La sainte Chapelle
Maurras s’explique ici, avec une hauteur de vue incomparable sur le grand respect qu’il voue – et avec lui toute l’Action française, croyants ou non – à l’Eglise catholique. Au temps où Maurras publie ce texte, comme au nôtre, cet attachement a provoqué une forme de critique venue des milieux modernistes – suspectant sa sincérité. Cette même mouvance s’emploie aujourd’hui à combattre tout ce qui, dans l’Eglise peut relever de la Tradition. Nous partageons aujourd’hui encore les analyses et les sentiments de Maurras envers le catholicisme. Force est de se poser la question : le catholicisme d’aujourd’hui est-il encore dans les faits celui que Maurras aimait et défendait ? Oui… La question se pose.
I
On se trompe souvent sur le sens et sur la nature des raisons pour lesquelles certains esprits irréligieux ou sans croyance religieuse ont voué au Catholicisme un grand respect mêlé d’une sourde tendresse et d’une profonde affection. — C’est de la politique, dit-on souvent. Et l’on ajoute : — Simple goût de l’autorité. On poursuit quelquefois : — Vous désirez une religion pour le peuple… Sans souscrire à d’aussi sommaires inepties, les plus modérés se souviennent d’un propos de M. Brunetière : « L’Église catholique est un gouvernement », et concluent : vous aimez ce gouvernement fort.
Tout cela est frivole, pour ne pas dire plus. Quelque étendue que l’on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu’on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s’élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l’Église de Rome. Elle est sans doute un gouvernement, elle est aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et de l’épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu’il fulmine ; mais la plupart du temps son autorité participe de la fonction pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d’un chant que ses choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle extérieure n’épuise pas la notion du Catholicisme, et c’est lui qui passe infiniment cette règle. Mais où la règle cesse, l’harmonie est loin de cesser. Elle s’amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C’est à la notion la plus générale de l’ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admirateurs du dehors.
Il ne faut donc pas s’arrêter à la seule hiérarchie visible des personnes et des fonctions. Ces gradins successifs sur lesquels s’échelonne la majestueuse série des juridictions font déjà pressentir les distinctions et les classements que le Catholicisme a su introduire ou raffermir dans la vie de l’esprit et l’intelligence du monde. Les constantes maximes qui distribuent les rangs dans sa propre organisation se retrouvent dans la rigueur des choix critiques, des préférences raisonnées que la logique de son dogme suggère aux plus libres fidèles. Tout ce que pense l’homme reçoit, du jugement et du sentiment de l’Église, place proportionnelle au degré d’importance, d’utilité ou de bonté. Le nombre de ces désignations électives est trop élevé, leur qualification est trop minutieuse, motivée trop subtilement, pour qu’il ne semble pas toujours assez facile d’y contester, avec une apparence de raison, quelque point de détail. Où l’Église prend sa revanche, où tous ses avantages reconquièrent leur force, c’est lorsqu’on en revient à considérer les ensembles. Rien au monde n’est comparable à ce corps de principes si généraux, de coutumes si souples, soumis à la même pensée, et tel enfin que ceux qui consentirent à l’admettre n’ont jamais pu se plaindre sérieusement d’avoir erré par ignorance et faute de savoir au juste ce qu’ils devaient. La conscience humaine, dont le plus grand malheur est peut-être l’incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir.
Cet ordre intellectuel n’a rien de stérile. Ses bienfaits rejoignent la vie pratique. Son génie prévoyant guide et soutient la volonté, l’ayant pressentie avant l’acte, dès l’intention en germe, et même au premier jet naissant du vœu et du désir. Par d’insinuantes manœuvres ou des exercices violents répétés d’âge en âge pour assouplir ou pour dompter, la vie morale est prise à sa source, captée, orientée et même conduite, comme par la main d’un artiste supérieur.
Pareille discipline des puissances du cœur doit descendre au delà du cœur. Quiconque se prévaut de l’origine catholique en a gardé un corps ondoyé et trempé d’habitudes profondes qui sont symbolisées par l’action de l’encens, du sel ou du chrême sacrés, mais qui déterminent des influences et des modifications radicales. De là est née cette sensibilité catholique, la plus étendue et la plus vibrante du monde moderne, parce qu’elle provient de l’idée d’un ordre imposé à tout. Qui dit ordre dit accumulation et distribution de richesses : moralement, réserve de puissance et de sympathie.
II
On pourrait expliquer l’insigne merveille de la sensibilité catholique par les seules vertus d’une prédication de fraternité et d’amour, si la fraternité et l’amour n’avaient produit des résultats assez contraires quand on les a prêchés hors du catholicisme. N’oublions pas que plus d’une fois dans l’histoire il arriva de proposer « la fraternité ou la mort » et que le catholicisme a toujours imposé la fraternité sans l’armer de la plus légère menace : lorsqu’il s’est montré rigoureux ou sévère jusqu’à la mort, c’est de justice ou de salut social qu’il s’est prévalu, non d’amour. Le trait le plus marquant de la prédication catholique est d’avoir préservé la philanthropie de ses propres vertiges, et défendu l’amour contre la logique de son excès. Dans l’intérêt d’une passion qui tend bien au sublime, mais dont la nature est aussi de s’aigrir et de se tourner en haine aussitôt qu’on lui permet d’être la maîtresse, le catholicisme a forgé à l’amour les plus nobles freins, sans l’altérer ni l’opprimer.
Par une opération comparable aux chefs-d’œuvre de la plus haute poésie, les sentiments furent pliés aux divisions et aux nombres de la Pensée ; ce qui était aveugle en reçut des yeux vigilants ; le cœur humain, qui est aussi prompt aux artifices du sophisme qu’à la brutalité du simple état sauvage, se trouva redressé en même temps qu’éclairé.
Un pareil travail d’ennoblissement opéré sur l’âme sensible par l’âme raisonnable était d’une nécessité d’autant plus vive que la puissance de sentir semble avoir redoublé depuis l’ère moderne. « Dieu est tout amour », disait-on. Que serait devenu le monde si, retournant les termes de ce principe, on eût tiré de là que « tout amour est Dieu » ? Bien des âmes que la tendresse de l’évangile touche, inclinent à la flatteuse erreur de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes, confondant tous les êtres, légitime et avilit tout. Si elle eût triomphé, un peu de temps aurait suffi pour détruire l’épargne des plus belles générations de l’humanité. Mais elle a été combattue par l’enseignement et l’éducation que donnait l’Église : — Tout amour n’est pas Dieu, tout amour est « DE DIEU ». Les croyants durent formuler, sous peine de retranchement, cette distinction vénérable, qui sauve encore l’Occident de ceux que Macaulay appelle les barbares d’en bas.
Aux plus beaux mouvements de l’âme, l’Église répéta comme un dogme de foi : « Vous n’êtes pas des dieux ». À la plus belle âme elle-même : « Vous n’êtes pas un Dieu non plus ». En rappelant le membre à la notion du corps, la partie à l’idée et à l’observance du tout, les avis de l’Église éloignèrent l’individu de l’autel qu’un fol amour-propre lui proposait tout bas de s’édifier à lui-même ; ils lui représentèrent combien d’êtres et d’hommes, existant près de lui, méritaient d’être considérés avec lui : — n’étant pas seul au monde, tu ne fais pas la loi du monde, ni seulement ta propre loi. Ce sage et dur rappel à la vue des choses réelles ne fut tant écouté que parce qu’il venait de l’Église même. La meilleure amie de chaque homme, la bienfaitrice commune du genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes pour les cultiver, les polir et les perfectionner, pouvait leur interdire de se choisir pour centre.
Elle leur montrait ce point dangereux de tous les progrès obtenus ou désirés par elle. L’apothéose de l’individu abstrait se trouvait ainsi réprouvée par l’institution la plus secourable à tout individu vivant. L’individualisme était exclu au nom du plus large amour des personnes, et ceux-là mêmes qu’entre tous les hommes elle appelait, avec une dilection profonde, les humbles, recevaient d’elle un traitement de privilège, à la condition très précise de ne point tirer de leur humilité un orgueil, ni de la sujétion le principe de la révolte.
La douce main qu’elle leur tend n’est point destinée à leur bander les yeux. Elle peut s’efforcer de corriger l’effet d’une vérité âpre. Elle ne cherche pas à la nier ni à la remplacer par de vides fictions. Ce qui est : voilà le principe de toute charitable sagesse. On peut désirer autre chose. Il faut d’abord savoir cela. Puisque le système du monde veut que les plus sérieuses garanties de tous les « droits des humbles » ou leurs plus sûres chances de bien et de salut soient liées au salut et au bien des puissants, l’Église n’encombre pas cette vérité de contestations superflues. S’il y a des puissants féroces, elle les adoucit, pour que le bien de la puissance qui est en eux donne tous ses fruits ; s’ils sont bons, elle fortifie leur autorité en l’utilisant pour ses vues, loin d’en relâcher la précieuse consistance. Il faudrait se conduire tout autrement si notre univers était construit d’autre sorte et si l’on pouvait y obtenir des progrès d’une autre façon. Mais tel est l’ordre. Il faut le connaître si l’on veut utiliser un seul de ses éléments. Se conformer à l’ordre abrège et facilite l’œuvre. Contredire ou discuter l’ordre est perdre son temps. Le catholicisme n’a jamais usé ses puissances contre des statuts éternels ; il a renouvelé la face de la terre par un effort d’enthousiasme soutenu et mis en valeur au moyen d’un parfait bon sens. Les réformateurs radicaux et les amateurs de révolution n’ont pas manqué de lui conseiller une autre conduite, en le raillant amèrement de tant de précautions. Mais il les a tranquillement excommuniés un par un.
III
L’Église catholique, l’Église de l’Ordre, c’étaient pour beaucoup d’entre nous deux termes si évidemment synonymes qu’il arrivait de dire : « un livre catholique » pour désigner un beau livre, classique, composé en conformité avec la raison universelle et la coutume séculaire du monde civilisé ; au lieu qu’un « livre protestant » nous désignait tout au contraire des sauvageons sans race, dont les auteurs, non dépourvus de tout génie personnel, apparaissaient des révoltés ou des incultes. Un peu de réflexion nous avait aisément délivrés des contradictions possibles établies par l’histoire et la philosophie romantiques entre le catholicisme du Moyen-Âge et celui de la Renaissance. Nous cessions d’opposer ces deux périodes, ne pouvant raisonnablement reconnaître de différences bien profondes entre le génie religieux qui s’était montré accueillant pour Aristote et pour Virgile et celui qui reçut un peu plus tard, dans une mesure à peine plus forte, les influences d’Homère et de Phidias. Nous admirions quelle inimitié ardente, austère, implacable, ont montrée aux œuvres de l’art et aux signes de la beauté les plus résolus ennemis de l’organisation catholique. Luther est iconoclaste comme Tolstoï, comme Rousseau. Leur commun rêve est de briser les formes et de diviser les esprits. C’est un rêve anti-catholique. Au contraire, le rêve d’assembler et de composer, la volonté de réunir, sans être des aspirations nécessairement catholiques, sont nécessairement les amis du catholicisme. À tous les points de vue, dans tous les domaines et sous tous les rapports, ce qui construit est pour, ce qui détruit est contre ; quel esprit noble ou quel esprit juste peut hésiter ?
Chez quelques-uns, que je connais, on n’hésita guère. Plus encore que par sa structure extérieure, d’ailleurs admirable, plus que par ses vertus politiques, d’ailleurs infiniment précieuses, le catholicisme faisait leur admiration pour sa nature intime, pour son esprit. Mais ce n’était pas l’offenser que de l’avoir considéré aussi comme l’arche du salut des sociétés. S’il inspire le respect de la propriété ou le culte de l’autorité paternelle ou l’amour de la concorde publique, comment ceux qui ont songé particulièrement à l’utilité de ces biens seraient-ils blâmables d’en avoir témoigné gratitude au catholicisme ? Il y a presque du courage à louer aujourd’hui une doctrine religieuse qui affaiblit la révolution et resserre le lien de discipline et de concorde publique, je l’avouerai sans embarras. Dans un milieu de politiques positivistes que je connais bien, c’est d’un Êtes vous catholiques ? que l’on a toujours salué les nouveaux arrivants qui témoignaient de quelque sentiment religieux. Une profession catholique rassurait instantanément et, bien qu’on n’ait jamais exclu personne pour ses croyances, la pleine confiance, l’entente parfaite n’a jamais existé qu’à titre exceptionnel hors de cette condition.
La raison en est simple en effet, dès qu’on s’en tient à ce point de vue social. Le croyant qui n’est pas catholique dissimule dans les replis inaccessibles du for intérieur un monde obscur et vague de pensées ou de volontés que la moindre ébullition, morale ou immorale, peut lui présenter aisément comme la voix, l’inspiration et l’opération de Dieu même.
Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point de juge, point de conseil à opposer au jugement et au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être affectées et multipliées, de ce fait, par un infini. Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s’il lui plaît, pour peu que l’illusion s’en mêle, maîtresse d’elle-même et loi plénière de tout : ce métaphysique instrument de révolte n’est pas un élément sociable, on en conviendra, mais un caprice et un mystère toujours menaçant pour autrui.
Il faut définir les lois de la conscience pour poser la question des rapports de l’homme et de la société ; pour la résoudre, il faut constituer des autorités vivantes chargées d’interpréter les cas conformément aux lois. Ces deux conditions ne se trouvent réunies que dans le catholicisme. Là et là seulement, l’homme obtient ses garanties, mais la société conserve les siennes : l’homme n’ignore pas à quel tribunal ouvrir son cœur sur un scrupule ou se plaindre d’un froissement, et la société trouve devant elle un grand corps, une société complète avec qui régler les litiges survenus entre deux juridictions semblablement quoique inégalement compétentes. L’Église incarne, représente l’homme intérieur tout entier ; l’unité des personnes est rassemblée magiquement dans son unité organique. L’État, un lui aussi, peut conférer, traiter, discuter et négocier avec elle. Que peut-il contre une poussière de consciences individuelles, que les asservir à ses lois ou flotter à la merci de leur tourbillon ?
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