Une
 tasse de thé, un dernier regard, Mohammad Réza Pahlavi quitte son 
palais presque vide, le 16 janvier 1979. Dans les jardins, il retrouve 
la chahbanou, puis gagne l’aéroport international de Téhéran. 
Un petit groupe les attend, mais ni ambassadeur étranger ni ministre. 
Des militaires supplient le chah de rester. Le général Badreï, chef de 
l’armée de terre, s’agenouille selon un vieil usage tribal et lui baise 
les genoux. Le chah enlève ses lunettes, le relève. Il pleure en public.
 À Chapour Bakhtiar, nommé à la tête du gouvernement deux semaines plus 
tôt, le 31 décembre 1978, il dit : « Je vous confie l’Iran et vous remets entre les mains de Dieu. »
Le
 chah pilote lui-même son Boeing 707 jusqu’à la sortie de l’espace 
aérien iranien. Il craint une attaque surprise. Commence pour le 
souverain une longue errance. Rongé par un lymphome, repoussé par tous, 
il trouve asile en Égypte où il mourra le 27 juillet 1980. Il régnait 
depuis le 16 septembre 1941 et allait avoir 61 ans.
Moins
 de dix ans plus tôt, il avait célébré à Persépolis les 2 500 ans de 
l’Empire perse dont il se voulait le continuateur. En même temps, son 
régime exaltait la modernisation de l’Iran et la “révolution blanche”, 
ce plan ambitieux de réformes lancé en 1963. La “grande civilisation” à 
laquelle le chah avait rendu hommage semblait de retour.
Mais
 à quel prix ! Omniprésence de la Savak (la police politique), pouvoir 
autocratique, cassure entre la capitale et la province, fracture entre 
une élite occidentalisée et le peuple, autisme du chah qui ignore 
l’aspiration de la société à intervenir dans la vie politique, 
corruption, vénalité, et hausse des prix. À ceux qui évoquent les 
ravages sociaux et politiques de l’inflation, le chah répond : « Mon gouvernement m’assure du contraire. Vous ne répercutez que des bavardages de salon ! »
La
 “révolution blanche” a heurté les plus traditionalistes de la société 
iranienne, les chefs de tribus et une partie du clergé conduite par un 
mollah nommé Ruhollah Khomeiny. Né en 1902, celui-ci nie toute valeur au
 référendum qui doit approuver la “révolution blanche”. C’est surtout la
 proclamation de l’égalité entre homme et femme et la modernisation du 
système judiciaire qui le font réagir car il estime que ce sont deux 
atteintes aux préceptes de l’Islam et du Coran. Sans oublier que la 
réforme agraire est, dit-il, préparée par Israël pour transformer l’Iran
 en protectorat…
De
 Qom, ville sainte du chiisme, Khomeiny provoque le chah le 3 mai 1963. 
Il est arrêté. Suivent trois jours d’émeutes, les 15, 16 et 17 juin, 75 
victimes, 400 arrestations et un constat : l’alliance “du rouge et du 
noir”, une minorité religieuse active et fanatisée avec les réseaux 
clandestins du Toudeh, le parti communiste iranien. Pour éviter la peine
 de mort à Khomeiny, des ayatollahs lui accordent le titre de docteur de
 la loi faisant de lui un ayatollah. Libéré, il récidive en 1964 et 
s’installe en Irak.
Ces
 oppositions, le chah les connaît. Elles le préoccupent. Il lance un 
appel aux intellectuels pour qu’ils en discutent en toute liberté. En 
avril 1973 se réunit le “Groupe d’études sur les problèmes iraniens”, 
composé de personnalités indépendantes. En juillet 1974, un rapport est 
remis au chah qui l’annote, puis le transmet à Amir Abbas Hoveida, son 
premier ministre. « Sire, lui répond-il, ces intellectuels n’ont rien trouvé de mieux pour gâcher vos vacances. N’y faites pas attention, ce sont des bavardages. » En
 fait, il s’agit d’un inventaire sans complaisance de l’état du pays 
complété de mesures correctives avec cet avertissement : si elles ne 
sont pas prises au plus vite, une crise très grave pourrait éclater. 
Cinq mois plus tard, le chef de l’état-major général des forces armées 
remet à son tour un rapport confidentiel et aussi alarmant que celui des
 intellectuels : l’armée résistera à une agression extérieure mais un 
grave malaise interne peut mettre en danger la sécurité nationale.
Ces
 deux avertissements venus du coeur même du régime restent lettre morte.
 Un nouveau parti officiel créé en 1975, un nouveau premier ministre 
nommé en août 1977 ne changent rien : les ministres valsent, les 
fonctionnaires cherchent un second emploi, le bazar de Téhéran gronde. 
Or dès l’année 1976, le chah sent que la maladie ronge son avenir. « Six à huit ans »,
 lui a dit le professeur français Jean Bernard. C’est un homme fatigué 
qui affronte la montée de la violence révolutionnaire dans son pays.
D’Irak, Khomeiny redouble ses attaques. Le chah, dit-il, n’est qu’« un agent juif, un serpent américain dont la tête doit être écrasée avec une pierre ».
 Le 8 janvier 1978, un article paru dans un quotidien du soir de Téhéran
 fait l’effet d’une bombe. Il s’agit d’une réponse virulente à Khomeiny,
 qui a été visée au préalable par le ministre de l’Information. Or la 
polémique mêle vérités et mensonges. Le lendemain, à Qom, des 
manifestants envahissent la ville sainte : un mort, le premier de la 
révolution. Le 19 février, quarante jours après ce décès, le grand 
ayatollah Shariatmadari organise à Tabriz une réunion commémorative. À 
nouveau, du vandalisme, des morts, des blessés. L’engrenage 
manifestation-répression est engagé. Et à chaque quarantième jour, à 
Téhéran, à Tabriz, à Qom, se déroule une manifestation qui tourne à 
l’émeute. La police appréhende des jeunes gens rentrés récemment des 
États-Unis et connus pour leur appartenance à des groupes d’extrême 
gauche, ou des activistes sortis des camps palestiniens, des individus 
ne parlant que l’arabe. Les forces de l’ordre ne tentent quasi rien 
contre eux.
Le
 pouvoir s’affaiblit et s’enlise. Le chah nie la réalité, ignore le 
raidissement du clergé, continue à raisonner en termes de croissance de 
PIB. Et puis les Britanniques et les Américains ont leur propre vision 
de la situation ; ils conseillent de pratiquer une ouverture politique 
et de libéraliser le régime : le général Nassiri, cible de la presse 
internationale et qui dirigeait la Savak depuis 1965, est écarté en juin
 1978. Loin de soutenir le chah, comme le faisait Richard Nixon, le 
président Carter envisage son départ et son remplacement. Au nom des 
droits de l’homme, les diplomates américains poussent aux dissidences 
les plus radicales. Une ceinture verte islamiste, pensent-ils, est plus 
apte à arrêter l’expansion du communisme soviétique.
Le
 5 août 1978, le chah annonce des élections “libres à 100 %” pour juin 
1979, une déclaration considérée comme un signe de faiblesse. Le 11, 
débute le ramadan. Des manifestations violentes éclatent à Ispahan : 
pour la première fois, des slogans visent directement le chah. Le 19, se
 produit un fait divers dramatique : un cinéma brûle, 417 morts. Un 
incendie criminel. L’auteur ? Des religieux radicaux ? La Savak ? Le 
soir même, la reine mère donne un dîner de gala. L’effet sur l’opinion 
est désastreux, alors que les indices orientent l’enquête vers 
l’entourage de Khomeiny.
Le
 nouveau premier ministre, Jafar Sharif- Emami, surnommé “Monsieur 5 %” 
tant il prélève de commissions, déclare sous le coup de l’émotion “la 
patrie en danger”. Le 7 septembre, 100 000 personnes manifestent à 
Téhéran avec des ayatollahs : des portraits de Khomeiny apparaissent. La
 loi martiale est décrétée pour le lendemain 8. Les manifestants 
prennent de vitesse police et armée. Ils veulent occuper la “maison de 
la Nation” et y proclamer une “République islamique”. Le service d’ordre
 tire en l’air, des tireurs embusqués ouvrent le feu sur la foule. C’est
 le “vendredi noir”, soigneusement « préparé et financé par l’étranger » affirment les auteurs. Au total, 191 victimes. La rupture entre le régime et les partisans de Khomeiny est totale.
Le chah est anéanti. « Jamais, confie-t-il, je ne ferai tirer sur mon peuple ! » Lui qui croyait être tant aimé se sent trahi : « Mais que leur ai-je donc fait ? ». Un seul souci l’habite : éviter la guerre civile, sa hantise. Le “vendredi noir” marque le début de son inexorable chute.
Le désordre et l’anarchie s’installent ; Khomeiny gagne la France, reçoit intellectuels et journalistes (mais pas ceux de Valeurs actuelles à
 qui les auteurs de l’ouvrage que nous citons en référence rendent 
hommage) qui raffolent de l’ermite de Neauphle-le-Château ; en Iran, les
 marches en sa faveur se multiplient et façonnent l’image d’une 
révolution romantique et démocratique ; les Américains organisent en 
secret la phase finale de leur plan : neutraliser l’armée iranienne et 
le haut état-major fidèles au chah. Les jeux sont faits.
« L’Iran des Pahlavi n’était certes pas parfait, mais il était en pleine modernisation, écrira Maurice Druon dans le Figaro du 12 novembre 2004. Fallait-il
 pousser à le remplacer par un régime arriéré, animé par un fanatisme 
aveugle ? L’essor de l’islamisme radical date de là. »
À lire Mohammad Réza Pahlavi. Le Dernier Shah/ 1919-1980, de Houchang Nahavandi et Yves Bomati, Perrin, 622 pages, 27 €.
 
 
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En complément, ce site entièrement dédié à la présentation de cette biographie royale inédite:
http://lederniershah.org
à voir http://lederniershah.org
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