Pauline Lecomte : Vous avez publié naguère une biographie 
intellectuelle consacrée à Ernst Jünger, figure énigmatique et capitale 
du XXe siècle en Europe. Avant de se faire connaître par ses livres, 
dont on sait le rayonnement, cet écrivain majeur fut un très jeune et 
très héroïque combattant de la Grande Guerre, puis une figure importante
 de la "révolution conservatrice". Comment avez-vous découvert l’œuvre 
d'Ernst Jünger ?
 Dominique Venner : C'est une longue histoire. Voici longtemps, quand j'écrivais la première version de mon livre Baltikum,
 consacré à l'aventure des corps-francs allemands, pour moi les braises 
de l'époque précédente étaient encore chaudes. Les passions nées de la 
guerre d'Algérie, les années dangereuses et les rêves fous, tout cela 
bougeait encore. En ce temps-là, un autre écrivain allemand parlait à 
mon imagination mieux que Jünger. C'était Ernst von Salomon. Il me 
semblait une sorte de frère aîné. Traqué par la police, j'avais lu ses Réprouvés tout en imaginant des projets téméraires. Ce fut une révélation. Ce qu'exprimait ce livre de révolte et de fureur, je le vivais : les armes, les espérances, les complots ratés, la prison...
 Ersnt Jünger n'avait pas connu de telles aventures. Jeune officier 
héroïque de la Grande Guerre, quatorze fois blessé, grande figure 
intellectuelle de la "révolution conservatrice", assez vite opposé à 
Hitler, il avait adopté ensuite une posture contemplative. Il ne fut 
jamais un rebelle à la façon d'Ernst von Salomon. Il a lui-même reconnu 
dans son Journal, qu'il n'avait aucune disposition pour un tel rôle, 
ajoutant très lucidement que le soldat le plus courageux - il parlait de
 lui - tremble dans sa culotte quand il sort des règles établies, 
faisant le plus souvent un piètre révolutionnaire. Le courage militaire, légitimé et honoré par la société, n'a rien de commun avec le courage politique d'un opposant radical. Celui-ci
 doit s'armer moralement contre la réprobation générale, trouver en lui 
seul ses propres justifications, supporter d'un cœur ferme les pires 
avanies, la répression, l'isolement. Tout cela je l'avais connu à
 mon heure. Cette expérience, assortie du spectacle de grandes infamies,
 a contribué à ma formation d'historien. A l'époque, j'avais pourtant 
commencé de lire certains livres de Jünger, attiré par la beauté de leur
 style métallique et phosphorescent. Par la suite, à mesure que je 
m'écartais des aventures politiques, je me suis éloigné d'Ernst von 
Salomon, me rapprochant de Jünger. Il répondait mieux à mes nouvelles 
attentes. J'ai donc entrepris de le lire attentivement, et j'ai commencé
 de correspondre avec lui. Cette correspondance n'a plus cessé jusqu'à 
sa mort.
 P. L. : Vous avez montré qu'Ernst Jünger fut l'une des figures 
principales du courant d'idées de la "révolution conservatrice". 
Existe-t-il des affinités entre celle-ci et les "non conformistes 
français des années trente" ?
 D. V. : En France, on connaît mal les idées pourtant extraordinairement riches de la Konservative Revolution (KR),
 mouvement politique et intellectuel qui connut sa plus grande intensité
 entre les années vingt et trente, avant d'être éliminé par l'arrivée 
Hitler au pouvoir en 1933. Ernst Jünger en fut la figure majeure dans la
 période la plus problématique, face au nazisme. Autour du couple 
nationalisme et socialisme, une formule qui n'est pas de Jünger résume 
assez bien l'esprit de la KR allemande : "Le nationalisme 
sera vécu comme un devoir altruiste envers le Reich, et le socialisme 
comme un devoir altruiste envers le peuple tout entier".
      Pour répondre à votre question des différences avec la pensée 
française des "non conformistes", il faut d'abord se souvenir que les 
deux nations ont hérité d'histoires politiques et culturelles très 
différentes. L'une était sortie victorieuse de la Grande Guerre, au 
moins en apparence, alors que l'autre avait été vaincue. Pourtant,
 quand on compare les écrits du jeune Jünger et ceux de Drieu la 
Rochelle à la même époque, on a le sentiment que le premier est le 
vainqueur, tandis que le second est le vaincu.
      On ne peut pas résumer des courants d'idées en trois mots. 
Pourtant, il est assez frappant qu'en France, dans les différentes 
formes de personnalisme, domine généralement le "je", alors qu'en 
Allemagne on pense toujours par rapport au "nous". La France est d'abord
 politique, alors que l'Allemagne est plus souvent philosophique, avec 
une prescience forte du destin, notion métaphysique, qui échappe aux 
causalités rationnelles. Dans son essais sur Rivarol, Jünger a comparé 
la clarté de l'esprit français et la profondeur de l'esprit allemand. Un mot du philosophe Hamman, dit-il, "Les vérités sont des métaux qui croissent sous terre", Rivarol n'aurait pas pu le dire. "Il lui manquait pour cela la force aveugle, séminale."
 P. L. : Pouvez-vous préciser ce qu'était la Weltanschauung du jeune Jünger ?
 D. V. : Il suffit de se reporter à son essai Le Travailleur,
 dont le titre était d'ailleurs mal choisi. Les premières pages dressent
 l'un des plus violents réquisitoires jamais dirigés contre la 
démocratie bourgeoise, dont l'Allemagne, selon Jünger, avait été 
préservée : "La domination du tiers-état n'a jamais pu toucher en 
Allemagne à ce noyau le plus intime qui détermine la richesse, la 
puissance et la plénitude d'une vie. Jetant un regard rétrospectif sur 
plus d'un siècle d'histoire allemande, nous pouvons avouer avec fierté 
que nous avons été de mauvais bourgeois". Ce n'était déjà pas mal, mais attendez la suite, et admirez l'art de l'écrivain : "Non,
 l'Allemand n'était pas un bon bourgeois, et c'est quand il était le 
plus fort qu'il l'était le moins. Dans tous les endroits où l'on a pensé
 avec le plus de profondeur et d'audace, senti avec le plus de vivacité,
 combattu avec le plus d'acharnement, il est impossible de méconnaître 
la révolte contre les valeurs que la grande déclaration d'indépendance 
de la raison a hissées sur le pavois." Difficile de lui donner 
tort. Nulle part sinon en Allemagne, déjà avec Herder, ou en Angleterre 
avec Burke, la critique du rationalisme français n'a été aussi forte. 
Avec un langage bien à lui, Jünger insiste sur ce qui a préservé sa 
patrie : "Ce pays n'a pas l'usage d'un concept de la liberté qui, telle une mesure fixée une fois pour toutes est privée de contenu". Autrement dit, il refuse de voir dans la liberté une idée métaphysique. Jünger ne croit pas à la liberté en soi, mais à la liberté comme fonction, par exemple la liberté d'une force : "Notre
 liberté se manifeste avec le maximum de puissance partout où elle est 
portée par la conscience d'avoir été attribuée en fief." Cette idée de la liberté active "attribuée en fief",
 les Français, dans un passé révolu, la partagèrent avec leurs cousins 
d'outre-Rhin. Mais leur histoire nationale évolué d'une telle façon que 
furent déracinées les anciennes libertés féodales, les anciennes 
libertés de la noblesse, ainsi que Tocqueville, Taine, Renan et nombre 
d'historiens après eux l'ont montré. A lire Jünger on comprend qu'à ses 
yeux, à l'époque où il écrit, c'est en Allemagne et en Allemagne 
seulement que les conditions idéales étaient réunies pour couper le "vieux cordon ombilical" du monde bourgeois. Il radicalise les thèmes dominants de la KR, opposant la paix pétrifiée du monde bourgeois à la lutte éternelle, comprise comme "expérience intérieure".
 C'est sa vision de l'année 1932. Avec sa sensibilité aux changements 
d'époque, Jünger s'en détournera ensuite pour un temps, un temps 
seulement. Durant la période où un fossé d'hostilité mutuelle avec 
Hitler et son parti ne cessait de se creuser.
Dominique Venner, Le choc de l'histoire http://euro-synergies.hautetfort.com/
 
 
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