lundi 23 août 2010

Retour sur l’affaire des fosses du franquisme : Garzón, juge intègre ou prévaricateur ?

L’esprit de la Transition démocratique, qui marqua si nettement la vie politique espagnole pendant plus d’un quart de siècle, aurait-il vécu ? Ne serait-il qu’un souvenir éculé ? A en juger par la vague de sectarisme soulevée par « l’affaire du juge Baltasar Garzón », au printemps 2010, la question mérite d’être posée.
De l’avis général, l’instruction contre le magistrat-vedette a exacerbé les tensions du pays, divisant l’opinion publique en deux camps. Une détérioration du climat politique d’autant plus regrettable que l’Espagne se débat dans une profonde crise économique.
En quelques jours d’informations-désinformations, le juge de l’Audience nationale, Baltasar Garzón s’est converti en véritable phénomène médiatique. Ses admirateurs étaient des milliers à protester « contre l’impunité du franquisme », le 24 avril 2010. Dans les rues de Madrid, ils arboraient le drapeau tricolore de la République et le drapeau rouge communiste. Ils réclamaient à grands cris le retour de la République et l’interdiction du Parti populaire. Pour tous, il n’y avait pas de doute : le procès contre le juge salissait la mémoire des victimes et constituait un « scandale sans précédent ».
Propos excessifs d’une minorité de revanchards ? Certes ! Mais il y a plus préoccupant. Des personnalités habituellement peu enclines au radicalisme extrémiste ont jeté leur part d’huile sur le feu. Le quotidien proche du gouvernement, El País, a soutenu sans réserve Garzón, reproduisant les propos les plus insultants pour le Tribunal suprême, critiquant à l’envi, Luciano Varela, le juge chargé de l’instruction.
Pour comprendre vraiment l’affaire Garzón, encore faut-il prendre la peine de s’informer sérieusement. Ce travail, à l’évidence, les grands médias français n’ont pas jugé utile de le faire.
Un détail important a été passé sous silence. Garzón n’est pas jugé pour avoir voulu ouvrir les fosses du franquisme ou enquêter sur les crimes du régime, mais pour « prévarication volontaire » ou manquement grave aux obligations de sa charge. Dans un État de droit, à plus forte raison dans une démocratie, à partir du moment où un juge prétend se substituer au législateur, dès l’instant où il viole délibérément la loi, il est juridiquement mort. Cela, pas un juriste digne de ce nom ne l’ignore.
Mais revenons sur les faits :
Le 26 décembre 2007, José Luis Zapatero fait adopter une « loi de mémoire historique » dont l’origine se trouve dans une proposition du parti communiste (Izquierda Unida). Cette loi a pour objet d’honorer et de récupérer la mémoire de tous ceux qui furent victimes d’injustices pour des motifs politiques ou idéologiques ou de croyances religieuses pendant et après la guerre civile. Elle est le résultat d’un consensus entre la gauche et les partis nationalistes basque (PNV) et catalan (CIU). Ces derniers, de sensibilité démocrate-chrétienne, ont réussi à faire admettre les « croyances religieuses » parmi les motifs de répression. Leur amendement s’est cependant révélé d’un effet limité. Dès sa promulgation, la « loi de mémoire historique » a été systématiquement interprétée en faveur des représentants et sympathisants du camp républicain et de leurs seuls descendants.
Conscient de manier une bombe à retardement, le gouvernement socialiste a d’abord choisi l’inertie. Au dire du secrétaire général d’Amnistie internationale, Claudio Cordone, en matière d’exhumations des restes des fosses communes il n’a fait « pratiquement rien ». Il s’est contenté de laisser agir des associations privées en les subventionnant largement.
Le 16 octobre 2008, Baltasar Garzón, juge d’instruction de l’Audience nationale, s’est prononcé sur 22 plaintes « d’Associations de récupération de la mémoire » pour « génocide et crime contre l’humanité ». Dans un premier temps, le magistrat s’est déclaré compétent pour instruire la totalité « des crimes du franquisme » et a autorisé l’ouverture d’urgence de 19 fosses. Puis, pour éviter d’être désavoué par ses pairs, il a ordonné que « l’instruction nécessaire » soit menée par les juges de province. Le ministère public a immédiatement réagi par la voix du procureur, Alberto Zaragoza, qui a blâmé Garzón pour avoir contourné la loi d’amnistie de 1977 et voulu réaliser une sorte d’inquisition générale rappelant l’instruction générale (Causa General) menée par le ministère public de Franco, entre 1940 et 1943, ce que la Constitution interdit formellement. Le procureur a également reproché au juge d’attenter au principe constitutionnel de non-rétroactivité et de se fonder sur des règles de droit international qui n’existaient pas à l’époque où les actes ont été commis.
Dans la foulée, des journalistes de droite n’ont pas manqué de rappeler que le même juge Garzón avait rejeté, en 1998, une plainte semblable pour « génocide, torture et terrorisme », contre le PCE et son Secrétaire général, Santiago Carrillo, le PSOE et l’État espagnol, plainte présentée alors par l’Association des familles et amis des victimes du « génocide de Paracuellos del Jarama » (2750 à 5000 morts selon les sources). Garzón avait alors contesté la capacité juridique de l’association des plaignants et leur avait reproché de « rompre les normes de rétroactivité » et de violer la Constitution. Il avait même rejeté leur plainte pour « abus de droit » et mis en doute la déontologie des avocats plaignants. Confirmant la position du juge Garzón, le procureur, Pedro Rubira, avait en outre déclaré, quelques mois plus tard, en mars 2000, que les faits étaient prescrits et rappelé que la loi d’amnistie de 1977 s’appliquait de plein droit.
Dix ans plus tard, se fondant sur des arguments et une jurisprudence radicalement inverse, Garzón admettait la plainte des victimes du franquisme. Dès lors, il n’allait pas tarder, à tomber dans son propre piège. En 2009, il faisait l’objet de trois plaintes pour « prévarication volontaire » déposées par le Collectif de fonctionnaires Mains Propres et l’association Liberté et identité.
Début avril 2010, sentant le sort de son ami Garzón scellé, le procureur argentin du Tribunal pénal international, Moreno Ocampo, a proposé que le juge soit détaché auprès du TPI dans l’espoir de bloquer la procédure de suspension. Peine perdue ! Malgré l’accord du ministère public et du gouvernement, malgré les manifestations de soutien dans la rue, malgré la proposition de projet de loi des communistes d’Izquierda Unida visant à modifier la loi d’amnistie, la machinerie judiciaire ne pouvait plus être stoppée.
Un triple procès contre le juge Garzon
Le 14 avril 2010, une mesure disciplinaire de suspension a été prise à l’encontre du juge à l’unanimité des membres de l’Assemblée plénière du Conseil général du pouvoir judiciaire (autorité supérieure garante de l’indépendance des juges). Elle marque l’ouverture du triple procès de Garzón devant le Tribunal suprême (ouverture d’instruction pénale contre des crimes amnistiés par la loi, demande et obtention d’une aide économique à un banquier dont il instruisait l’affaire et interception de communications entre avocat de la défense et son client). Le juge risque 20 ans d’inhabilité professionnelle. Il ne faut pas se tromper sur les vraies raisons de l’ampleur de cette affaire. Pour les amis de Garzón, les tribulations du juge ne sont qu’un prétexte pour donner corps à de sempiternelles contrevérités. À les entendre, en 1936, les « bons » auraient été dans un camp et les « mauvais » dans l’ « autre » ; les victimes des « franquistes » auraient toutes été des personnes honorables, des héros de la démocratie ; la terreur dans le camp national aurait été infiniment plus brutale que celle du camp républicain ; la droite serait seule responsable de la destruction de la démocratie et de la guerre civile ; enfin, héritière du franquisme, elle continuerait de monopoliser le discours et la mémoire du conflit. Autant de contrevérités, battues en brèche par un bon nombre d’historiens. Rappelons brièvement l’absurdité de ces boniments de bateleurs politiques.
Les contrevérités
Première contrevérité : les victimes des « franquistes » étaient toutes des combattants de la démocratie, des gens qui doivent être aujourd’hui honorés et dont les assassins doivent être jugés. Suivant ce discours, peu importe que la vie dans la zone du Front populaire ait été un véritable enfer pour la moitié des espagnols. Oubliées les victimes de la répression front-populiste en raison de leurs convictions religieuses, ou parce qu’elles étaient militaires, nobles ou bourgeois, ou simplement de droite !
Pourquoi devrait-on mettre sur un même plan victimes et bourreaux ? On ne sait ! Trois exemples édifiants devraient suffire pour comprendre la perversité de ce raisonnement.
  • Premier exemple : Juan Peiro et Agapito García Atadell. Peiro était un dirigeant anarchiste, ministre du Front populaire, qui s’opposa à la terreur « rouge » et sauva de nombreuses vies humaines, mais qui fut néanmoins jugé et exécuté par les franquistes. Atadell, était un socialiste, chef de la Brigade d’investigation criminelle, qui dépendait directement du Directeur général de la sécurité et du Ministre de l’Intérieur. Il se rendit coupable de pillages, de viols et de plus de 800 arrestations illégales qui le plus souvent se terminèrent en assassinats. Condamné à mort par un conseil de guerre, il fut lui aussi exécuté. Faut-il pour autant honorer la mémoire de Peiro et d’Atadell de la même manière ?
  • Deuxième exemple : Juan Duarte Martín était un jeune séminariste de 20 ans. Son histoire est de nature à blesser la sensibilité des personnes les plus endurcies. Juan fut dénoncé par ses voisins. Arrêté, le 7 novembre 1936, il fut torturé à mort pendant huit jours. Une jeune femme fut chargée de le séduire. Comme il refusait de rompre son vœu de chasteté, un milicien le castra avec un rasoir et offrit ses testicules à la demoiselle. On le traina dehors pour lui ouvrir le ventre. Encore vivant, on répandit de l’essence sur son corps et on y mit le feu. Les derniers mots de Juan furent « Je vous pardonne… Vive le Christ Roi ! ». Le 28 octobre 2007, le neveu de Juan, José Andrés Torres Mora chef de cabinet de Zapatero, député socialiste et rapporteur de la « loi de mémoire historique », assistait à la béatification de son oncle, un des 498 martyrs distingués par l’Église catholique. Faut-il alors honorer aujourd’hui les bourreaux de Juan Duarte Martin sous prétexte qu’ils combattaient au nom de la liberté ?
  • Troisième exemple : Le poète communiste Marcos Ana, icône de la gauche, fut chargé de lire le manifeste de soutien au juge Garzón, le 24 avril 2010. Cet écrivain, de 90 ans, est le plus vieux prisonnier de l’Espagne franquiste. Il a passé 22 ans dans les geôles pour, dit-on, « un simple délit de conscience ». Pedro Almodovar, envisagerait même de réaliser un film à sa gloire. Ce que l’on sait moins, c’est que Marcos Ana est le pseudonyme de Sebastian Fernando Macarro, milicien qui fut condamné pour l’assassinat de trois personnes innocentes connues pour leurs convictions religieuses. Son dossier judiciaire nº 120976 fait état des motifs de sa condamnation : c’était un jeune leader des Jeunesses socialistes unifiées, chef de groupe dans le « Bataillon Liberté » à Alcala de Henares. Macarro fut condamné à mort en 1943, mais comme il était mineur, lors des faits, en 1936, sa peine fut commuée en 30 ans de réclusion. Ce militant communiste, qui n’a jamais renié son passé, est aujourd’hui présenté comme un combattant des droits de l’homme. N’y a-t-il pourtant pas là de quoi à faire retourner ses victimes dans leurs tombes ?
Deuxième contrevérité : la terreur dans le camp républicain fut infiniment moins importante que celle du camp national. Selon les études les plus sérieuses, le bilan de la répression dans la zone nationale se situe autour de 70 000 exécutions et celui de la zone républicaine autour de 60 000. Il est très vraisemblable que le chiffre final de la zone nationale soit supérieur à celui de la zone républicaine. La terreur rouge a sévi pendant trois ans sur un territoire qui diminuait constamment, alors que la terreur blanche a duré plus de trois ans sur un territoire de plus en plus vaste. Le chiffre de la répression nationale inclut en outre les exécutions postérieures au conflit pour crimes de guerre et représailles politiques. Cela dit, la « guerre des chiffres », ne doit pas masquer un point capital : il y eut une terreur blanche, mais il y eut aussi une terreur rouge, et, en raison de son importance, il est difficile de croire qu’elle fut désorganisée ou incontrôlée comme les commentateurs les plus sectaires l’affirment encore.
Troisième contrevérité : la droite espagnole, hier responsable de la Guerre civile, serait aujourd’hui l’héritière du franquisme. Une bêtise crasse ! Le Professeur américain, Stanley Payne, a balayé récemment la légende de la prétendue responsabilité unique de la droite dans l’origine de la Guerre civile. Relevons seulement un point révélateur : la gauche revancharde exige périodiquement de la droite une condamnation du coup d’État de 1936, mais elle ne se repent jamais de son coup d’État de 1934. Mais venons-en au prétendu héritage franquiste. Il suffit de rappeler les cinq grandes étapes de la Transition démocratique, pour montrer la fausseté de l’affirmation de ce prétendu héritage de la droite espagnole :
  1. Le décret-loi autorisant les Associations politiques fut édicté par Francisco Franco, le 21 décembre 1974, un an avant sa mort.
  2. La loi de Réforme politique fut adoptée par les Cortes Espagnoles le 18 novembre 1976 (par 425 voix pour, 59 contre et 13 abstentions) et ratifiée par référendum populaire le 15 décembre 1976. Ce fut précisément le neveu de « José Antonio », Miguel Primo de Rivera, qui défendit devant les Cortes le projet de loi présenté par le chef du Gouvernement Adolfo Suarez, ancien Secrétaire général du Movimiento (FET de las JONS), un texte qui enterrait le franquisme et qui avait été rédigé en grande partie par un autre ancien Secrétaire général du Movimiento, Torcuato Fernández Miranda.
  3. Les premières élections générales législatives du 15 juin 1977, furent remportées par l’Union du Centre Démocratique d’Adolfo Suarez, ancien leader du Movimiento, devant le PSOE de Felipe Gonzalez.
  4. La loi d’amnistie fut adoptée par les Cortes le 15 octobre 1977 (296 voix pour, 2 contre, 18 abstentions et un nul). Cette loi reçut l’appui, sans la moindre réserve, de la quasi totalité de la classe politique (en particulier des leaders du PSOE et du PCE). Cette amnistie ne se limitait pas à la Guerre civile, mais concernait tous les délits commis dans l’intention de rétablir les libertés publiques ou de revendiquer les autonomies des peuples d’Espagne (notamment les actions violentes des maoïstes du GRAPO et des séparatistes de l’ETA). Elle ne fut donc pas adoptée sous la pression des chars comme le prétendent aujourd’hui les amis du juge Garzón. Elle ne fut pas non plus une « amnistie-amnésie », ni une « lâcheté », mais un acte de générosité et de réconciliation. En 1977, l’ensemble de la gauche la défendait avec véhémence. La position actuelle des partisans de Garzón, qui veulent la réformer ou l’annuler, constitue donc un virage à 180º. Enfin, dernière étape, qui n’eut pas été possible sans la loi d’amnistie :
  5. L’adoption par le Congrès de la Constitution et sa ratification par référendum le 6 décembre 1978 (87% de voix pour).
La Transition démocratique ne fut pas une conquête des ennemis de la dictature
Les faits sont là. C’est indiscutablement la droite franquiste qui prit l’initiative d’instaurer la démocratie. La Transition démocratique ne fut pas une conquête des ennemis de la dictature, elle fut un choix délibéré de la grande majorité de ceux qui avaient été jusque là ses principaux leaders.
L’écrivain, Jorge Semprun, ancien communiste et ministre de la culture socialiste, déclarait il y a peu : « La mémoire des vaincus n’est pas prise en compte et celle des vainqueurs continue de prédominer comme dans l’après-guerre et jusque fort longtemps. La rhétorique de la mémoire des vainqueurs est celle qui prédomine ». Le ridicule ne tue pas ! C’est précisément l’inverse qui est vrai. S’il y avait un certain consensus sur les principales conclusions à tirer des événements de la République et de la Guerre civile dans les années 1990, celui-ci a volé en éclat. Les auteurs favorables au Front populaire ont inondé les librairies de livres, occupé les chaires universitaires et monopolisé les grands médias. Après l’arrivée de Zapatero la tendance s’est renforcée. Mais dans les années 2000, l’imprévisible s’est produit. Une minorité d’historiens indépendants, avec Pio Moa à leur tête, s’est insurgée. Ancien communiste-maoïste, Moa a rejeté les interprétations conventionnelles après avoir eu accès aux archives de la fondation socialiste Pablo Iglesias. Boycotté, méprisé et insulté par les médias officiels, sans le moindre appui du Parti populaire, ce groupe de résistants n’a dû son salut qu’au soutien de centaines de milliers de lecteurs et à d’impressionnants succès d’édition.
Devant l’attitude des amis de Garzón, l’ancien député, président de la Communauté autonome de Madrid, Joaquín Leguina, une des figures historiques du socialisme démocratique espagnol, particulièrement représentative de l’esprit de la Transition, déplorait récemment : « Le message que le juge et ses hooligans ont réussi à coller est tellement négatif qu’il en est sinistre. En fait, cette malheureuse affaire a semé l’idée qu’en trente ans de démocratie les espagnols ont été incapables de surmonter le passé, que la Transition a été une lâcheté, que la guerre civile est un thème tabou et qu’une bonne partie de la droite continue d’être franquiste. Un tissu de mensonges ». Au lieu de chercher à nouveau à discriminer entre « bons » et « mauvais », il est grand temps de donner une vision juste et équilibrée du passé.
Arnaud Imatz 14/08/2010
Correspondance Polémia 21/08/2010
Les intertitres sont de la rédaction

1 commentaire:

Rorschach a dit…

Intéressant.
On peut aussi ajouter les travaux de Bartolome Bennassar.