être publié. Je demande que tous mes papiers, notes, brouillons, débuts de poèmes ou vers isolés soient anéantis - ce qui ne les changera guère. Une œuvre doit être accomplie. Je remercie ceux qui m'ont, avec tant d'indulgence, fait crédit sur la mine. J'aurais voulu quelquefois leur donner raison. Mille soucis m'en ont empêché jusqu'ici, et à l'heure qu'il est, rien ne compte plus que les grands intérêts, ceux de la patrie, ceux de l'âme. Il faut partir pour la croisade, la pensée libre de vanité et le cœur tout à son métier de cœur. Je ne voudrais pas faire de phrases. J'embrasse mes deux maîtres, Elémir Bourges, le grand poète de la Nef, et Henri de Regnier. Je prie mes amis, si je ne les revois pas en ce monde, d'élever leur pensée à Dieu lorsque mon souvenir les touchera. C'est en Lui désormais qu'est ma confiance. »
8 janvier 1915. - Il y aura demain six jours que le 3e Bataillon cantonne à Nœux-les-Mines. Court répit, moment de repos où, dans le mouvement d'une vie presque ordinaire, la volonté se détend, cède à des habitudes de jadis, où la réflexion s'attarde sur ce que nous venons de souffrir et de vivre...
dans notre manteau de boue
Tous les hommes obscurément se livrent à de pareilles pensées. Je sais bien ce que disent ces lettres que le vaguemestre emportera ce soir ; ces longues, lettres du cantonnement sont moins tendues que les cartes rédigées au crayon, l'autre semaine, en première ligne ; le courage ne s'y montrera pas - moins constant, mais il fait trêve et peut-être même se glisseront quelques mots de lassitude, de cette lassitude qui nous fait rechercher, dans le moment, les distractions et le plaisir...
Que ces derniers jours de l'année ont été mornes ! Oui, depuis des semaines, bien que toujours la mort rôde, invisible, permanente, égarée en tous sens, oui, bien qu'elle ne nous laisse jamais de répit, nous connaissons une manière de tranquillité. Au reste, quelle action tenter dans cette boue qui met un vêtement de glaise sur notre troupe alourdie, qui rend la terre pleine de traîtrise, cette terre labourée d'obus, semée de sang, et les nuits plus angoissantes où, vers nos repaires, nous avançons comme des ombres aveugles ?
Oh ! ces froides nuits de décembre où, fantômes aux joues sombres comme le tan, nous nous tenions pelotonnés dans nos fosses dégoûtantes, parmi le grand silence noir, plus profond d'être coupé de coups de feu espacés, solitaires...
... Eh bien ! voilà le secret de notre lassitude : nous ne sommes pas encore faits à cette guerre où l'homme doit se renoncer en se terrant, où le courage est vain, où l'héroïsme semble n'être plus rien, si, d'un état exalté, il n'était devenu une attitude constante et humble.
Mais elle nous paraît d'abord une affreuse démission de l'homme, un renoncement, une humiliation : nulle volupté n'y a place, et l'on ne comprend pas tout de suite la grandeur ni la beauté de l'ascétisme où elle nous contraint, de la pénitence où elle met le guerrier...
Si, pour quelques journées, secouant le manteau de boue dont notre dernière retraite aux tranchées nous a couverts, nous voulons les plaisirs d'une plus douce humanité, c'est que nous n'avons pas encore, après quatre mois, résigné notre volonté d'agir. Chez les hommes, chez nos officiers, on sent une pareille impatience ; de là viennent leur mélancolie et leur lassitude. Notre terre, il a fallu nous mettre dedans pour la défendre ; mais l'heure est encore loin où nos pieds sonneront sur le sol, où il redeviendra dur comme un chemin...
Dans ce village qu'habite notre troupe au repos, on se reprend à vivre.
Tranquillité de quelques heures, engourdissement momentané, mais qui, à la guerre, n'est jamais total. On boit, on lit, on chante ; chacun va à son plaisir, se réfugie dans ce qui momentanément le console, mais avec une gêne singulière et comme si c'était défendu ! L'âme ne démobilise point, et, dans cet abandon d'un instant, elle a toujours présente cette vision sérieuse, tragique, de la réalité où demain la ramènera peut-être... Présence dont on attend un signe ...
Aussi, dans ce délassement, elle entretient une rumeur faite de propos colportés : « Il parait qu'on attaquera vers le 15... Mais non, nous serons en seconde ligne et nous ne ferons rien avant le printemps. »
Craintes, espérances alternées, où chacun cherche à savoir quel sera l'événement...
Fantasio à la chandelle
9 janvier. - Par quel mystérieux avertissement, tous nos chasseurs se pressent-ils dans cette église de Bouvigny, où précisément l'on a fait dire une messe pour notre bataillon ?... Savent-ils que, pour beaucoup d'entre nous, c'est le dernier dimanche et la dernière bénédiction ?
Leur ferveur à prier, ferveur virile, militaire, a quelque chose qui étreint. Dans ce silence recueilli, ils sentent que la semaine qui vient ne sera point vaine, que des choses arriveront, et déjà ils y songent : le prêtre et le soldat se courbent devant le sacrifice. Ils ont retrouvé la confiance et la gravité qu'on sent dans la fièvre de leurs préparatifs : on mange en hâte, on s'équipe, les compagnies se rassemblent, et, à travers les corons, la colonne sombre des chasseurs avance recueillie et allègre.
10 janvier. - Notre compagnie est en réserve à Marles ; les autres sont parties pour les tranchées en seconde ligne. Nous y monterons après-demain ; deux jours là-haut, dans les bois de Bouvigny ; deux jours, ici encore, en cantonnement d'alerte, à la fosse n° 3 ; puis deux nouvelles journées aux tranchées, et nous retournerons à Hersin-Coupigny où nous attire le souvenir des heures apaisées.
Ce sont les ordres : cette semaine se passera donc encore sans incident, morne, boueuse, indifférente, toute pareille aux autres. Allons, sachons endurer ces rudes quartiers d'hiver !...
Devant quelques camarades, dans la fosse dévastée, à la lueur des bougies, Ducollet nous a lu, ce soir, une comédie de Musset. Et ce n'est qu'à minuit que nous regagnons notre grange. Comme la nuit est belle et que la vie est douce !... Nous emportons les rêves de Fantasio, et l'on se tue à 800 mètres, derrière la noire colline...
soldats sans plaisir guerrier
12 janvier. - Journée d'attente. Ce matin, revue des hommes, équipement et armes. Besogne de caserne. À midi, un agent de liaison vient porter des ordres. Toutes les compagnies redescendent : nous changeons de secteur. Nous allons relever le 21e chasseurs à Ablain-Saint-Nazaire, où notre bataillon déjà combattit en novembre. Une modification si subite, l'incompris d'une telle décision et, chez les anciens, le souvenir des engagements de naguère font tomber soudain cette quiétude un peu lasse où nous glissions.
Cinq heures... En colonne par deux, nous partons... Tout l'être est mobilisé intérieurement, et le grave défilé, silencieux, s'engage dans les boyaux détrempés et obscurs. Des balles perdues sifflent au-dessus de nos têtes : des ordres sont passés à voix basse que chacun se répète. Nous mettons les pas dans les pas, tant est angoissante la crainte de nous perdre. Puis, sautant un fossé plein de boue, où beaucoup vont tomber et s'enliser jusqu'au cou, nous voici à découvert, sur le flanc d'une colline. Un sergent du 21e nous sert de guide : des mouvements et des voix étouffées... Nous allons dans l'inconnu, titubants, anxieux. Là-bas, impatients d'une autre impatience, ceux que nous allons relever attendent...
Enfin, voici la tranchée que nous devons occuper : tertre banal, mais dont le jeu enchevêtré de boyaux et de sentiers fait une chose secrète, un labyrinthe plein de mystère et de péril. Il faut le reconnaître, placer les hommes... Plusieurs fois, avant l'aube, nous parcourrons ce chemin noir et gluant que des ombres habitent...
Les sentinelles ont occupé les créneaux : derrière eux, leurs camarades accroupis, recroquevillés comme des sarments, sont enfoncés dans le talus dont on ne les distingue pas. Et, autour de nous, le soir livide : les coups de feu rythment les heures angoissées : c'est la poignante mélancolie de ces nuits où la mort demeure, où le cœur reste suspendu dans l'effroi, où le rêve s'enfièvre quand les membres trop las n'imposent pas le sommeil à ces corps ramassés et roides...
Mais le jour se lève, ranimant tous ces fantômes, et redonne confiance. On voit devant soi... Ils sont là, à quinze mètres, derrière cette frange de terre remuée. Et le regard, pendant deux jours, va s'hypnotiser sur cette butte, ce pli de terrain, ce vallonnement, cette croupe, ce bouquet d'arbres, ce court horizon qui sera pour certains le dernier visage de la terre ...
C'est tout le jour un remuement maladroit dans cette fosse fangeuse : l'air est humide et froid. D'un côté et de l'autre, on tire... Quelques bombes font ébouler la terre du parapet. On le consolide... Soldats sans plaisir guerrier, ils attendent...
Quoi ? Rien et tout, car la mort, pendant cette pose désolante, peut les enterrer là, sans qu'ils se soient mesurés avec elle, comme une inconsciente, comme une égarée. Elle ne veut même pas de leur courage, à tout le moins de ce qu'on entendait jadis par le courage : car elle exige, dans cette guerre, une plus difficile vertu ; elle veut qu'on l'attende, à toute heure, avec patience. Elle n'est point l'aventure d'un moment héroïque, le passage exalté du héros dans l'éternel, la vocation sublime du guerrier. Elle a moins de solennité : elle prend qui lui plaît, quand il lui plaît, dans l'attitude la plus humble, imposant toujours son incessante présence, exigeant qu'on soit toujours prêt...
C'est ainsi qu'elle vous visa au front, insouciant enfant qu'à la fin de cette triste et inutile journée nous déposâmes dans un coin de notre prison de boue. Vous n'aviez encore jamais vu l'ennemi : vous fîtes votre sanglant sacrifice dans l'ignorance, et il n'est pas moins beau...
Attristés par cette mort, qui rendait plus pesante notre inaction, nous vîmes redescendre la nuit... Une journée encore toute pareille, puis d'autres nous remplaceront ici et nous déposerons, pour quelques heures, cette angoisse qui tend l'âme comme un acier.
« demain, vous attaquerez ... »
13 janvier. - Ce soir, nous serons relevés... Tout le monde attend cela comme une délivrance. On est harassé de fatigue, d'insomnie : il fait froid... Les heures passent, et toujours ce pli de terrain, ce vallonnement, cette croupe immobile, mais qui recèle une vie si tragique, invisible.
Nous ne pourrons plus désormais contempler la campagne française sans la peupler de ces réalités sanglantes. Derrière ses aspects si charmants, si pareils, nous placerons les tombes fécondes de nos actions qui, de l'aube jusqu'à la nuit, lui donneront une beauté plus profonde ; et la meule des gerbes périssables, qui s'élèvera où nous avons saigné, produira l'impérissable pain du souvenir...
Encore des coups de feu... Nul événement. Il est seize heures. Plus que deux heures. Dans notre poste de commandement, Knoertzer, Meunier et moi nous lisons le Rouge de Stendhal... La liaison apporte des lettres et un ordre pour le lieutenant Knoertzer.
- Le commandant m'appelle auprès de lui, nous dit-il. Je serai de retour pour la relève.
Une demi-heure après, il revient, le visage fermé, et la gravité de notre jeune chef nous fait frémir avant qu'il ait rien dit. Nous sommes seuls...
- Eh bien voilà, nous dit-il, nous attaquons demain soir à 18 heures. Notre mission : enlever les deux lignes de tranchées allemandes qui sont devant nous, la première à quinze mètres, la seconde vingt mètres en arrière... Deux sections attaqueront à l'arme blanche la tranchée qui fait face à la nôtre ; une section de la 1ère compagnie prendra la seconde ligne en enfilade, tandis que celle qui occupe actuellement l'élément extrême de notre tranchée couvrira notre gauche de son feu.
« Nous serons soutenus par du 75 et du 90 qui empêcheront la formation de renforts dans le village d'Ablain. Voilà : je vous le dis à vous : je ne préviendrai les hommes que demain, quelques heures avant l'attaque... »
Un grand silence dans l'étroite hutte qu'éclaire une pauvre bougie plantée dans un quillon de baïonnette. Nous nous regardons anxieusement sans rien dire, mais nous voyons jusqu'au fond de nos âmes haletantes : on eût entendu le battement de notre cœur, et, si nous ne parlions pas, c'est pour qu'il ne fît point trembler notre voix.
« Dieu ne donne pas le courage, il le prête seulement », a dit d'Aubigné, et qui, après cet aveu du grand capitaine, hésiterait à dire qu'un instant il trembla devant le danger ? C'est vrai : pendant quelques minutes, mon corps, malgré moi, fut secoué d'un grand tremblement. Qu'éprouvaient mes deux compagnons ? Je ne sais, mais je sais que tous trois nous jugions cette attaque si périlleuse que nous avions la certitude d'y trouver la mort. Les Allemands à quinze mètres ; en sortant, nous serions massacrés...
Cette certitude s'agita en nous pendant la longue nuit où, côte à côte, nous essayâmes de dormir ; nuit farouche comme une hallucination, où la volonté cédant sous la fatigue nous ne savions si c'était de froid ou d'épouvante que nous étions secoués ; et ce délai, que l'action nous laissait, aggravait l'agitation instinctive de notre être.
Quand nous nous réveillons, quand nous sortons de ces cauchemars où toute notre vie passée resurgit, c'est presque joyeusement que nous disons : « Il est huit heures ; dans dix heures, ça y sera ! Il faut se préparer, étudier un peu cette attaque. » Sur un papier, nous dessinons les positions et nous commentons l'ordre donné la veille. Toujours en nous la même certitude, accrue même de l'étude que nous en faisons. Mais il ne s'agit plus de nous, et cette nécessité où nous sommes de sortir de nous-mêmes nous libère de l'angoisse.
prévenir les hommes
Dès l'abord, nous appelons à notre poste de commandement les chefs de section ; nous leur expliquons la manœuvre, les consignes. Tranquilles, nous les assurons de la réussite : « Nous devons réussir » ; et tout notre être maintenant commande la confiance... C'est avec le même apaisement intérieur que tout à l'heure, quand ils seront sortis, nous détruirons nos papiers intimes, et prendrons nos dispositions dernières. Chacun de nous rédige pour les siens des billets qui semblent une même dictée :
« Nous allons à l'attaque, ce soir, à six heures : l'affaire sera particulièrement rude. Si ce mot vous parvient, c'est que j'y aurai succombé... »
- C'est dur, tout de même, fait Knoertzer à voix basse...
Dernière défaillance, dernier regard jeté en arrière, regrets refoulés et qui ont déjà le ton d'une résolution...
Nous mangeons ; il faut manger...
Midi : Allons prévenir nos chasseurs... Nous passons dans la tranchée. Les hommes hébétés de fatigue et qui espèrent l'ordre de repos reçoivent celui de l'attaque, sans broncher : une lueur brille dans les yeux de ces groupes de glaise, reliefs vivants de la tranchée étroite. Presqu'à chacun d'eux, nous commentons l'attaque prochaine, car nos hommes aiment savoir ce qu'ils font : ils demandent des détails, on les leur donne...
Maintenant ils savent : ils se mettent à l'ouvrage. De leurs pelles, ils entaillent la paroi extérieure, aménagent des gradins qui leur serviront à bondir du sillon... Une volonté unanime les presse : puis il se font de hâtives confidences, des promesses pareilles. Quelques-uns s'étreignent...
Instant magnifique où l'homme se confie à l'homme, se donne simplement ; amitié, communion humaine incomparable dont le souvenir, jusqu'à la mort, illuminera nos âmes. Et dans cette ferveur, ils travaillent, nettoient leurs fusils, les chargent, ajustent la baïonnette... On surveille les derniers préparatifs.
Quelques-uns, qui savent que le lieutenant Meunier est prêtre, vont se confesser à lui : en hâte, il donne l'absolution. Au reste, toute la compagnie la recevra avant que d'aller à l'assaut : et sur nous passe le grand mystère divin de la guerre, réalité surhumaine où échoue la faiblesse de nos explications, sacrement inconcevable que tout à l'heure nous recevrons dans le délire des armes...
il faut sauter hors de la tranchée
Cinq heures. La nuit vient. C'est dans toute la tranchée, une rumeur fiévreuse et sourde. Voici la section de Vanier qui arrive. Explications échangées à voix basse : puis, les brancardiers qu'on place dans le boyau d'arrière... Un grand silence sur la campagne, où descend une brume froide et dense ; de rares coups de feu...
Les nôtres ne tirent plus...
Quelques minutes encore... On attend le signal du chef... Tout l'être est prodigieusement calme ; rien qu'une chaleur au front. Une immense curiosité de ce qui va survenir... C'est l'heure... Le lieutenant Knoertzer est à notre gauche ; je suis à ses côtés avec la liaison. À voix étouffée :
- Demandez au lieutenant Meunier s'il est prêt... Faites passer.
Et l'on entend la phrase passer de bouche à bouche, puis se perdre... Mais avant que la réponse ne nous parvienne, le noir cyclone de l'artillerie souffle au-dessus de nous... Seconde d'hésitation, pendant laquelle il nous semble qu'une bataille déjà fait rage derrière l'horizon impénétrable.
Mus soudain par une force folle, nous bondissons dans la nuit... Tout soudain s'éclaire d'une lueur verte, cinéraire, lumière d'artifice, étrange, fantastique, où nous nous agitons comme des ombres démesurées... Autour de nous, le sourd grondement du 90 qui fait comme une basse au chant inexorable du 75 et, distinct, le crépitement des mitrailleuses : là-bas, la nuit transpercée d'éclairs... Est-ce cette vision qui nous tient en arrêt à un pas de la tranchée allemande, immobiles, ou l'étonnement d'être là tous vivants ?
- Mais avancez, avancez donc ! hurle Knoertzer ; sautez, nous l'avons...
Est-ce possible ? Nous avons leur première ligne : quelques coups de feu, et ils ont fui... Tous nous nous ruons dans le boyau qui mène à la seconde ligne que la section de Gérard occupe déjà. Nous crions éperdument : « Victoire ! Victoire ! »
- c'est le mot de ralliement.
Exténué, Knoertzer clame ses ordres. Nous nous interpellons, nous courons en tous sens : dans leurs cahutes, nous les découvrons qui, les bras levés, blêmes, tremblants, crient : « Kamerad ! Kamerad !... » Plus de vingt prisonniers sont évacués en arrière... Un feu de salve en l'air : c'est fini !... Nous sommes maîtres de la place.
Sur la croupe opposée, des chasseurs sont sortis de leur tranchée et, sous l'embrassement livide du ciel, nous voyons leurs ombres qui nous acclament. « Joie, joie, pleurs de joie ». C'est une pareille illumination mystique ... Avoir pu vivre pour goûter une telle joie ; c'est à défaillir de bonheur... Que c'est beau ! Que c'est beau... Dans la nuit, notre groupe mène une étrange sarabande. De grands cris résonnent qui ont l'allure d'un chant : « Bravo ! Victoire ! » ...
Nuit belle et d'une beauté de fête... Les derniers coups de feu jettent leur lueur rouge... Le fracas de l'artillerie cesse soudain : le ciel redevient noir.
Minuit. - On s'attend à ce que l'ennemi contre-attaque au lever du jour. La 2ième Compagnie, épuisée par l'insomnie et par la faim, brisée par les émotions de ce combat, pourra-t-elle fournir ce nouvel effort ? Le commandant ne le pense pas : il la fera relever dans une heure. Seuls les chefs de section resteront... Plus que quelques instants... Des pas étouffés, tout un remuement d'ombres qui regagnent notre ancienne ligne. En la franchissant, j'ai le pied fracturé...
À peine avons-nous cédé la place conquise, la veille, que, sous une aube de suie, l'ennemi franchit la route, puis se déploie soudain, réoccupe sa première position, rejette dans leur tranchée ceux des nôtres qui ne l'ont pas encore rejointe... Une section de la 4ième Cie a déjà remplacé la 2e et l'occupe...
Dès huit heures du matin, le lieutenant Knoertzer reçoit l'ordre de se rendre au P.C. du commandant Madelin. « Pour l'honneur du 3e Bataillon », une nouvelle attaque a été décidée... À midi, elle se déclenche... À peine nos chasseurs ont-ils enjambé le parapet qu'un tir de mitrailleuse les aligne, abattus, sur le bord de la tranchée... Knoertzer, qui les commande, tombe, frappé d'une balle à la main. Je me hausse jusqu'à lui, le tire par sa capote pour le ramener dans nos lignes... Après, je ne sais plus rien... L'attaque est brisée... C'est fini...
... Knoertzer et moi regagnons l'arrière, par le boyau transversal qu'emplit une boue gluante, où nous nous traînons à plat ventre... Nous sommes seuls tous les deux, avançant à tâtons, sur ce sol liquide où s'enfoncent nos corps harassés... Rien que l'effort de nous tirer de l'ornière... Je m'agrippe des mains aux parois crayeuses de la fosse où nous sommes engloutis... Ma capote n'est plus qu'un emplâtre de glaise... Je ne parviens plus à dégager mes pieds qu'un bloc de terre agglutine au sol visqueux... Le soir tombe déjà... Des coups de feu espacés, solitaires, coupent par ricochet les branches du boqueteau que nous essayons d'atteindre... Un éclat d'obus me blesse à la main gauche, et je retombe, la tête dans la vase, me traînant à nouveau sur le ventre... Knoertzer est toujours devant moi : je saisis son bras qui se crispe et cède, d'un geste harassé... Où mènent tous ces détours ? Où est l'issue ? Qu'y a-t-il devant nous ? A droite, à gauche ? Il semble que rien ne soit plus... À mesure que nous nous éloignons du danger, une frayeur indicible nous gagne... La nuit descend... Avançons-nous ? On croit ne point changer de place... Ah ! voici que derrière cette hutte, couverte d'une touffe d'arbres, nous apercevons quelque chose... La Faisanderie ?... Oui, nous approchons du P.C... Mais voici l'ambulance du bataillon qui nous cherche... On nous sort et nous hisse au fond d'une voiture, sur un brancard... Et soudain, j'entends : « Vous êtes là, mon vieux ? Vous êtes là ?... » Une voix fraternelle a traversé l'obscurité... Drouot, mon cher Drouot ! Avant que j'aie pu prendre la main qu'il me tend, la voiture est partie dans la nuit... Le reverrai-je jamais ? (1).
17 janvier. - Me voici à l'hôpital de Tours, rue Descartes, chez les Sœurs de l'Adoration perpétuelle, où, évacué du front, j'ai été conduit ...
25 janvier. - Je monte, en béquillant, à Saint-Cyr-sur-Loire faire visite à Anatole France que je n'ai pas revu depuis dix ans. Il me reçoit dans son grand salon de la Béchellerie, et, au cours de l'entretien, il me dit, en me montrant son bureau, couvert de papiers épars : « Tous les jours et de tous les coins du monde, je reçois des lettres où l'on me presse d'intervenir en faveur de la paix... Non, non, ce n'est pas possible !... Il faut, une bonne fois, en finir !... Je jette tout cela au panier ! »
Henri Massis de l'Académie française Historia décembre 1964
(1) Paul Drouot sera tué cinq mois plus tard, le 9 juin 1915. Avant de partir le 2 août 1914, notre ami avait écrit cet admirable testament ; « Je ne veux pas laisser de traces. Tout est vain, voyez-vous, ici-bas, tout excepté l'âme... Je ne laisse rien qui soit digne d'être publié. Je demande que tous mes papiers, notes, brouillons, débuts de poèmes ou vers isolés soient anéantis - ce qui ne les changera guère. Une œuvre doit être accomplie. Je remercie ceux qui m'ont, avec tant d'indulgence, fait crédit sur la mine. J'aurais voulu quelquefois leur donner raison. Mille soucis m'en ont empêché jusqu'ici, et à l'heure qu'il est, rien ne compte plus que les grands intérêts, ceux de la patrie, ceux de l'âme. Il faut partir pour la croisade, la pensée libre de vanité et le cœur tout à son métier de cœur. Je ne voudrais pas faire de phrases. J'embrasse mes deux maîtres, Elémir Bourges, le grand poète de la Nef, et Henri de Regnier. Je prie mes amis, si je ne les revois pas en ce monde, d'élever leur pensée à Dieu lorsque mon souvenir les touchera. C'est en Lui désormais qu'est ma confiance. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire