jeudi 27 août 2009

Le régime politique carolingien (partie 4)

C'est là une certitude, et dont la méconnaissance a faussé, pour beaucoup d'historiens, l'histoire carolingienne tout entière, au point de la rendre à peu près inintelligible. En donnant son consensus (et, présent, il ne peut pas ne pas le donner), le fidèle déclare qu'il connaît l'acte et s'oblige à s'y conformer. Le consensus est source d'obligation. Quiconque « a consenti » a reconnu du même coup qu'il devra obéir sous peine d'infidélité. On comprend, dès lors, l'extrême importance du consensus. On comprend aussi qu'on l'exige immédiatement de tous ceux qui sont au plaid : c'est le consensus omnium, - la prise d'acte par tous, - soigneusement enregistré par nos textes. De ceux qui ne sont pas allés au plaid, les comtes et les missi recevront le consensus sur place (7). En somme, il s'agit, tout simplement, d'un mode de promulgation.

Tout s'éclaire, pour peu que l'on y réfléchisse, et le processus normal des actes de gouvernement devient parfaitement net. Le souverain a préparé avec les palatins, ses conseillers permanents, la décision à prendre. Ces décisions sont l'objet de délibérations au plaid. A ces délibérations participent les plus considérables des grands personnages venus à l'assemblée, ce sont les seigneurs. Quelquefois on consulte d'autres grands pour s'informer davantage. Puis, une fois la décision prise, on la notifie à toute l'assemblée. Celle-ci, par son acclamation, consent et par conséquent s'oblige. L'acclamation est la dernière formalité de ce cycle. L'acte est publié et promulgué, aucune opposition n'est jamais mentionnée. On constate toujours le consensus omnium. A peine est-il besoin de faire observer que, s'il y avait liberté d'appréciation, il n'y aurait pas toujours unanimité.
Dira-t-on, alors, qu'à part le rôle réservé aux «seigneurs», le plaid n'est qu'une formalité ? Il s'en faut, et de beaucoup. D'abord, la venue périodique des grands de la province met en contact régulier les palatins avec l'élite des fidèles, le personnel gouvernemental avec la classe supérieure de la population. Contact en tout temps très précieux. La consultation éventuelle des «moindres» (parmi les grands) élargit l'enquête préalable en tant que besoin est et permet de tenir compte du sentiment d'un nombre certainement assez considérable d'intéressés. Ceux qu'on appelle aujourd'hui « les usagers » n'ont donc pas toujours la bouche close. De la sorte, le plaid, comme la tournée des missi, permet au chef de l'Etat de connaître les besoins et les idées des sujets. Il perçoit les vibrations de l'opinion.
Sa souveraineté n'est point atteinte, certes, car la décision dépend de lui seul. Il consulte qui il veut et sur les points qu'il veut. Mais son autorité, qui demeure constante, est informée, éclairée, secondée. Excellentes conditions pour la réalisation d'un bon gouvernement.

En 813, lorsqu'il s'agira d'associer Louis le Pieux à l'Empire, Charlemagne profitera d'un plaid tenu à Aix-la-Chapelle. Thégan, l'un des biographes de Louis, nous rapporte qu'à ce plaid l'empereur interrogea, un à un, tous les assistants pour leur demander s'ils trouvaient bon que Louis fût fait empereur. Nous trouvons ici l'application exacte et lumineuse de la méthode décrite par le De Ordine. Charles pouvait n'interroger personne au sujet d'une décision prise par lui après avis de son conseil. Il préfère que tout le monde se prononce. Après quoi, le consensus est donné.
Il est probable que ces modalités étaient celles du plaid judiciaire, judicium Francorum. Nous n'avons d'exemple positif sous Charlemagne que celui du plaid d'Ingelheim de 788, appelé à juger Tassillon pour haute trahison. Nous constatons que Charles, pour donner plus d'éclat à la condamnation, a voulu avoir l'avis conforme des assistants. C'était peut-être la procédure normale du plaid judiciaire, seule cour compétente en matière de crime intéressant la sûreté de l'Etat.

Au plaid normal, le programme des douze mois qui suivent est arrêté, nous dit Hincmar. Ainsi, les assistants, en retournant chez eux, sont fixés sur ce qui se fera jusqu'au plaid général du printemps prochain. L'assiduité au plaid est décidément d'une grande utilité pratique.
Dans un autre passage, Hincmar parle d'un plaid qui n'est pas le plaid général : « Un autre plaid où ne paraissent que les seigneurs avec les principaux conseillers. » Il existe donc, en dehors du plaid général, un plaid restreint, qui met côte à côte les seigneurs et les principaux conseillers. La mention de ceux-ci suppose un conseil encore plus étroit, celui où ils siègent seuls. D'où l'on voit que le texte d'Hincmar implique nécessairement un système à trois paliers, pour ainsi dire, et qui se dessine ainsi :
1° le conseil du palais ; 2° le petit plaid ; 3° le plaid général. Nous savons que le plaid général se place au printemps. Il coïncide, en cas de guerre, avec l'entrée en campagne. Le petit plaid se place à l'automne. Par conséquent, le conseil du palais prépare les affaires, le plaid d'automne en délibère, et le plaid de mai où les seigneurs se retrouvent avec les conseillers, procède à la mise au point, à une consultation élargie, s'il y a lieu, enfin à la promulgation sous la forme traditionnelle du consensus. Les Annales, objecte-t-on, ne parlent pas des assemblées d'automne. Argument négatif dépourvu de valeur. Ces assemblées sont, en fait, peu nombreuses. On admettra volontiers que, dans la pratique, les choses doivent avoir été moins régulières, moins stéréotypées que ne les a peintes Hincmar. Cependant on ne peut s'empêcher de noter que la plupart des Capitulaires dont on connaît la date certaine correspondent soit à l'hiver, soit au printemps.
Quant au conseil proprement dit, il se compose évidemment des palatins. Toutefois, ce conseil n'est pas à proprement parler une institution. Le souverain y appelle qui il veut. Pratiquement, les chefs de service y ont naturellement place, mais non place exclusive. En fait le plaid d'automne n'est qu'un conseil un peu plus étoffé, et le plaid général lui-même n'est qu'un plaid d'automne élargi. Dans une lettre de Léon III, le conseil est appelé « Conseil secret » (Secretum Consilium). Acceptons cette dénomination, qui n'a probablement rien d'officiel mais qui répond à la réalité. La disgrâce suffit pour écarter du Conseil secret. En 808, Léon III écrit à Charlemagne pour tenter de faire exclure l'abbé de Saint-Denis, Fulrad, qui lui fait l'effet d'être un esprit pernicieux.
Pat - (principale source, Charlemagne de Joseph Calmette)

Notes
(7) Que l'on ne soit pas libre de donner ou de ne pas donner le consensus, on peut le démontrer sans réplique à propos du Capitulaire saxon de Charlemagne. Tous les Saxons, nous dit-on, ont donné le consensus à cette législation effroyable. Cela s'entend évidemment en ce sens qu'ils en ont été instruits et de ce fait se sont obligés à la subir. Même idée se fait jour dans un Capitulaire (Boretius-Krause, I, 212) où Charlemagne dit à son fils Pépin d'Italie que certains Italiens, pour s'excuser de n'avoir pas satisfait à certaines prescriptions, prétendent n'en avoir pas eu connaissance : « et ideo nolunt ea obedire nec consentire nec pro lege tenere. » Termes on ne peut plus clairs. Les guerres civiles du temps de Louis le Pieux en apporteront confirmation. Aux plaids tenus par les partis, les opposants, loin de venir soutenir leurs opinions, ont soin d'être absents : c'est qu'ils ne veulent pas avoir à «consentir» à ce qui les choque. Ils se réservent pour un autre plaid où ils seront les maîtres à leur tour et où des décisions différentes seront prises.

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