L’orbe du soleil s’étalait sur l’horizon d’un ciel bas et les nuages s’emparaient du mordoré qui s’épandait de l’astre pour le baigner dans le cramoisi d’une aube incertaine. Quelques coups de griffes du temps et la colline au loin était coiffée de lourds nuages sombres, une ombre épaisse se dressait dans le ciel, planant au-dessus des hommes. Les cris des femmes perçaient le cœur de leurs enfants. Une symphonie de douleur entonnait son chant dans les entrailles de la terre. Au plus profond des abysses régnaient d’étranges créatures, aux formes changeantes. De vieilles légendes contaient leurs lugubres desseins, les surnommaient « reines des métamorphoses ». Selon les sentiments qu’elles cherchaient à susciter, elles arboraient un physique délicat, des manières avenantes, ou bien au contraire se drapaient dans des oripeaux tératologiques et effrayants. On disait qu’elles avaient creusé des grottes si profondes dans les fonds marins, qu’elles avaient atteint l’empire des morts, où elles se fournissaient en vivres, se nourrissant d’âmes damnées. Tour à tour, elles psalmodiaient des chants suaves, pareils à des prières, puis vociféraient des incantations inaudibles, qui avaient la force de désintégrer des troupeaux innombrables d’hommes.
Il n’y a plus d’avant la catastrophe, elle s’étale sur toutes les stases du temps, obèse, jamais repue. Le continent européen s’abolit dans les replis infinis de la matière et de l’esprit. Du fond des âges, le destin se déploie dans la stupeur des hommes lucides. Leibniz : « On peut même dire […] que le présent est plein de l’avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers. » Une sale engeance, répugnante jusqu’à la nausée, voudrait que fussent englouties pour toujours les trésors de notre culture, de la culture européenne. Le monde fait des crises d’épilepsie autodestructrices et personne ne s’en inquiète outre mesure ni n’envisage une thérapeutique efficace. Il se fait éruptif, convulsif, on pourrait croire qu’il est possédé par un malin génie, le génie panique, non pas celui d’Edgar Poe ; il serait plus proche de celui de Sandrine Rousseau. Écoutez les gémissements faussement contrits d’une Susan Sontag, romancière et essayiste « engagée » – suivez mon regard – :
« La vérité est que Mozart, Pascal, l’algèbre de Boole, Shakespeare, le régime parlementaire, les églises baroques, Newton, l’émancipation des femmes, Kant, Marx, les ballets de Ballanchine, etc., ne rachètent pas ce que cette civilisation particulière a déversé sur le monde. La race blanche est le cancer de l’humanité. »
Il n’y a aucun courage à tuer un lion mort. Leur hardiesse n’est grosse que de notre déclin. Se faire une idée exacte de ce déclin, des causes profondes qui y président et de ce qu’il nous est permis d’espérer malgré cet état de fait, c’est le travail propre de David Engels, qui vient d’écrire une excellente petite introduction au Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, dans l’élégante collection Longue mémoire de l’Institut Iliade. J’ai déjà eu l’occasion de discuter le livre précédent de cet auteur, à savoir Défendre l’Europe civilisationnelle, dans un article intitulé Quête de l’infini et inquiétude européenne. Je reviens avec toujours le même plaisir aux travaux ô combien stimulants de ce professeur d’Histoire, éminent romaniste et spécialiste de Spengler qu’il a découvert « très tôt , à l’âge de dix-sept ans, en faisant un exercice scolaire sur Le docteur Faustus de Thomas Mann ». Il a adopté – fait rare dans le monde universitaire – la méthode spenglerienne du comparatisme historique pour laquelle l’analogie « le plus beau de tous les liens » selon la formule de Platon, joue un rôle épistémique central, sinon fondateur. Méthode considérée par Spengler comme une véritable révolution copernicienne qui ne sut pourtant pas convaincre le monde académique.
Je ne voudrais pas déflorer la lecture et, ainsi, en gâcher la découverte. Il s’agit uniquement, ici, de proposer quelques remarques à l’attention du lecteur et, parfois, d’esquisser des prolongements éventuels qui me sont venus à l’esprit au cours de cette lecture. Pour que les lignes qui suivent soient parfaitement claires, il faut au préalable opérer la distinction que fait Spengler entre Culture et Civilisation, la première représentant la phase organique d’une culture et la deuxième sa phase critique déclinante, pour aller très vite.
Lecteur de Spengler depuis trente ans, David Engels nous introduit au projet d’une envergure considérable que l’écrivain prussien a conçu avec cet ouvrage qui fit date dans l’histoire des idées et l’histoire tout court :
« On a osé, écrit Spengler, pour la première fois, dans ce livre, tenter une prédétermination de l’histoire. Il s’agit de poursuivre le destin d’une culture et de la seule culture qui soit en train de s’accomplir de nos jours sur cette planète, la culture occidentale européo-américaine, dans ses phases non encore écoulées. »
Je ferai une petite excursion sur les terres autrichiennes pour évoquer Musil – un contempteur de Spengler de grand style – et Ludwig Wittgenstein qui a été fortement marqué par la lecture du Déclin. Pourquoi l’Autriche? Ray Monk, dans sa biographie consacrée à Wittgenstein nous en donne une explication éclairante : « La fascination qu’exerce sur nous la Vienne « fin de siècle » provient de ce que ses tensions préfigurent celles qui ont dominé l’histoire de l’Europe au cours du XXe siècle. Elles ont donné naissance à une bonne part des mouvements intellectuels et culturels qui ont façonné notre histoire. Vienne était, pour reprendre une formule souvent citée de Karl Kraus, « le laboratoire de recherche de la destruction mondiale » – le lieu de naissance du sionisme et du nazisme, le berceau de la psychanalyse, l’endroit où Klimt, Schiele et Kokoschka ont lancé le mouvement artistique Jugendstil, où Schoenberg a inventé la musique atonale et où Adolf Loos a créé le style architectural nu et fonctionnel caractéristique de notre âge moderne. Pas un domaine de la pensée et de l’activité humaine où le neuf n’émergeait de l’ancien, où le XIXe siècle n’accouchait du XXe. »
À l’opposition spenglerienne “Formes mortes – lois mathématiques / Formes vivantes – analogie”, Musil répond de plusieurs manières. Il tourne, tout d’abord, en dérision l’emploi systématique de l’analogie que fait Spengler, sous la houlette prestigieuse de Goethe :
« Il existe des papillons jaune citron ; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon : Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. »
Le reste est à l’avenant. Mais en dehors de ces considérations qu’on peut rejeter comme autant d’ergotages autour de la méthode sans aborder la chose même, c’est-à-dire s’il y a bien, oui ou non, un déclin de l’Occident, il me semble toucher du doigt quelque chose de plus décisif et de plus inquiétant : l’alibi que peut constituer pour notre propre faiblesse et paresse la notion même de déclin.
Le personnage de Walter, dans son grand roman L’homme sans qualités en constitue un exemple paradigmatique. Walter, souffrant d’un état de délabrement intellectuel, sans doute causé par une dépression fort banale, trouve un réconfort et un alibi à sa paresse dans l’idée de déclin :
« Mais, tandis que son état, au cours de l’année précédente, ne cessait d’empirer, il avait trouvé le miraculeux recours d’une pensée encore jamais appréciée à sa juste valeur. Et cette pensée était simplement que l’Europe dans laquelle il lui fallait vivre était irrémédiablement dégénérée. […] Walter lui-même, bien qu’en des années meilleures il eût encore su en rire, comprit bien vite, dès qu’il en eut fait l’essai, quels avantages considérables il retirerait de ces doctrines. Si c’était lui jusqu’alors qui se montrait incapable de travailler et se jugeait mauvais, c’était l’époque, maintenant, qui se révélait incapable, et lui qui se retrouvait sain. Sa vie, qui n’avait abouti à rien, trouvait soudain une explication grandiose, une justification à la mesure des siècles, ainsi que l’exigeait sa dignité ; bien plus, lorsqu’il lâchait la plume ou le crayon, qu’il venait de prendre en main, c’était maintenant un sublime sacrifice. »
Par ailleurs, chez certains déclinistes, il peut y avoir une aversion irraisonnée de la science en elle-même, ce qui n’est pas le cas de David Engels. Ce dernier prône au contraire un « retour rationnel à la tradition » et « une synthèse qui élèverait tout ce qui précède à un nouveau niveau, en faisant prendre conscience que les réalisations sociales, scientifiques, culturelles et politiques des temps modernes ne sont pas en opposition, mais plutôt en accord avec le sentiment d’unité transcendante originel de l’homme faustien primitif. » Écho, d’une certaine façon, à cette réflexion de Wittgenstein, écrite dans ses Remarques Mêlées :
« Peut-être qu’un jour de cette civilisation une culture surgira. Alors il y aura une histoire véritable des découvertes des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, qui sera du plus grand intérêt. »
C’est cette idée que je voudrais défendre ici : d’une civilisation, nous pourrions tirer une grande culture. Il faudrait, pour cela, ne pas subir la modernité comme un pur et simple poids mort dont il s’agirait de se défaire au plus vite. L’idée de Wittgenstein selon laquelle la civilisation, au sens spenglerien du terme, pourrait donner naissance à une culture, que la phase critique se métamorphoserait en une phase organique sans rejeter les apports contradictoires, mais moteurs par ces contradictions mêmes de l’âge critique, voilà ce qui pourrait donner un nouvel élan aux penseurs audacieux de demain.
Je voudrais conclure sur une citation de Robert Musil, qui, à mon sens, résume cette tension créatrice qui gît eu cœur de l’homme européen, pris entre rêve et réalité, science et imaginaire :
« Si c’est réaliser des rêves ancestraux que de pouvoir voler, voyager avec les poissons, se creuser un passage sous le corps géant des Alpes, envoyer des messages aussi rapidement que les dieux, voir et entendre l’invisible et l’éloigner, ouïr la voix des morts, se laisser submerger, malade, par de miraculeux sommeils, pouvoir envisager, vivant, de quoi l’on aura l’air vingt ans après sa mort, et dans l’étincellement des nuits, connaître, au-dessus et au-dessous de ce monde, mille objets que personne jadis ne connaissait ; si la lumière, la chaleur, la force, la jouissance et le confort sont des rêves ancestraux de l’homme, alors, la recherche moderne n’est pas seulement une science, mais une magie, une cérémonie de la plus grande puissance sentimentale et intellectuelle, devant laquelle Dieu lui-même défait un pli de son manteau après l’autre, une religion dont la dogmatique est à la fois imprégnée et étayée par la logique dure, courageuse, mobile, froide et coupable comme un couteau, des mathématiques.
Certes, on ne peut nier que tous ces rêves ancestraux, de l’avis des non-mathématiciens, ne se soient brusquement réalisés tout autrement qu’on se l’était figuré à l’origine. Le cor du postillon de Münchhausen était plus beau qu’une voix mise en conserve à l’usine, les bottes de sept lieues plus belles qu’une automobile, le royaume de Laurin plus beau qu’un tunnel de chemin de fer, la mandragore qu’un bélinogramme, et il était plus beau de manger du cœur de sa mère pour comprendre le langage des oiseaux que de se livrer à une étude de psychologie animale sur la valeur expressive de leur chant. On a perdu en rêve ce qu’on a gagné en réalité. »
Et si de ces réalités nous faisions à nouveau des rêves à la mesure de notre destin ? Pour ce faire, il faut d’abord savoir où nous en sommes historiquement en tant que peuple et c’est l’immense service que nous rend David Engels avec cette introduction consacrée au grand œuvre de Spengler, scrutateur faustien de la lente pulsation des siècles.
Jean Montalte – Promotion Léonidas
David Engels, Oswald Spengler. Introduction au Déclin de l’Occident, La Nouvelle Librairie éditions, 2024. 84 pages. 9 €.
https://institut-iliade.com/spengler-les-metamorphoses-de-la-civilisation/
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