Les croisades n'ont pas bonne presse. Le mot est tenu en mauvaise part. Quand la télévision parle d'une croisade anti-avortement, vous savez d'emblée qu'elle nourrit nulle tendresse pour les commandos qui la mènent. Il y a de la nostalgie des bûchers dans ce mot-là, il est bon pour Villiers, ou même pour Le Pen. Quant à la chose même, neuf cents ans après que le pape Urbain II eut prêché à Clermont-Ferrand la première croisade, elle suscite un regain d'intérêt, mais on l'examine avec une grande suspicion.
Il y a cinquante ans, les croisades étaient une épopée chrétienne, il y a trente, une entreprise de pillage colonial, aujourd'hui, on les considère comme un malheur causé par l'intrusion nocive de l'Occident latin dans l'Orient compliqué des Grecs et des musulmans. Ainsi sont-elles le miroir de notre façon de voir notre propre histoire, et en particulier le thermomètre de notre mauvaise conscience.
La revue L 'Histoire, dans le dossier qu'elle vient de leur consacrer, insiste complaisamment sur le massacre qui suivit l'entrée de Godefroy de Bouillon à Jérusalem le 15 juillet 1099. D'autres insistent sur le sac de Constantinople par les Latins en 1204 pendant la quatrième croisade. Plusieurs médiévistes, dont l'inévitable Jacques Le Goff, considèrent les croisades comme un événement globalement négatif qui justifie aujourd'hui encore l'hostilité du monde musulman. A vrai dire, tout cela tient plus de la propagande politique que de l'Histoire: il s'agit de faire honte à l'Occident, de lui-même et singulièrement à l'Église catholique et à sa fille aînée, la France.
Ce point de vue moral est partial parce que partiel. Le Libanais Amine Maalouf, auteur des Croisades vues par les arabes, note justement que les invasions sont la forme habituelle du dialogue entre les peuples. L'invasion franque au Levant ne fut pas plus horrible que d'autres. On oublie de signaler qu'elle parut une libération non seulement pour les gens des principautés récemment soumises (Antioche par exemple), mais aussi pour les chrétiens de Terre Sainte, de Syrie et du Liban, qui formaient encore, cinq siècles après la conquête arabe, plus de 40 % de la population, c'est d'ailleurs ce qui permit aux peu nombreux chevaliers francs de s'établir en Orient, et de le coloniser.
Quant à Jérusalem, il faut vraiment ignorer ce qu'était une ville prise à l'époque, surtout après d'âpres combats, pour s'indigner du sort réservé à ses habitants. Pour Constantinople, c'est encore plus simple : les Byzantins, à tort ou à raison, voyaient dans les Latins à la fois des hordes dangereuses et des benêts manipulables dont ils pouvaient se servir à la fois dans leurs intrigues internes et contre les Turcs. Las de promesses non tenues, des croisés un peu soupe-au-lait les rappelèrent à la réalité. Cela n'a rien de bien, mais c'est de bonne guerre.
Je l'écris d'autant plus sereinement que je n'ai rien contre Byzance, j'ai moi-même un oncle byzantin avec qui nous projetons d'aller reconquérir Constantinople avant l'ouzo du soir. Cette considération oiseuse pose la question fondamentale, qu'aiment bien à répéter les jeunes de nos banlieues : D'où que tu parles ? Il n' y a pas d'histoire objective : pourquoi ne pas prendre le point de vue du Romain, du Latin, du Franc, appartenant à la tribu d'Alexandre et à la nation de Saint-Louis?
Les croisades furent appelées « gesta Dei per Francos », c'est-à-dire les hauts faits accomplis par Dieu à travers les Francs. Quand on dit Francs, on pense à tous ces chevaliers venus d'Europe occidentale, Picards, Toulousains, Normands, Anglais, Allemands, Flamands. On disait aussi Latins pour les opposer aux Grecs de l'empire romain d'Orient, que le schisme de 1054 avait séparés du pape. Et Anne Comnène, la fille du Basileus Alexis, parlant du prédicateur Pierre l'Ermite et des soldats croisés les nomme Celtes. Celtes, Francs, Latins : les croisades furent d'abord une affaire française. Comme l'indique la lingua franca, le pidgin méditerranéen de l'époque, tiré du français qui fut la langue de Richard Coeur de Lion et de Philippe Auguste, des chevaliers de Saint-Jean et des Templiers. Comme le confirme le style des églises et des fortifications bâties là-bas. Les croisades furent une affaire française dès l'origine puisque le pape Urbain Il qui vint les prêcher au concile de Clermont en 1095 était un chevalier champenois devenu moine clunysien, et que la réforme de Cluny fut la grande affaire religieuse du Xlème siècle, la renaissance culturelle, politique et religieuse après le très noir Xe siècle.
A ce propos, la recherche historique actuelle nous a débarrassé de la vieille scie marxiste longtemps en honneur selon laquelle les croisades avaient pour cause et pour fin l'économie. On nous confirme qu'elles furent bien - La Palice en rosirait de plaisir - une affaire politique et religieuse. En effet, la réforme morale menée par l'abbaye de Cluny et la papauté se préoccupait notamment de freiner l'effusion de sang à l'intérieur de la chrétienté. Elle entend limiter les guerres entre voisins, les exactions pillardes, etc ... Elle institue pour cela la Trêve de Dieu, qui interdit de se battre certains jours (le dimanche notamment) et la Paix de Dieu, qui évacuait certaines catégories (notamment les clercs) du champ de bataille. Mais tout le monde n'obtempéra pas. Grâce à la croisade, Urbain II allait diriger vers l'Infidèle l'ardeur agressive de nombreux chevaliers sans femme ni fief. Cela tombait d'autant mieux qu'après ses revers des IXe et Xe siècles, l' Occident se sentait une humeur de reconquête. Et que les Turcs Seljoukides, qui menaçaient Byzance, gênaient aussi l'accès des pèlerins aux lieux saints. Or, le pèlerinage était l'acte religieux, le geste de rachat par excellence d'un peuple chrétien conscient de ses péchés. La croisade va fournir à tous, grands seigneurs et petites gens, le moyen d'un salut sans changer de statut. Le personnage le plus emblématique en sera le moine-soldat, véritable contradiction dans les termes : seule une guerre juste et sacrée pouvant ainsi transformer la faute en occasion de rédemption.
On peut - on doit - estimer que les croisades furent un gros échec politique : l'élan de ferveur n'en fut pas moins splendide, et la rencontre de deux mondes qu'il a permis. Nous n'avons pas ramené de là-bas seulement le pêcher, le feutre, le lilas, mais la découverte d'un Saladin chevalier accompli. Et la France vécut les plus belles heures d'un long rêve où l' Orient et le Vatican se mêlèrent.
Cette idylle avait commencé avec Pépin Le Bref, qui soutint le pouvoir temporel du Saint Siège ; lequel, en retour l'institua protecteur des lieux saints. Plus tard Rome choisit pour champion Charles le Chauve parmi les successeurs de Charlemagne et la France devint la fille aînée de l' Église. Cela ne fut pas seulement dû à Citeaux, à Cluny, aux cathédrales, mais à une communauté d'intérêts : le roi de France fut un allié précieux contre les empiètements de l'Empire romain germanique, en particulier dans ce qu'on nomme la querelle des Investitures. Il s'agissait de savoir qui, du pape ou de l'empereur nommerait les évêques.
Malgré les légistes de Philippe Le Bel, l'épisode d'Avignon et le grand schisme et bien que François 1er plus tard choisit l'alliance avec le Turc, le couple franco-papal subsista jusqu'à la fin du second empire: ce sont les volontaires français qui maintinrent jusqu'au bout le pouvoir de la Tiare à Rome avant d'aller se faire tuer par les Prussiens. Le souci de complaire à une épouse Eugénie de Montijo et de se faire pardonner par l'opinion catholique avait poussé Napoléon III quelques années auparavant à envoyer une canonnière au secours des Chrétiens du Liban. Ici, le second des Bonaparte, comme le premier en Égypte mettait ses bottes dans les poulaines de Saint-Louis, lequel avait juré pour toujours alliance et amitié à la nation maronite. II fallut l'armée anglaise, Lawrence d'Arabie et les accords Sikes-Picot pour que la France perdît sa prépondérance en Orient à la suite de la Première Guerre mondiale. Depuis 1882 déjà, grâce, en partie à la trahison d'un Clemenceau, l'Égypte avait été abandonnée aux Anglo-Saxons. Cent huit ans plus tard François Mitterrand participait en supplétif à la guerre contre l'Irak. Il consacrait ainsi la puissance du dollar et la fin des vieilles solidarités historiques. Au cours d'une croisade d'un nouveau genre prêchée par l'ONU au nom de l' humanitaire. La roue tourne. Les hauts faits de Dieu ne passent plus par la France.
Martin Peltier National Hebdo du 19 au 25 octobre 1999
Il y a cinquante ans, les croisades étaient une épopée chrétienne, il y a trente, une entreprise de pillage colonial, aujourd'hui, on les considère comme un malheur causé par l'intrusion nocive de l'Occident latin dans l'Orient compliqué des Grecs et des musulmans. Ainsi sont-elles le miroir de notre façon de voir notre propre histoire, et en particulier le thermomètre de notre mauvaise conscience.
La revue L 'Histoire, dans le dossier qu'elle vient de leur consacrer, insiste complaisamment sur le massacre qui suivit l'entrée de Godefroy de Bouillon à Jérusalem le 15 juillet 1099. D'autres insistent sur le sac de Constantinople par les Latins en 1204 pendant la quatrième croisade. Plusieurs médiévistes, dont l'inévitable Jacques Le Goff, considèrent les croisades comme un événement globalement négatif qui justifie aujourd'hui encore l'hostilité du monde musulman. A vrai dire, tout cela tient plus de la propagande politique que de l'Histoire: il s'agit de faire honte à l'Occident, de lui-même et singulièrement à l'Église catholique et à sa fille aînée, la France.
Ce point de vue moral est partial parce que partiel. Le Libanais Amine Maalouf, auteur des Croisades vues par les arabes, note justement que les invasions sont la forme habituelle du dialogue entre les peuples. L'invasion franque au Levant ne fut pas plus horrible que d'autres. On oublie de signaler qu'elle parut une libération non seulement pour les gens des principautés récemment soumises (Antioche par exemple), mais aussi pour les chrétiens de Terre Sainte, de Syrie et du Liban, qui formaient encore, cinq siècles après la conquête arabe, plus de 40 % de la population, c'est d'ailleurs ce qui permit aux peu nombreux chevaliers francs de s'établir en Orient, et de le coloniser.
Quant à Jérusalem, il faut vraiment ignorer ce qu'était une ville prise à l'époque, surtout après d'âpres combats, pour s'indigner du sort réservé à ses habitants. Pour Constantinople, c'est encore plus simple : les Byzantins, à tort ou à raison, voyaient dans les Latins à la fois des hordes dangereuses et des benêts manipulables dont ils pouvaient se servir à la fois dans leurs intrigues internes et contre les Turcs. Las de promesses non tenues, des croisés un peu soupe-au-lait les rappelèrent à la réalité. Cela n'a rien de bien, mais c'est de bonne guerre.
Je l'écris d'autant plus sereinement que je n'ai rien contre Byzance, j'ai moi-même un oncle byzantin avec qui nous projetons d'aller reconquérir Constantinople avant l'ouzo du soir. Cette considération oiseuse pose la question fondamentale, qu'aiment bien à répéter les jeunes de nos banlieues : D'où que tu parles ? Il n' y a pas d'histoire objective : pourquoi ne pas prendre le point de vue du Romain, du Latin, du Franc, appartenant à la tribu d'Alexandre et à la nation de Saint-Louis?
Les croisades furent appelées « gesta Dei per Francos », c'est-à-dire les hauts faits accomplis par Dieu à travers les Francs. Quand on dit Francs, on pense à tous ces chevaliers venus d'Europe occidentale, Picards, Toulousains, Normands, Anglais, Allemands, Flamands. On disait aussi Latins pour les opposer aux Grecs de l'empire romain d'Orient, que le schisme de 1054 avait séparés du pape. Et Anne Comnène, la fille du Basileus Alexis, parlant du prédicateur Pierre l'Ermite et des soldats croisés les nomme Celtes. Celtes, Francs, Latins : les croisades furent d'abord une affaire française. Comme l'indique la lingua franca, le pidgin méditerranéen de l'époque, tiré du français qui fut la langue de Richard Coeur de Lion et de Philippe Auguste, des chevaliers de Saint-Jean et des Templiers. Comme le confirme le style des églises et des fortifications bâties là-bas. Les croisades furent une affaire française dès l'origine puisque le pape Urbain Il qui vint les prêcher au concile de Clermont en 1095 était un chevalier champenois devenu moine clunysien, et que la réforme de Cluny fut la grande affaire religieuse du Xlème siècle, la renaissance culturelle, politique et religieuse après le très noir Xe siècle.
A ce propos, la recherche historique actuelle nous a débarrassé de la vieille scie marxiste longtemps en honneur selon laquelle les croisades avaient pour cause et pour fin l'économie. On nous confirme qu'elles furent bien - La Palice en rosirait de plaisir - une affaire politique et religieuse. En effet, la réforme morale menée par l'abbaye de Cluny et la papauté se préoccupait notamment de freiner l'effusion de sang à l'intérieur de la chrétienté. Elle entend limiter les guerres entre voisins, les exactions pillardes, etc ... Elle institue pour cela la Trêve de Dieu, qui interdit de se battre certains jours (le dimanche notamment) et la Paix de Dieu, qui évacuait certaines catégories (notamment les clercs) du champ de bataille. Mais tout le monde n'obtempéra pas. Grâce à la croisade, Urbain II allait diriger vers l'Infidèle l'ardeur agressive de nombreux chevaliers sans femme ni fief. Cela tombait d'autant mieux qu'après ses revers des IXe et Xe siècles, l' Occident se sentait une humeur de reconquête. Et que les Turcs Seljoukides, qui menaçaient Byzance, gênaient aussi l'accès des pèlerins aux lieux saints. Or, le pèlerinage était l'acte religieux, le geste de rachat par excellence d'un peuple chrétien conscient de ses péchés. La croisade va fournir à tous, grands seigneurs et petites gens, le moyen d'un salut sans changer de statut. Le personnage le plus emblématique en sera le moine-soldat, véritable contradiction dans les termes : seule une guerre juste et sacrée pouvant ainsi transformer la faute en occasion de rédemption.
On peut - on doit - estimer que les croisades furent un gros échec politique : l'élan de ferveur n'en fut pas moins splendide, et la rencontre de deux mondes qu'il a permis. Nous n'avons pas ramené de là-bas seulement le pêcher, le feutre, le lilas, mais la découverte d'un Saladin chevalier accompli. Et la France vécut les plus belles heures d'un long rêve où l' Orient et le Vatican se mêlèrent.
Cette idylle avait commencé avec Pépin Le Bref, qui soutint le pouvoir temporel du Saint Siège ; lequel, en retour l'institua protecteur des lieux saints. Plus tard Rome choisit pour champion Charles le Chauve parmi les successeurs de Charlemagne et la France devint la fille aînée de l' Église. Cela ne fut pas seulement dû à Citeaux, à Cluny, aux cathédrales, mais à une communauté d'intérêts : le roi de France fut un allié précieux contre les empiètements de l'Empire romain germanique, en particulier dans ce qu'on nomme la querelle des Investitures. Il s'agissait de savoir qui, du pape ou de l'empereur nommerait les évêques.
Malgré les légistes de Philippe Le Bel, l'épisode d'Avignon et le grand schisme et bien que François 1er plus tard choisit l'alliance avec le Turc, le couple franco-papal subsista jusqu'à la fin du second empire: ce sont les volontaires français qui maintinrent jusqu'au bout le pouvoir de la Tiare à Rome avant d'aller se faire tuer par les Prussiens. Le souci de complaire à une épouse Eugénie de Montijo et de se faire pardonner par l'opinion catholique avait poussé Napoléon III quelques années auparavant à envoyer une canonnière au secours des Chrétiens du Liban. Ici, le second des Bonaparte, comme le premier en Égypte mettait ses bottes dans les poulaines de Saint-Louis, lequel avait juré pour toujours alliance et amitié à la nation maronite. II fallut l'armée anglaise, Lawrence d'Arabie et les accords Sikes-Picot pour que la France perdît sa prépondérance en Orient à la suite de la Première Guerre mondiale. Depuis 1882 déjà, grâce, en partie à la trahison d'un Clemenceau, l'Égypte avait été abandonnée aux Anglo-Saxons. Cent huit ans plus tard François Mitterrand participait en supplétif à la guerre contre l'Irak. Il consacrait ainsi la puissance du dollar et la fin des vieilles solidarités historiques. Au cours d'une croisade d'un nouveau genre prêchée par l'ONU au nom de l' humanitaire. La roue tourne. Les hauts faits de Dieu ne passent plus par la France.
Martin Peltier National Hebdo du 19 au 25 octobre 1999
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