Eté 1999, attablée à la terrasse d’un kaféneion à Folégandros, petite île minuscule des Cyclades, je jette un œil sur le journal Grec, j’essaie de déchiffrer le titre. Une vieille femme, vêtue de noir me sert un café noir très serré accompagné d’un verre d’eau. Son regard a suivi ma tentative de lecture.
- « L’actualité grecque t’intéresse me demande-t-elle, dans un français sans accent » ?
Sans attendre ma réponse, elle poursuit : « Si tu veux, je vais te raconter une histoire, que tu ne trouveras pas dans les journaux actuels et encore moins dans les guides touristiques ».
Dix ans plus tard, les images des émeutes à Athènes d’il y a quelques jours et la position de l’Union européenne sur le cas Grec font remonter à la surface les propos tenus par cette dame au visage parcheminé.
« Je n’avais pas dix ans lorsqu’en 1922, des dames de l’Assistance Publique m’ont recueillie au port du Pirée, où je venais d’échouer avec de milliers d’autres réfugiés d’Asie Mineure
(Les Turcs chassèrent 1,5 millions de Grecs après en avoir massacré autant). J’ai terminé l’école primaire à l’orphelinat, puis plongée dans la vie toute seule, sans bouée de secours, sans rien demander à personne, sans me laisser dévoyer, sans me laisser avilir. Un jour je mangeais, l’autre pas. Eté comme hiver, je portais la même jupe en laine. J’allais le matin au lycée et plus tard à l’Université et le soir dans une filature à Néa Ionia (Banlieue d’Athènes où s’installèrent en grand nombre les réfugiés d’Asie Mineure). Ce furent des années difficiles, impitoyables, années d’indigence et de solitude, mais aussi d’obstination à s’en sortir, à ne pas reculer devant la misère et le désespoir, à ne pas capituler, à ne pas se rendre. Des fois ma volonté chancelée, alors je me remémorais ces jours terribles en Asie Mineure où je courrais devant la cavalerie turque pour arriver jusqu’à Smyrne, au port, comme les autres réfugiés, dans l’attente d’un bateau ; le salut.
Et puis la guerre est arrivée très vite. A nouveau, la vie est menacée et tu dois choisir. Tout de suite, je me suis retrouvée dans le maquis avec l’ELAS (La principale organisation de résistance grecque). J’ai connu le terrible hiver 1941/1942 ou 300 000 personnes sont mortes de famine. De héros de la libération, nous sommes devenus des martyrs dans notre propre pays, victimes des nouveaux occupants britanniques puis américains. Les accords de Varkiza en 44, nous ont conduits à la guerre civile. De tous les pays européens, la Grèce est le seul à avoir connu plus de morts civils que militaires et ce bien après la chute du Nazisme.
Tout montrait qu’après la guerre les Alliés s’étaient partagé le monde, Anglais, Américains, Soviétiques, chacun avait pris sa part du butin, il était libre d’agir à sa guise dans sa zone bien délimitée, sans avoir de compte à rendre à quiconque. En Grèce, les militaires et policiers qui avaient collaboré avec les Allemands et les Italiens, s’étaient mis au service des Américains, leur prêtaient main forte pour régenter le domaine qu’ils avaient hérité des Anglais en 45.La guerre civile leur a permis d’expérimenter de nouvelles armes comme le napalm dans les montagnes de l’Epire, la Thrace ou la Macédoine. Alors qu’on fermait les camps en Allemagne et ailleurs, ici on en ouvrait avec la bénédiction des Américains. Mais ces camps- là, personne ne les dénonçait. Des journalistes aux organisations humanitaires, pas une ligne, pas une photographie.
Et à mon tour, je me suis retrouvée un beau matin sur le quai du Pirée, avec les Alphamites
(auxiliaire de police), en partance pour « un centre de rééducation civique », installé sur l’îlot désertique de Makronissos. La police politique l’Asfalia avait bien fait son travail ; ils avaient les moyens, le temps et l’argent. D’un bout à l’autre de la Grèce, des milliers d’hommes travaillaient pour eux. Des centaines d’informateurs à scruter, épier, écouter, noter, à surveiller les visites, les fréquentations, à faire parler les gosses. Même les croque- morts travaillaient pour la Sûreté lors des enterrements : ils tendaient l’oreille dans la maison du défunt quand toute la famille arrivait et que les langues se déliaient, qu’on se révélait des secrets intimes, des faits, des noms. On organisait des rafles à la recherche des anciens résistants. Imagine l’ELAS comptait 2 millions de membres pour un pays de 7 millions d’habitants !
La vie dans les camps de concentration puisque c’est bien ainsi qu’il faut les appeler était monocorde, les jours succédaient aux jours. Et de temps en temps, tu avais droit à la question. On t’empoignait et te renversait sur une chaise solidement attaché. A coup de latte de bois ou de bâton en fer, on faisait pleuvoir les coups sur la plante des pieds. Le plus dur c’étaient les premiers sur les hématomes du précédent passage à tabac. Puis ensuite, tes pieds meurtris se mettaient à gonfler et tu ne ressentais plus rien. Alors les Alphamites te versaient de l’eau salée sur les plaies. La douleur était atroce, intenable. A ce moment là, on sortait du tiroir une déclaration de repentir à signer. Même lorsque le parti a fait circuler le message déclarant que nous étions libres de signer, je n’ai jamais signé. A quoi bon la liberté si tu as perdu ta dignité ?
Voyant que je résistais, j’ai eu droit à la visite d’un gradé.
- Qu’est-ce- que tu espères, que les bolcheviks vont te libérer, ce sont eux qui vous ont vendus à Yalta ?
Etaient-ils bolcheviks ceux qui pendant l’occupation avaient bâtis des écoles et des orphelinats pour les enfants, un fusil dans la main droite et dans l’autre l’Iliade ?
On ne s’est pas battus pour les bolcheviks mais pour la Grèce. Nous n’avions pas d’autres choix dans ces années là. Que nous restait-il d’autre que la lutte et l’espoir de la liberté et l’indépendance ? Si être communiste c’est défendre son pays contre l’occupant alors oui je suis communiste. On prend le fusil qu’on vous tend et on se lance dans la bataille, sans se préoccuper de savoir si ses aspirations deviendront un jour réalité, il ne te vient pas à l’esprit de demander des garanties écrites de l’Histoire.
Peu à peu, on se rend compte que l’on n’est pas comme les autres, que l’on appartient à la petite armée de la nuit et de la dignité ; c’est ainsi on n’y peut rien, on n’est pas fort pour se battre au côté de la multitude mais du petit nombre, d’une poignée d’hommes.
Je les connais les torts de Staline, je les connais ses injustices, je sais bien qu’avec Churchill et Roosevelt il a partagé l’Europe comme si c’était une tarte, en nous disant, à nous autres communistes grecs, de cosigner le partage, d’accepter sans broncher que la Grèce devienne un protectorat anglais.
Et pourtant j’ai pleuré quand le Parlement russe, en Août 91 a abrité les derniers communistes, face aux tanks de Eltsine. Je me disais : « Réveillez-vous, ouvrez les yeux, vous allez devenir des mendiants réduits à demander l’aumône aux Américains et aux Allemands, à vous courber devant les uns et les autres comme des moujiks au temps de vos pères à vous prosterner face contre terre. ».
Les téléspectateurs ont vu des hommes ensanglantés, monter à coup de crosse dans les camions militaires. Voilà ce qui vous arrivera si vous vous révoltez contre le nouvel ordre mondial ! Ouf, a-t-on entendu, dans les cénacles du pouvoir mondial, en levant son verre, nous sommes, enfin, débarrassés des derniers exaltés de ce siècle !
Que peut-on attendre d’une époque qui ne sait que détruire, supprimer, d’une société qui méprise la pensée politique et idéologique, qui force les hommes à penser tous de la même manière ? Pour comprendre ce qui nous pend au nez, il suffit de voir avec quelle haine les « bien- pensants » se jettent sur moi aujourd’hui encore malgré mon âge, lorsque tu leur dis que tu as une patrie, une langue, une religion. Nous sommes la Nation la plus vieille d’Europe, souvent envahie au cours des siècles et si nous avons survécu, ce n’est pas uniquement parce que nous nous sommes battus farouchement pour cette terre, mais aussi parce que nous avons défendu avec acharnement notre héritage culturel, notre histoire et nos traditions, la langue que nous parlons. Même si nous avons vécu sous le joug ottoman, notre âme ne s’est jamais laissée asservir. A la différence d’autres peuples, nous ne nous sommes accommodés d’aucun conquérant, nous n’avons pas renié notre passé, pas trahi nos ancêtres.
-Tu sais pourquoi ?
Parce que nous avons compris depuis belle lurette qu’il n’y a pas de Grèce possible sans civilisation grecque, sans art grec, sans langue grecque, sans respect pour le passé, pour l’Histoire. De nos jours, ces notions sont dépassées, négligeables, mais tu verras, petite, dans l’avenir elles prendront une grande importance, ce seront nos seuls remparts contre les nouvelles barbaries. L’Hellénisme n’a jamais lutté pour la puissance, pour le pouvoir et l’argent, mais pour de l’immatériel, pour l’honneur, pour la liberté et sa dignité. Si aujourd’hui, l’Union européenne nous voit d’un mauvais œil, c’est parce que nous venons d’autres horizons, que nous ne sommes pas du même monde, c’est parce que notre présence rappelle les plus nobles conquêtes de l’esprit humain, des vertus et des valeurs qui n’ont pas cours dans la Tour de Babel de l’Union européenne et qui ne s’accordent pas avec les totalitarismes que nous réservent la « soi-disant fin des idéologies » du post- communisme.
Je ne serai sans doute plus là pour le voir, mais toi, ma fille, tu assisteras au retour des nations et en tant que grecque, tu es dépositaire de 5 000 ans d’Histoire, ne l’oublie, jamais. »
Lentement, elle s’est levée, rejoindre un couple de clients à une table voisine, silhouette fluette. Ombre d’un passé méconnu.
La prochaine fois que vous vous rendrez en Grèce, et si vous croisez une vieille femme assise sur son âne, regardez bien ses pieds et vous comprendrez.
Eléonore B
PS : Pour ceux qui veulent pousser plus loin, lire la thèse de Christophe Chiclet, les communistes grecs dans la guerre, l’harmattan, 1987.
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