Cependant, Fuchs n'était pas encore tout à fait prêt à avouer. Il vaquait à ses occupations et ne se confiait à personne. Le dimanche 22 janvier, il déclara à Arnold qu'il aimerait revoir Skardon, ayant quelque chose à lui dire. Le 24, Skardon se présenta au domicile du savant et lui dit :
- Vous avez demandé à me voir ?
- Oui. c'est mon tour maintenant… répondit Fuchs.
Après ce demi-aveu, il n'ajouta plus rien, comme envahi soudain par l'angoisse. Il se lança dans une longue dissertation sur sa vie, revenant sans cesse sur des détails déjà évoqués. Au bout de deux heures, il était hagard, et Skardon lui dit :
- Vous m'avez raconté une longue histoire pour établir les motifs de vos actes, mais rien au sujet de ces actes mêmes.
- Vous n'arriverez jamais à me faire parler, souffla le savant.
- Très bien, répondit Skardon. Allons déjeuner !
Pour se rendre à Abingdon, ils prirent place dans la voiture de Fuchs, celui-ci conduisant comme un fou, prenant les virages à droite (3), frôlant les automobiles qu'ils dépassaient, traversant en trombe les rues populeuses d'Abington pour stopper enfin devant la porte de l'hôtel où ils devaient prendre leur repas.
Au cours du chemin de retour, en revanche, ils suivirent un camion roulant à peine à 20 km à l'heure, Fuchs n'osait pas le dépasser, Ils rentrèrent silencieusement à son domicile, et, dès qu'ils furent chez lui, Fuchs déclara qu'il était prêt à tout avouer.
- Quand cela a-t-il commencé ? demanda Skardon.
- Vers le milieu de 1942, répondit Fuchs, et jusqu'à l'année dernière.
Ce fut pour Skardon le premier choc qu'il éprouva cet après-midi-là ; il ne s'agissait plus de simples fuites de quelques rapports confidentiels, mais d'un acte de trahison comme il en existe peu.
Soulagé par sa confession, Fuchs parlait maintenant vite et d'abondance, relatant des faits incroyables.
Les paroles se succédaient à une telle cadence qu'il ne pouvait être question pour Skardon de prendre des notes. Enfin celui-ci interrompit Fuchs et lui demanda ce qu'il avait livré aux Russes. C'est alors qu'il reçut son second choc de la journée. Fuchs répondit que ce qu'il pensait avoir fait de pire avait été de faire connaître aux Russes les méthodes de fabrication de la bombe atomique.
Skardon avait hâte d'en finir, d'aller consulter ses supérieurs et d'obtenir les aveux par écrit. Mais l'autre continuait.
Il avait toujours foi dans le communisme, poursuivait-il, mais non en celui que la Russie mettait maintenant en pratique et qu'il fallait combattre. Il reconnaissait que l'Angleterre était le seul endroit où il pouvait vivre.
Qu'allaient penser de lui Henry Arnold et ses autres amis ?
Après avoir donné un ou deux renseignements supplémentaires et convenu avec Skardon qu'ils se rencontreraient de nouveau le 26 janvier, l'enquêteur repartit pour Londres, porteur du terrible rapport, tandis que l'espion, ayant soulagé son cœur, croyait encore que tout irait pour le mieux et qu'on le garderait à Harwell.
Ces illusions offraient certains avantages : il ne songerait probablement ni à s'enfuir ni à se donner la mort. Il était moins que jamais nécessaire maintenant de l'alarmer, de l'entourer de policiers ou de le tirer du monde imaginaire dans lequel il avait toujours vécu.
Pour ses amis, Klaus Fuchs travaillait toujours au Centre de recherches. En réalité il préparait à l'intention de Skardon, un compte rendu détaillé de son activité de traître, le lieutenant-colonel Arnold étant le seul, à Harwell, à connaître la vérité.
Lorsque Skardon revint, le 26 janvier, Fuchs lui déclara d'emblée qu'il avait hâte que la situation fût éclaircie le plus rapidement possible. Skardon proposa qu'il formulât ses aveux par écrit ou qu'il les dictât à une secrétaire ou encore à lui-même, Skardon.
Fuchs choisit cette dernière solution et ils convinrent de se revoir le lendemain, au ministère de la Guerre, à Londres.
Le savant se rendit dans la capitale sans aucune surveillance policière. Lorsque Skardon lui demanda s'il était prêt à faire une déclaration écrite, il répondit :
- Oui, je comprends parfaitement. J'aimerais en finir avec toute cette affaire.
Skardon écrivit à la main, sous sa dictée :
« Je suis chef adjoint du service scientifique du Centre de recherches sur l'énergie atomique de Harwell. Je suis né à Russelsheim (Allemagne) le 29 décembre 1911. Mon père était pasteur et mon enfance fut très heureuse. Je crois nécessaire de souligner que mon père agit toujours au mieux de ses convictions et qu'il nous conseilla de suivre la voie qui nous était tracée, même s'il la désapprouvait … »
« Il me reste à réparer »
À la fin de sa «confession», Fuchs tint à faire cet acte de contrition :
« Je sais qu'il me reste maintenant à tenter de réparer le préjudice que j'ai causé ; tout d'abord de m'assurer que Harwell souffrira le moins possible de ma faute, et de sauver, pour mes amis, la meilleure part de mes relations avec eux. Ce souci domine maintenant ma pensée et il m'est difficile de concentrer mon esprit sur d'autres sujets.
« Je me rends compte, cependant, qu'il me faudra révéler l'étendue des informations que j'ai livrées (aux Russes) et contribuer, dans les limites dictées par ma conscience, à empêcher d'autres personnes de continuer à agir comme je l'ai fait.
« Depuis mon arrivée à Harwell, j'ai connu des Anglais de toute sorte et j'en suis arrivé à dénoter chez nombre d'entre eux une fermeté de caractère profondément ancrée qui leur permet de suivre une honnête ligne de conduite. Je ne sais pas d'où cela provient, ni s'ils le savent eux-mêmes ; mais le fait est là. Je viens de relire cette déclaration et la tiens pour vraie au mieux de ma connaissance. »
Et il signa : « Klaus Fuchs ».
Fuchs avait fait cependant une réserve qui montre bien dans quel monde imaginaire il vivait encore moralement ; il se refusait à confier à Skardon les détails techniques de la fabrication de la bombe atomique qu'il avait passés aux Russes parce que celui-ci n'était pas qualifié pour recueillir des informations de ce genre. Il accepta de les donner à une personne autorisée, Mr. Michael Perrin, un fonctionnaire de la « Section ministérielle d'énergie atomique ».
Rendez-vous avec Perrin fut pris pour le 30 janvier à Londres. Fuchs déclara qu'il aimerait se reposer et réfléchir durant le week-end. II répéta qu'il ne voulait pas perdre de temps à s'occuper de son avenir, puis repartit seul, par le train, pour Harwell.
Un étrange incident se produisit cette nuit-là. Informé que le bureau de Fuchs était éclairé, Arnold se servit de son passe-partout pour entrer dans une pièce située vis-à-vis du bureau, de l'autre côté d'un couloir. Le mur de façade de ces bureaux comporte une vitre près du plafond. En grimpant sur un buffet, il put voir, au-delà du couloir, ce qui, se passait dans la pièce du savant. Celui-ci s'y trouvait, assis à son bureau, examinant des papiers. Arnold l'observa un long moment. Au point où les choses en étaient, tout était possible. Fuchs pouvait essayer de se donner la mort ou de fuir le pays, ou encore être revenu dans son bureau pour détruire des documents. Arnold attendit.
L'homme qu'il surveillait lisait toujours tranquillement. Enfin, vers minuit et demi, Fuchs éteignit la lumière, donna un tour de clé à la porte de son bureau et rentra chez lui.
Après son départ, Arnold pénétra dans la pièce et s'aperçut que les papiers ne concernaient que des affaires courantes. La pièce ne devait plus recevoir de visite jusqu'au jour de la perquisition officielle, après l'arrestation de l'espion atomique.
Celui-ci prit un train de matin pour Londres, le lundi 30 janvier ; Skardon le conduisit au ministère de la Guerre où l'attendait Michael Perrin. En chemin, Fuchs déclara qu'il tenait pour certain que d'autres savants avaient également trahi pour le compte de l'Union soviétique.
Arrêté !
Au ministère de la Guerre où Skardon et le Dr Fuchs se rendirent le 30 janvier 1950, pour y rencontrer M. Michael Perrin, l'enquêteur suivit l'entretien en déclarant que Fuchs était prêt à tout révéler. Perrin répondit qu'il ne manquait pas de papier pour prendre des notes.
Après une courte interruption pour le déjeuner, les trois hommes se remirent au travail. Fuchs répéta ce qu'il avait déjà avancé concernant la collaboration avec les Russes d'autres savants occidentaux et, à titre d'exemple, il raconta comment, au début de ses activités de traître, avant son voyage aux États-Unis, les Russes lui avaient demandé des renseignements détaillés sur un procédé américain de séparation des isotopes 238 et 235 électromagnétiques (4). Or, à cette époque, aucun savant britannique n'en avait encore eu connaissance.
À 16 heures, Fuchs retourna seul à Harwell. Les autorités disposaient enfin d'éléments suffisants pour l'arrêter. Il fallait toutefois en informer auparavant le premier ministre, M. Attlee, puis on se mit en rapport avec le procureur général, Sir Bartley Shawcross, qui se trouvait quelque part au nord de l'Angleterre.
Celui-ci rentra à Londres, étudiant le dossier dans le train.
Enfin, le 2 février 1950, tout était prêt pour l'action. Plutôt que d'arrêter le coupable à Harwell, le service de sécurité préféra faire venir Fuchs à Londres. L'arrestation pourrait avoir lieu au bureau de Perrin à Shell-Mex House. Celui-ci téléphona le 2 février au matin :
- Pourriez-vous revenir ici cet après-midi ?
Fuchs accepta, ajoutant qu'il prendrait probablement le train qui arrive à Paddington vers 14 h. 30.
Il fut décidé que Léonard Burt, de Scotland Yard, se tiendrait dans la pièce de Perrin dès 14 h. 30 avec un mandat d'amener en poche. Perrin s'installa dans son bureau à l'heure dite et attendit.
A 15 heures, le secrétaire de Perrin téléphona que Fuchs venait d'arriver. Perrin donna des instructions afin que le savant n'eût accès à son bureau qu'après la venue de Burt et, un peu nerveux, appela de nouveau la Sécurité.
Finalement, à 15 h. 30, Burt apparut avec un inspecteur.
Ils firent appeler Fuchs, qui avait attendu tout ce temps dans la pièce voisine Perrin le présenta rapidement à Burt, puis s'esquiva. Burt lut l'inculpation et annonça à Fuchs qu'il se trouvait en état d'arrestation. Fuchs demanda alors à voir Perrin.
Quand Burt revint avec celui-ci, le prisonnier était livide. Regardant Perrin bien en face, il eut ce touchant « cri du cœur » :
- Vous pensez à l'effet que cela va produire à Harwell !
Les inspecteurs conduisirent Fuchs au poste de police de Bow Street où il comparut d'abord devant le principal magistrat, sir Laurence Dunne, le 3 février. L'affaire fut renvoyée à huitaine pour permettre à Fuchs de désigner ses avocats. Entre temps, il demeura à la prison de Brixton.
Au cours de la seconde audience, le 10 février à Bow Street, le lieutenant-colonel Arnold, Skardon et Perrin vinrent témoigner, et quelques extraits de la « confession écrite » furent lus.
Le maximum de la peine !
Le 1er mars, Fuchs se présenta devant le Lord Chief Justice, lord Goddard.
Le cas fut jugé en une heure et demie en présence du seul Skardon. Le principal avocat de Fuchs, Mr Derek Curtis-Bennett, lui ayant rendu visite dans sa cellule avant l'audience, lui déclara qu'il ne devait pas compter sur son acquittement ; il devait s'attendre au maximum de la peine.
- Oui, je sais : la mort.
- Non, quatorze ans, répondit l'avocat.
La peine capitale existe en Angleterre pour les cas de haute trahison, mais cette accusation ne peut être portée que contre un traître qui agit au profit de l'ennemi. Or Fuchs avait livré ses renseignements à un allié.
A l'issue des débats du tribunal, lord Goddard annonça à Fuchs qu'il le déclarait coupable et lui demanda s'il avait quelque chose à dire. Fuchs parla :
- My Lord, j'ai commis certains crimes pour lesquels je suis accusé et m'attends à être condamné. J'ai aussi commis d'autres délits qui ne sont pas considérés comme tels aux yeux de la loi - crimes contre mes amis, - et quand je luis demandai à mon défenseur de vous exposer certains faits, ce n'était pas dans l'espoir d'alléger ma condamnation mais afin de racheter ces autres crimes.
« J'ai été jugé équitablement et je tiens à vous en remercier ainsi que mon avocat et mes avoués. Je désire également remercier le gouvernement et le personnel de la prison de Brixton, pour les égards dont j'ai été l'objet. »
Lord Goddard prit à son tour la parole :
- Par sa conduite, Fuchs a compromis le droit d'asile accordé jusqu'ici par ce pays… En volant des secrets atomiques aux États-Unis, il aurait pu nuire aux bonnes relations entre ce pays et la grande république américaine avec laquelle Sa Majesté est alliée…
Puis, s'adressant à Fuchs :
- Votre crime, selon moi, est à peine différent de la haute trahison. Mais dans ce pays, nous observons la règle de la loi et, comme sur le plan technique il ne constitue pas une haute trahison, vous n'êtes jugé que pour ce délit.
Il condamna donc le Dr Klaus Fuchs à quatorze années d'emprisonnement, maximum légal.
- Mon devoir me commande de protéger les intérêts de ce pays, déclara lord Goddard, et comment puis-je être assuré qu'un homme dont la mentalité est exprimée dans les déclarations que vous avez écrites ne sera pas amené, par une curieuse tournure d'esprit, à trahir de nouveau des secrets de la plus haute importance pour ce pays ?
Fuchs quitta le banc des accusés sans mot et sans émotion apparente. Cette fois, personne ne s'avança pour protester contre le verdict.
Tout le problème de la sécurité britannique se trouvait en cause. Jusqu'à quel point était-elle compromise ? Combien d'autres Fuchs allaient et venaient dans les laboratoires britanniques et américains ?
Les événements se succédèrent rapidement. Le 3 mars 1950 le premier ministre Attlee vit sir Percy Sillitoe, chef du M.I.S. (5) à Downing Street et le dossier du cas fut envoyé au président Truman et au F.B.I.
Le 10 mars, le Comité de l'Énergie atomique se réunit à Washington. Il avait en sa possession des documents de première importance : les aveux de Fuchs formulés à Skardon et sa « confession technique » reçue par Perrin. Le Comité se montra, selon les propres termes de son président (le sénateur Mc Mahon), péniblement affecté. La chasse aux espions ayant eu des rapports avec Fuchs commença activement des deux côtés de l'Atlantique.
On questionna le prisonnier, on lui présenta des centaines de photographies. Il ne connaissait aucun de ses «contacts» par leurs vrais noms et ne se souvenait pas de leurs visages. C'est ainsi qu'il laissa passer, sans s'y arrêter, une photo de l'espion américain Harry Gold, se bornant À affirmer qu'il n'avait jamais vu cette tête auparavant. Et pourtant, il l'avait maintes fois rencontré à New-York et À Santa-Fé.
Les agents du F.B.I. s'intéressèrent plus particulièrement à Gold qui travaillait comme biochimiste à Philadelphie. Ils «filèrent» des centaines de suspects aux États-Unis ; ils interrogèrent Kristel, la sœur de Fuchs. Finalement, ils réussirent à obtenir les aveux de Gold.
De Gold, la filière mena à David Greenglass, puis au couple Julius et Ethel Rosenberg et à d'autres appartenant au réseau d'espionnage américain.
On sut bientôt, en Angleterre, que la plupart des «contacts» de Fuchs avaient déjà fui en zone soviétique d'Allemagne. Fuchs fut transféré de la prison de Brixton à celle de Stafford où il est demeuré jusqu'à sa récente libération.
par ALAN MOOREHEAD HISTORIA octobre 1960
(1) Service des renseignements de l'armée.
(2) Federal Bureau of Investigation (police politique américaine).
(3) On sait qu'en Grande-Bretagne, les véhicules roulent a gauche.
(4) C'est ce qu'on appelle le « spectrographe de masse ».
(5) Service des renseignements de l'armée (2e bureau britannique).
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