jeudi 27 août 2009

Le régime politique carolingien (partie 2)

Le comté
Si le Palais représente le pouvoir central, le comté représente le gouvernement local.
La division normale du territoire est celle du comté (comitatus, pagus) (1), et l'on a calculé qu'il y avait environ cent dix comtés carolingiens dans le cadre de la France actuelle. Le comté est donc, en moyenne, sensiblement plus restreint que le département moderne. Toutefois, il y a lieu de tenir compte d'un correctif : l'étendue des comtés était beaucoup plus inégale que celle des départements ; la répartition des pagi ou comtés a d'ailleurs subi des modifications assez sensibles au cours des temps.
Toute l'administration du comté est aux mains d'un fonctionnaire unique, le comte. C'est, comme son titre l'indique (comes, compagnon), à l'origine un compagnon du roi. En somme, un homme du Palais détaché pour résider en province. Ce lien du comte à l'égard du roi tend à se concrétiser sous forme de vassalité. En tout cas, qui dit comte, au IXe siècle, entend par là comte de comté. Un grand historien, qui a beaucoup fait pour la connaissance des institutions, mais qui a parfois été dupe de certaines apparences, Fustel de Coulanges, prétendait que le comte était resté tout au long de l'époque carolingienne un compagnon du roi. Ce qui l'induisait en erreur, c'était de voir qu'en effet certains comtes étaient chargés par le prince de commandement, militaires ou de missions diverses. Or, ces comtes auxquels on confie de telles missions, s'ils agissent en dehors du comté, n'en ont pas moins leur comté. Ils sont momentanément détachés, certes ; détachés toutefois non de l'entourage royal mais du comté dont ils restent titulaires. Seul le comte du Palais n'a pas de comté ; mais peut-être serait-il plus juste de dire que l'administration et la justice palatines qui lui incombent sont assimilées à un comté.
Posons donc en principe que comte signifie chef d'un comté. Il en résulte que le comte est, pour ainsi parler, le préfet du régime carolingien. Il est préfet dans la mesure où le comté répond au département. Chef du comté, le comte a dans ses mains la totalité des services : armée, police, justice, impôt, tout est de son ressort. Qu'est-ce à dire ? Ce préfet est en même temps général et président de tribunal. Tous ses subordonnés sont nommés par lui : vicomtes, viguiers et agents inférieurs.
Seul est indépendant du comte l'évêque. Et comme le chef-lieu comtal coïncide le plus souvent avec la civitas, la cité, au sens de diocèse, il y a dans toute ville importante, deux pouvoirs qui se balancent. Rivalité ? Parfois, peut-être, en fait. Les missi, au besoin, y mettraient bon ordre. La collaboration du pouvoir civil et du pouvoir religieux se postule. Elle est la clef de voûte du régime. La compénétration du Spirituel et du Temporel, rendue déjà sensible par la notion de fidèle, se retrouve à propos du comte et de l'évêque, comme, tout à fait en haut, elle s'exprime par le dualisme de l'empereur et du pape.
Le réseau des comtés recouvre tout l'Empire. Il y a cependant des personnages qui portent des titres réputés plus reluisants. Il y a des ducs, des marquis. Quelle place tiennent ces dignitaires ? Notons d'abord que duc et marquis (dux, markio) sont termes synonymes. Ce sont deux équivalents, l'un latin, l'autre germanique. Les textes emploient l'un ou l'autre pour le même personnage remplissant les mêmes fonctions. Le duc ou marquis est un général en chef ayant la haute main sur les troupes d'une circonscription militaire englobant plusieurs comtés. ( Saint Guilhem, généralissime des troupes du front sarrasin, est comte à Toulouse, mais, en outre, par-dessus les comtes, ses collègues, qui commandent respectivement les contingents de leurs comtés, Guilhem est duc, et l'ensemble des forces de la vaste «marche» qui fait face à l'Islam est placé sous son commandement supérieur. )
De tels commandements n'existent pas partout. Il n'y a donc pas de réseau ducal superposé au réseau comtal. Simplement, le groupement de certains comtés en une marche oblige à donner à l'un des comtes du groupe la dignité ducale ; mais celle-ci n'a de portée qu'en campagne, et c'est bien la raison pour laquelle le duc ne cesse de s'intituler comte, par référence à ses fonctions civiles à l'intérieur de son propre comté (2).
Organes intermédiaires
Il reste à considérer ce que nous avons appelé les organes intermédiaires. Ce sont ceux en qui s'opère la liaison entre le comté et le Palais. Or cette liaison met en jeu deux institutions de primordiale importance : 1) les missi et 2) les plaids.
1) - Les missi
Eux-mêmes, que l'on donne souvent comme une idée de Charles, avaient été imaginés antérieurement à lui. Seulement, au lieu de se contenter des commissaires enquêteurs envoyés à titre exceptionnel du Palais pour instruire une affaire, il a conçu, sous la même rubrique, une inspection générale permanente et annuelle de tous les services publics.
Les missi dominici ainsi compris sont demeurés célèbres et on ne les sépare pour ainsi dire jamais du nom même de Charlemagne, Les missi dominici sont, comme l'indique l'expression, les « envoyés du maître ». Ce sont des fondés de pouvoirs délégués par le souverain. Il leur appartient de contrôler sur place les comtes et les subordonnés du comte. En sens inverse, ils rapportent au Palais les besoins et les aspirations de la province. Le missus est un trait d'union.
Un tel rôle est chose délicate. Il faut que celui qui l'assume soit investi de la confiance du chef de l'État. Il faut aussi qu'il soit muni des instructions du Palais et agisse en tout dans l'esprit du Palais. Les Capitularia missorum réalisent ces dernières conditions. Quant à la confiance du chef de l'État, elle explique pourquoi ces inspecteurs sont recrutés dans le haut personnel laïque et ecclésiastique. Marchant à deux ou à quatre, les missi, moitié laïques et moitié ecclésiastiques, agissent solidairement, et cette collégialité assure à la fois leur intégrité et leur prestige.
Toute l'originalité de Charlemagne a été de rendre régulières, périodiques, les tournées et d'en fortifier l'autorité en tenant compte des rapports reçus. Chaque année un tableau de service est dressé. Les noms de ceux qui auront qualité de missi l'année suivante s'y inscrivent, les équipes sont formées, les zones d'inspection sont délimitées. Ce sont des ressorts chaque fois remaniés, et qu'on appelle les missatica.
Pat - (principale source, Charlemagne de Joseph Calmette)
NOTES
(1) Ces deux mots sont souvent employés indifféremment à l'époque carolingienne. Le mot comitatus, qui, à l'origine, désignait la dignité comtale, a fini par équivaloir à pagus, pays, c'est-à-dire circonscription. Néanmoins, on fait parfois cette différence entre les deux termes, que le premier s'applique à l'ensemble des territoires administrés par un comte, le second à un ressort particulier. Le sens est plutôt administratif pour comitatus, plutôt géographique pour pagus. Il semble que paganus a donné à la fois païen et paysan.
(2) L'allemand dira « comte de la marche », c'est-à-dire margrave. Les écrivains carolingiens qui se piquent de bon latin disent « custos limitis », garde de la frontière, ou encore « prœfectus limitis », expression employée par Eginhard à propos de Roland, ce collègue de Saint Guilhem.

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