Le texte ci-après est extrait du premier tome du chef-d'oeuvre d'Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique.
 L'auteur est âgé de 30 ans lors de la publication de l'ouvrage, en 
1835. Issu de la noblesse de robe, il exprime avec intelligence, 
ouverture et talent l'esprit des Lumières qui caractérisa le siècle 
précédent, le XVIIIe.
Ainsi
 oppose-t-il ci-dessous une conception quelque peu terrienne et 
archaïque de la patrie à une conception démocratique et ouverte. On peut
 confronter son analyse éclairée de la patrie avec la définition de la Nation par Ernest Renan,
 un demi-siècle plus tard. Celle-ci annonce déjà par son caractère 
mystique et exalté les folies nationalistes du siècle suivant, le XXe.
De l'esprit public aux États-Unis (extrait de La démocratie en Amérique, par Alexis de Tocqueville - 1835)
DE L'ESPRIT PUBLIC AUX ÉTATS-UNIS
Amour
 instinctif de la patrie. - Patriotisme réfléchi. - Leurs différents 
caractères. - Que les peuples doivent tendre de toutes leurs forces vers
 le second quand le premier disparaît. - Efforts qu'ont faits les 
Américains pour y parvenir. - L'intérêt de l'individu intimement lié à 
celui du pays
Il
 existe un amour de la patrie qui a principalement sa source dans ce 
sentiment irréfléchi, désintéressé et indéfinissable, qui lie le cour de
 l'homme aux lieux ou l'homme a pris naissance. Cet amour instinctif se 
confond avec le goût des coutumes anciennes, avec le respect des aïeux 
et la mémoire du passé ; ceux qui l'éprouvent chérissent leur pays comme
 on aime la maison paternelle. Ils aiment la tranquillité dont ils y 
jouissent ; ils tiennent aux paisibles habitudes qu'ils y ont 
contractées ; ils s'attachent aux souvenirs qu'elle leur présente, et 
trouvent même quelque douceur à y vivre dans l'obéissance. Souvent cet 
amour de la patrie est encore exalté par le zèle religieux, et alors on 
lui voit faire des prodiges. Lui-même est une sorte de religion ; il ne 
raisonne point, il croit, il sent, il agit. Des peuples se sont 
rencontrés qui ont, en quelque façon, personnifié la patrie, et qui 
l'ont entrevue dans le prince. Ils ont donc transporté en lui une partie
 des sentiments dont le patriotisme se compose ; ils se sont 
enorgueillis de ses triomphes, et ont été fiers de sa puissance. Il fut 
un temps, sous l'ancienne monarchie, où les Français éprouvaient une 
sorte de joie en se sentant livrés sans recours à l'arbitraire du 
monarque, et disaient avec orgueil  : «Nous vivons sous le plus puissant roi du monde.»
Comme
 toutes les passions irréfléchies, cet amour du pays pousse à de grands 
efforts passagers plutôt qu'à la continuité des efforts. Après avoir 
sauvé l'État en temps de crise, il le laisse souvent dépérir au sein de 
la paix.
Lorsque
 les peuples sont encore simples dans leurs moeurs et fermes dans leur 
croyance ; quand la société repose doucement sur un ordre de choses 
ancien, dont la légitimité n'est point contestée, on voit régner cet 
amour instinctif de la patrie.
Il
 en est un autre plus rationnel que celui-là ; moins généreux, moins 
ardent peut-être, mais plus fécond et plus durable ; celui-ci naît des 
lumières ; il se développe à l'aide des lois, il croît avec l'exercice 
des droits et il finit, en quelque sorte, par se confondre avec 
l'intérêt personnel. Un homme comprend l'influence qu'a le bien-être du 
pays sur le sien propre ; il sait que la loi lui permet de contribuer à 
produire ce bien-être, et il s'intéresse à la prospérité de son pays, 
d'abord comme à une chose qui lui est utile, et ensuite comme à son 
ouvrage.
Mais
 il arrive quelquefois, dans la vie des peuples, un moment où les 
coutumes anciennes sont changées, les moeurs détruites, les croyances 
ébranlées, le prestige des souvenirs évanoui, et où, cependant, les 
lumières sont restées incomplètes et les droits politiques mal assurés 
ou restreints. Les hommes alors n'aperçoivent plus la patrie que sous un
 jour faible et douteux ; ils ne la placent plus ni dans le sol, qui est
 devenu à leurs yeux une terre inanimée, ni dans les usages de leurs 
aïeux, qu'on leur a appris à regarder comme un joug ; ni dans la 
religion, dont ils doutent ; ni dans les lois qu'ils ne font pas, ni 
dans le législateur qu'ils craignent et méprisent. Ils ne la voient donc
 nulle part, pas plus sous ses propres traits que sous aucun autre, et 
ils se retirent dans un égoïsme étroit et sans lumière. Ces hommes 
échappent aux préjugés sans reconnaître l'empire de la raison ; ils 
n'ont ni le patriotisme instinctif de la monarchie, ni le patriotisme 
réfléchi de la république ; mais ils se sont arrêtés entre les deux, au 
milieu de la confusion et des misères.
Que
 faire en un pareil état ? Reculer. Mais les peuples ne reviennent pas 
plus aux sentiments de leur jeunesse, que les hommes aux goûts innocents
 de leur premier âge ; ils peuvent les regretter, mais non les faire 
renaître. Il faut donc marcher en avant et se hâter d'unir aux yeux du 
peuple l'intérêt individuel à l'intérêt du pays, car l'amour 
désintéressé de la patrie fuit sans retour.
Je
 suis assurément loin de prétendre que pour arriver à ce résultat on 
doive accorder tout à coup l'exercice des droits politiques à tous les 
hommes ; mais je dis que le plus puissant moyen, et peut-être le seul 
qui nous reste, d'intéresser les hommes au sort de leur patrie, c'est de
 les faire participer à son gouvernement. De nos jours, l'esprit de cité
 me semble inséparable de l'exercice des droits politiques ; et je pense
 que désormais on verra augmenter ou diminuer en Europe le nombre des 
citoyens en proportion de l'extension de ces droits.
D'où
 vient qu'aux États-Unis, où les habitants sont arrivés d'hier sur le 
sol qu'ils occupent, où ils n'y ont apporté ni usages, ni souvenirs ; où
 ils s'y rencontrent pour la première fois sans se connaître ; où, pour 
le dire en un mot, l'instinct de la patrie peut à peine exister ; d'où 
vient que chacun s'intéresse aux affaires de sa commune, de son canton 
et de l'État tout entier comme aux siennes mêmes  ? C'est que chacun, 
dans sa sphère, prend une part active au gouvernement de la société.
L'homme
 du peuple, aux États-Unis, a compris l'influence qu'exerce la 
prospérité générale sur son bonheur, idée si simple et cependant si peu 
connue du peuple. De plus, il s'est accoutumé à regarder cette 
prospérité comme son ouvrage. Il voit donc dans la fortune publique la 
sienne propre, et il travaille au bien de l'État, non seulement par 
devoir ou par orgueil, mais j'oserais presque dire par cupidité.
On
 n'a pas besoin d'étudier les institutions et l'histoire des Américains 
pour connaître la vérité de ce qui précède, les moeurs vous en 
avertissent assez. L'Américain prenant part à tout ce qui se fait dans 
ce pays se croit intéressé à défendre tout ce qu'on y critique ; car ce 
n'est pas seulement son pays qu'on attaque alors, c'est lui-même : aussi
 voit-on son orgueil national recourir à tous les artifices et descendre
 à toutes les puérilités de la vanité individuelle.
Il
 n'y a rien de plus gênant dans l'habitude de la vie que ce patriotisme 
irritable des Américains. L'étranger consentirait bien à louer beaucoup 
dans leur pays ; mais il voudrait qu'on lui permît de blâmer quelque 
chose, et c'est ce qu'on lui refuse absolument.
L'Amérique
 est donc un pays de liberté, où, pour ne blesser personne, l'étranger 
ne doit parler librement ni des particuliers, ni de l'État, ni des 
gouvernés, ni des gouvernants, ni des entreprises publiques, ni des 
entreprises privées ; de rien enfin de ce qu'on y rencontre, sinon 
peut-être du climat et du sol ; encore trouve-t-on des Américains prêts à
 défendre l'un et l'autre, comme s'ils avaient concouru à les former.
De
 nos jours, il faut savoir prendre son parti et oser choisir entre le 
patriotisme de tous et le gouvernement du petit nombre, car on ne peut 
réunir à la fois la force et l'activité sociales que donne le premier, 
avec les garanties de tranquillité que fournit quelquefois le second.
 
 
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