Le colloque sur « l’Action française, culture, société, politique
» du Centre d’Histoire de Sciences Po., premier d’une série de trois
consacrés à l’AF, a donné naissance à un ouvrage universitaire titré de
la même façon, ouvrage auquel il nous semble important de consacrer une
série d’articles pour faire le point des connaissances sur notre propre
histoire politique et en tirer des enseignements eux aussi éminemment
politiques. Après l’article sur « les ligues nationalistes et l’Action française », voici celui sur l’AF et l’Histoire (de 1900 à 1940), au travers du regard porté sur deux communications rapportées dans l’ouvrage.
L’Action
française a toujours accordé une grande place à l’Histoire dans
laquelle elle trouvait des raisons à son monarchisme et qui venait
étayer son argumentation à l’égard des nationalistes en leur montrant
que les leçons de l’histoire nationale ne pouvaient que les amener à
conclure à la Monarchie. Chacun à leur manière, c’est ce que montrent ou
décrivent Christian Amalvi et Philippe Boutry dans leurs articles de
l’ouvrage.
L’un
des intérêts de ces communications est de rappeler quelques noms
malheureusement souvent ignorés des monarchistes eux-mêmes et qui,
pourtant, ont participé, parfois à l’élaboration, plus souvent à
l’actualisation et à la diffusion de « l’Histoire capétienne
» promue ou véhiculée par l’Action française : bien sûr Jacques
Bainville et Pierre Gaxotte, mais aussi Frantz Funck-Brentano, Marie de
Roux, Louis Dimier, Auguste Longnon et son fils Jean, mais aussi, plus
proches de nous dans le temps, Philippe Ariès ou Raoul Girardet (encore
de ce monde, d’ailleurs). Les deux communications, d’ailleurs, se
chevauchent et se complètent fort utilement l’une l’autre, malgré
quelques différences de traitement.
Dans
la liste des historiens, Amalvi comme Boutry rajoutent des «
non-historiens » mais qui, par leur recours et leur lecture politique de
l’Histoire, ont, à leur manière, forgé une vision d’AF de l’Histoire :
des idéologues, comme Maurras ; des journalistes, le plus souvent
polémistes, comme Léon Daudet et Georges Bernanos, pour qui l’Histoire
est à la fois une arme et un enjeu. Dans le cas du doctrinaire majeur de
l’AF, M. Amalvi souligne que « le passé affleure constamment
dans l’œuvre de Maurras, non comme récit chronologique, mais comme
preuve concrète pour appuyer une démonstration théorique et abstraite
d’une rigueur implacable », ce que confirme M. Boutry : « Maurras
lui-même, en dépit de ses immenses lectures, n’est nullement un
historien ; ni son argumentaire ni sa polémique n’ont, en toute rigueur,
besoin du document ou de l’archive pour exister ; sa « synthèse
subjective » et son « empirisme organisateur » ne sont pas
fondamentalement d’ordre historique, mais doctrinal ». Sans
doute Maurras signifie-t-il ainsi que, pour lui, l’Histoire est le moyen
de connaître ce qui « a marché » et, au contraire, ce qui est néfaste
pour la France : il en a une lecture non pas purement historienne et, en
somme, « impolitique », mais au contraire, une lecture éminemment
politique. Jamais Maurras, d’ailleurs, ne s’est voulu historien et il
écrit en politique, mais, par le biais de l’empirisme organisateur (« la mise à profit des bonheurs du passé en vue de l’avenir que tout esprit bien né souhaite à sa patrie
», suivant sa conception), il intègre l’Histoire à sa démonstration, au
risque parfois de déconcerter les historiens eux-mêmes, ne serait-ce
que parce qu’il privilégie le raisonnement à l’analyse purement
historique.
Il y avait des historiens royalistes et, même, une « histoire royaliste
», avant l’AF et Maurras : mais l’AF en fait un usage qui prend le
contre-pied de l’histoire universitaire républicaine, et l’on peut dater
la formation d’une véritable « école capétienne » sur le plan historique de la fondation de l’AF. Au-delà de Jacques Bainville, Boutry signale que «
la plupart de ceux qu’on rattache, de près ou de loin, à l’influence et
aux doctrines de l’Action française sont bien davantage des «
compagnons de route », des sympathisants ponctuels, plus ou moins
nettement affirmés (car une appartenance déclarée au mouvement
maurrassien ruinerait à coup sur, dans la France radicale, une carrière
universitaire), des archivistes, des érudits, des historiens
conservateurs plus ou moins hostiles à la République laïque et
démocratique, des journalistes et des essayistes qui trouvent dans
l’Action française, son journal et ses revues, des convergences
intellectuelles et politiques, des affinités de réactions et de
sentiments, une « communauté émotionnelle » et une chambre d’échos (…).
Une « nébuleuse », plutôt qu’un parti, à dire le vrai, mais capable de
se constituer et de structurer en « école ». ».
Cela aboutit à une « véritable hégémonie culturelle » dans les années trente, « construite
en quelques trois décennies sur le paysage historiographique français
par les hommes de l’Action française (…) parallèlement à l’Université et
en partie contre elle ». Le livre de Jacques Bainville destiné au grand public, sa célèbre « Histoire de France
» (réédité dernièrement dans une collection de poche et vantée, l’été
dernier, sur… France-info !), connaît un immense succès de librairie
grâce à son refus du langage universitaire et son statut « d’amateur »
capable de se rendre, du coup, plus lisible à un large public curieux de
l’Histoire mais souvent rebuté par la rigueur (la rigidité d’écriture
?) des historiens professionnels eux-mêmes.
Cet ouvrage permet de mieux comprendre, selon M. Amalvi, la conception bainvillienne de l’Histoire : « dans
sa préface, il développe les trois principes de base qui éclairent sa
conception du passé : c’est d’abord une histoire psychologique
traditionnelle dans laquelle la compréhension des individualités qui
font l’histoire est capitale », c’est-à-dire que Bainville privilégie les « grands hommes » et, éventuellement, les « minorités énergiques
» (expression de Maurras pour signifier ces petits groupes qui,
entraînés par quelques personnalités, souvent autour d’un seul homme, «
bousculent » l’histoire), et non seulement les masses ou les groupes
sociaux (au contraire d’une certaine histoire marxisante ou au courant
des « Annales »). C’est d’ailleurs une conception que Bainville a en
commun avec la IIIe République qui met en valeur les grandes figures
comme le prouvent à l’envi les manuels scolaires de l’époque (mais ce ne
sont pas toujours les mêmes, bien évidemment, ni les mêmes jugements en
particulier pour les périodes « controversées » de l’histoire de
France…), soucieux de donner des « héros nationaux » à une France en
cours de nationalisation et de républicanisation (cf le cas emblématique
de Jeanne d’Arc, et son traitement historico-politique par les uns et
les autres…).
« C’est
ensuite une histoire politique classique, qui privilégie l’étude des
institutions, ignorant superbement la vie économique et religieuse du
pays » : sans doute est-ce là encore un effet du « politique d’abord
» maurrassien mais que Bainville a reconnu avant même de le connaître
chez Maurras… Cela veut-il dire, comme semble l’indiquer M. Amalvi, que
Bainville (qui n’est pas, et comme Maurras ne l’est pas non plus, «
toute » l’AF), qu’il méconnaît cette vie économique et religieuse ? En
fait, c’est oublier que les auteurs de l’AF ont, d’une certaine manière,
une lecture « utilitaire » de l’Histoire, en particulier ceux qui ne
sont pas des professionnels de l’Histoire, et qu’elle leur fournit,
après qu’ils y ont trouvé (et non l’inverse pour Bainville comme pour
Maurras), des éléments pour étayer leur propre raisonnement politique,
raisonnement fondé principalement sur la comparaison des régimes
politiques qui se sont succédé en France. En écrivant (ou plutôt en
regroupant des textes épars pour faire ce volume) « Nos raisons contre la République, pour la Monarchie
», Maurras n’a pas pour objectif de « servir l’Histoire » mais d’en
tirer des leçons ou, plutôt, de « donner du sens à l’Histoire » dans une
optique politique et monarchique. La question principale de l’AF, comme
de tout mouvement politique, n’est pas, en soi, de faire de l’Histoire, mais de faire l’Histoire.
L’Histoire n’est pas la fin, elle n’est qu’un moyen de la politique,
surtout pour l’AF et les monarchistes qui doivent désarmer les préjugés à
l’encontre d’une Monarchie qui semble aller à contre-courant du « sens
de l’Histoire » vanté par les démocrates et, plus encore, par les
universitaires marxistes comme Matthiez ou Soboul…
Il
se trouvera après Bainville des historiens proches ou issus de l’AF
pour accorder moins d’importance au politique et plus aux mentalités,
aux comportements, aux sociétés dans leur vie et développement : ainsi
Philippe Ariès qui, tout en ne cédant rien de ses fidélités
monarchistes, les réactivera par l’étude des sociétés, des communautés
humaines, et de leurs réactions au monde, en réaction à une histoire
bainvillienne considérée comme trop politiquement événementielle.
Dernier trait signalé par M. Amalvi : « c’est une histoire analogique,
qui considère que « les hommes d’autrefois ressemblaient à ceux
d’aujourd’hui et que leurs actions avaient des motifs pareils aux nôtres
». ». En somme, c’est l’idée que, fondamentalement, les hommes
ne changent pas : ce qui ne signifie pas que les sociétés, elles, ne
changent pas ou n’évoluent pas, que les besoins et les désirs ne soient
pas différents ou que les mentalités ne penchent pas plus d’un côté que
de l’autre, entre individualisme et traditionalisme, selon les époques
considérées…
« De cet
axiome de base découlent plusieurs conséquences de grande portée.
Bainville considère en premier lieu que c’est le présent qui donne la
clé du passé. » Du coup, Bainville, mais aussi Gaxotte et
d’autres historiens dans la mouvance de l’AF, cherchent dans le passé
des éléments du présent, des ressemblances qui permettraient aussi
d’apporter, non plus en Histoire, mais en politique, des réponses à une
situation donnée : conception cyclique d’une Histoire, « éternel recommencement
». En fait, il me semble que la formule la plus appropriée pour
comprendre la conception « AF » de l’Histoire serait celle de Maurras : «
toute vraie tradition est critique », ce qui n’empêche
ni la remise en perspective ni la mise en valeur des grands axes
(principes ?) de l’Histoire des hommes et des sociétés constituées, ni,
bien sûr, la violente critique de la Révolution française. Il est
certain que, par contre, une partie des lecteurs de Maurras, en
particulier celle qui privilégiait l’Ordre sans le définir autrement que
par la peur du désordre, ne cherchait dans l’Histoire qu’un refuge face
à l’adversité du moment, voire une nostalgie, sans chercher à « penser la Monarchie » autrement que dans ce passé « idéalisé » d’un « avant la Révolution » forcément meilleur…
Un autre élément qu’évoquent M. Boutry comme M. Amalvi est « l’appropriation
» de l’œuvre d’historiens, proches ou non, antérieurs ou contemporains
de l’AF, comme Augustin Cochin (de tradition monarchiste et rédacteur
occasionnel de la revue bimensuelle d’avant-guerre L’Action Française)
et Fustel de Coulanges, républicain mais ayant défendu une conception «
française » de l’Histoire et de la nation après la défaite de 1870 :
agaçante pour les républicains ou les universitaires, elle est en
définitive l’occasion pour l’AF de démontrer son « ouverture » à
d’autres qu’à elle-même et de récupérer des arguments qu’elle met en
ordre de bataille contre le « système » politique de la République en
place.
Dernier élément évoqué de façon fort intéressante par M. Amalvi : l’existence, non d’une seule « école capétienne », mais de deux,
l’une proprement politique (Maurras, Bainville, Marie de Roux, etc.)
tandis que l’autre est spécifiquement (et parfois professionnellement)
historienne (Pierre Gaxotte, Frantz Funck-Brentano, etc.), dont, précise
l’auteur, « la lecture présente encore aujourd’hui le plus vif intérêt », ce qui est un bel hommage de l’Université contemporaine à des historiens qui, longtemps, s’en sont retrouvés en marge...
C’est
parfois en se séparant, ou en s’éloignant, du cercle purement
maurrassien, d’après M. Amalvi, que Philippe Ariès ou Raoul Girardet ont
pu renouveler leur approche de l’Histoire, en privilégiant « l’autonomie de la société par rapport à l’Etat, et l’imaginaire politique »
: mais Ariès n’a jamais abandonné l’idée d’une politique monarchique à
la tête de l’Etat, comme tend à le prouver sa participation à « Aspects de la France » puis à « La Nation française
» de Pierre Boutang, ce qui montre que « combat politique » et «
réflexion historique » ne sont plus, dans l’esprit des royalistes de « l’ère post-maurrassienne
», forcément mêlés. Est-ce ici la remise en cause de l’empirisme
organisateur, ou du « politique d’abord » ? N’est-ce pas plutôt une
séparation ou, plus sûrement encore, une autonomisation des domaines
sociétal et social de la « décision politique » ? Cela n’annonce-t-il
pas aussi, comme cela avait déjà le cas de beaucoup de monarchistes au
profit de l’action religieuse au moment de la mort du comte de Chambord
puis du « Ralliement », une certaine « démobilisation politique
», un repli sur l’Histoire qu’il s’agit de comprendre et d’écrire
désormais à défaut de la faire politiquement ? Autant de questions qu’il
reste encore à étudier… mais pas seulement par les historiens…
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