dimanche 20 novembre 2016

Hannah Arendt : La tradition et l’âge moderne

ob_8501cd_index.jpgCet article initie une série de recensions sur La Crise de la culture d’Hannah Arendt. La lecture de cet ouvrage n’est pas des plus accessibles. La pensée d’Arendt ne fait en effet pas système. Quand on constate comment les systèmes de pensée uniformisée et se voulant une cohérence d’ensemble ont pu dégénérer en totalitarismes de part une lecture réductrice du monde, on ne saurait faire grief à celle qui fut l’une des plus grandes critiques de tous les totalitarismes de ne pas s’être laissée enfermer dans une case philosophique. Si Hannah Arendt entame son ouvrage par une allégorie de la caverne de Platon, ce n’est pas pour rien : rien ne serait plus vain et dangereux que de se laisser cloîtrer au fond d’une caverne avec quelques schémas réducteurs (la lutte des classes, l’inégalité des races, la concurrence « libre et non faussée », l’ « ordre spontané », la main invisible, etc.) en guise de représentations du réel.
Il n’empêche que cette absence de système de pensée peut laisser libre court à de multiples formes d’analyses et d’interprétations de l’auteur. Là est la difficulté de lecture mais là est aussi le premier intérêt de l’ouvrage : le lecteur qui saura surmonter la densité de pensée d’Arendt y trouvera une source probablement inépuisable de réflexions.
Le second intérêt de l’ouvrage réside dans son extraordinaire actualité. Dès les années 1960, Hannah Ardent pressent que la modernité est en train de se faire dépasser en engendrant un monstre qui la dévorera. Le mot n’est pas prononcé mais l’idée est là : le postmodernisme ravagera la modernité et initiera une terrible régression de l’Homme. Le chapitre consacré à la crise de l’éducation (que nous verrons plus tard) en est criant de vérité.
Je livre donc ici mes analyses personnelles de cette lecture, sachant que, comme précisé dans cette introduction, la pensée d’Hannah Arendt est d’une telle complexité que d’autres lecteurs y trouveront certainement d’autres angles d’approches. Pour davantage de clarté, les réflexions personnelles qui vont au-delà de l’ouvrage lui-même sont placées en notes de fin.
Hannah Arendt fait remonter notre tradition de la pensée politique à la caverne de Platon, qui décrit le domaine des affaires humaines, fait de déceptions et de confusion et duquel ceux qui aspirent à l’ « être vrai » doivent s’extraire pour découvrir « le ciel clair des idées éternelles ». Cette tradition fut une première fois rompue par Marx lorsqu’il se détourna de la politique puis y revint afin d’imposer ses normes aux affaires humaines[i]. En liant fondamentalement la politique et le travail, Marx va encore plus loin en prenant l’exact contre-pied de la citoyenneté antique puisque « non seulement à Athènes, mais pendant toute l’antiquité et jusqu’à l’âge moderne, ceux qui travaillaient n’étaient pas des citoyens et ceux qui étaient des citoyens étaient avant tout ceux qui ne travaillaient pas ou qui possédaient plus que leur force de travail ».
Dans le même ordre d’idée, Aristote définissait ainsi le loisir, non seulement comme l’émancipation du travail courant, mais aussi comme l’affranchissement de l’activité politique et des affaires de l’Etat (et donc le chemin de sortie de la caverne). Or, Marx, avec sa société sans classes et sans Etat, s’inscrit d’une part dans cette optique mais, paradoxalement, en prend également le chemin inverse en clamant avec Engels que « le travail crée l’homme »[ii]. Si, parallèlement, « la violence est la sage-femme de toute vieille société grosse d’une nouvelle » (Karl Marx et Friedrich Engels, Le Capital), c’est donc bien que la violence est la maïeutique de l’histoire, elle-même se voyant sous le prisme de l’organisation du travail. Ainsi, pour Marx, ce qui différence l’homme de l’animal, ce n’est pas la Raison mais le travail.
D’une manière similaire, si Aristote fondait la distinction civilisé/barbare par l’usage de la parole, Marx prend l’exact opposé en glorifiant la violence par rapport à la parole[iii]. In fine, la philosophie marxiste a bien pour objectif une rupture totale et radicale avec toute la tradition philosophique héritée de la Grèce antique.
C’est pourquoi, Hannah Arendt le place avec Kierkegaard et Nietzsche, dans des registres certes différents, dans la triangle philosophique qui a initié la révolte contre la tradition : « Kierkegaard veut promouvoir les hommes concrets, ceux qui souffrent ; Marx confirme que l’humanité de l’homme consiste en sa force productive et active qu’il appelle, dans son aspect le plus élémentaire, force de travail ; et Nietzsche insiste sur la productivité de la vie, sur la volonté de l’homme,  la volonté-pour-la-puissance ».
Contrairement à certains raccourcis, Nietzsche n’était pas nihiliste, mais, au contraire, essayait de surmonter le nihilisme. De son côté, Kierkegaard cherchait à affirmer la dignité de la foi contre la raison et le raisonnement moderne. Il avait compris que l’incompatibilité des sciences modernes et des croyances traditionnelles ne résultait pas de quelconques avancées scientifiques – toutes peuvent être assimilées dans un système religieux – mais de l’esprit de doute et de défiance qu’induisent les sciences modernes en refusant la confiance aveugle dans ce qui est présenté par les religions comme vrai à la fois aux sens et à la raison de l’Homme.
Cette rupture avec la tradition se répercute fort logiquement sur les valeurs, qui, selon Arendt, sont « des articles de société qui n’ont aucune signification en eux-mêmes mais qui, comme d’autres articles, n’existent que dans la relativité en perpétuel changement des relations et du commerce sociaux ». Or, ces valeurs sans cesse changeantes embarrassent  les « philosophies des valeurs » puisqu’elles sont alors privées de repères. Marx cru trouver la solution en fixant le temps de travail comme valeur-repère pour toutes les autres. La rupture du marxisme avec la tradition ne s’arrête cependant pas là. En effet, pour combler l’abîme que Descartes avait mis entre l’homme, res cogitans, et le monde, res extensa (et du coup, entre la connaissance et la réalité, la pensée et l’être), Hegel pensa trouver la solution, qui fit sa thèse fondamentale, par le mouvement : le mouvement dialectique de la pensée étant, dans cette thèse, identique au mouvement dialectique de la matière. Cependant, Marx n’évacue pas la tradition par ce matérialisme mais par son refus de l’idée selon laquelle l’homme est un animal doué de raison. Pour Marx, l’homme est un être essentiellement doué de la faculté d’action, et cette action est le travail.
En sus de la conception marxiste (et probablement dans son prolongement), la modernité a modifié profondément la conception même de ce qu’est la théorie. De système de vérités raisonnablement réunies, non faites en tant que telles mais données à la raison et aux sens, la théorie devint une hypothèse de travail scientifique changeante au gré des avancées de la science, sa validité résidant non dans ce qu’elle révèle mais dans ce qu’elle fonctionne[iv].
Ainsi, Hannah Arendt émet ce diagnostic cruel de l’approche moderne rompant avec la tradition : « les hommes ont décidé ne jamais quitter ce qui pour Platon était la « caverne » des affaires humaines quotidiennes, et de ne jamais s’aventurer d’eux-mêmes dans un monde et une vie que, peut-être, la fonctionnalisation intégrale de la société moderne a privé de l’une de ses caractéristiques les plus élémentaires : saisir d’émerveillement en face de ce qui est tel qu’il est ».
Prochain billet : Le concept d'histoire.

[i] Le matérialisme « total » de Marx rend en effet caduque toute approche via l’allégorie de la caverne.
[ii] On remarquera que de ce fait, glorifier la « valeur travail » est une approche très marxiste. Ce n’est pas la seule convergence entre le marxisme et le libéralisme postmoderne (les deux sont, par exemple, totalement matérialistes). Quelque part, le marxisme n’est en fait qu’un libéralisme postmoderne d’Etat (celui-ci prenant la place des multinationales, et réciproquement). D’où l’aisance, qui peut sembler extraordinaire à première vue, avec laquelle certains idéologues passent sans coup férir d’un marxisme de jeunesse à un libéralisme pur et dur une fois aux affaires.
[iii] De fait, l’eschatologie marxiste est un complet paradoxe puisqu’elle consiste à sortir l’homme de l’humanité (plus de travail), de l’histoire (plus de violence) et de la raison (plus de pensée philosophique, plus de parole).



[iv] Cette approche de la théorie scientifique ne pose pas problème en elle-même. Ce qui pose problème, c’est l’extension indéfinie de la science à toute la société au point d’en devenir totale. C’est alors que le scientisme intégral (qui n’a plus rien de scientifique) s’impose et devient totalitaire. Ceci est particulièrement évident dans le domaine de l’économie : d’une approche essentiellement sociale au départ, sous la férule des économistes dits orthodoxes (en pratique les néoclassiques et les néolibéraux), l’économie a acquis la prétention à la science exacte, notamment lorsqu’elle prétend décrire et anticiper les comportements des agents. C’est cette logique qui aboutit à une constitutionnalisation de l’économie (comme au travers des traités européens ou des différents traités internationaux – ou projets de traités (TTIP) – dits de « libre-échange ») et à un gouvernement (pardon une gouvernance …) par les règles qui n’est rien d’autre qu’une tyrannie qui avance masquée.

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