Le Figaro Magazine - 07/09/2012
Un historien italien fait revivre la bataille navale de Lépante qui, en 1571, vit la victoire des Etats chrétiens sur l'Empire ottoman. En situant l'événement dans sa complexité géopolitique.
Ce jeune Espagnol n'était qu'un des 100 000 hommes qui s'affrontèrent au large des côtes grecques, le 7 octobre 1571, dans le golfe de Lépante. S'il avait été tué, un chef-d'oeuvre manquerait à la littérature mondiale : il s'appelait Miguel de Cervantès, et écrirait plus tard les aventures de Don Quichotte.
Lépante ? Que sait-on de cette bataille, sinon qu'elle mit aux prises des États chrétiens et l'Empire ottoman ? Alessandro Barbero, professeur à l'université du Piémont Oriental de Vercelli, est un spécialiste d'histoire militaire qui est aussi un romancier et un conteur hors pair. Plusieurs de ses livres - sur Waterloo, les grandes invasions ou les croisades - ont été traduits en français. Son dernier ouvrage, en 32 chapitres qui sont autant de tableaux vivants, restitue l'événement Lépante dans toute sa complexité *.
D'abord le contexte. En 1453, les Turcs, déjà maîtres des Balkans, s'emparent de Constantinople. Au XVIe siècle, le sultan fait de son empire une puissance maritime, pendant que l'Espagne s'impose dans le bassin méditerranéen à partir de ses ports de Catalogne et de ses possessions italiennes. En 1516 et en 1527, les Ottomans occupent la Syrie et l'Egypte, et poursuivent leur pénétration en Europe centrale. De son côté, le roi François Ier, qui veut conquérir le Milanais, fief de la couronne espagnole, cherche une alliance de revers contre son rival Charles Quint. Il la trouve, en 1535, en concluant un accord avec les Turcs. Au grand scandale des contemporains, on verra des opérations conjointes franco-ottomanes en Méditerranée.
Une coalition nouée par Pie V
D'autres Etats comptent dans ce jeu. Au premier chef Venise qui, utilisant ses nombreux comptoirs en Adriatique et en Méditerranée, commerce avec le Levant, parfois en bonne entente avec les Ottomans. Ensuite Malte, île gouvernée par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem depuis que les Turcs ont pris Rhodes. Il faut encore citer Gênes, où Andrea Doria, prestigieux capitaine, sert successivement l'Espagne et la France... Ce que démontre Alessandro Barbero, c'est donc l'extrême subtilité de la géopolitique méditerranéenne dans les années qui précèdent Lépante.
En 1570, Chypre, possession de la République de Venise, tombe aux mains des Ottomans. À Rome, le pape Pie V s'efforce depuis longtemps de nouer les fils d'une coalition qui réunirait les Etats catholiques décidés à contrer l'expansion turque. La France de Charles IX, alors plongée dans les guerres de Religion et toujours alliée à la Porte, n'est pas concernée. La chute de Chypre, en l'occurrence, facilite la diplomatie pontificale. Appelant à la croisade contre les Turcs, le souverain pontife parvient à constituer une Sainte Ligue qui se dote d'une force navale destinée à porter le fer chez l'ennemi.
La victoire de Juan d'Autriche
L'escadre chrétienne, formée pendant l'été 1571, se compose de navires espagnols et vénitiens, pour l'essentiel, avec l'appoint de vaisseaux du Saint-Siège, de Gênes, d'autres petits États de la péninsule italienne, du duché de Savoie et des Hospitaliers de Malte. Au milieu du mois de septembre, cette flotte quitte Messine. Le commandement est confié à l'infant Juan d'Autriche, fils naturel de Charles Quint et demi-frère du roi d'Espagne Philippe II. L'escadre turque, au même moment, mouille devant le fort de Lépante (aujourd'hui Naupacte, non loin de Patras, en Grèce), sous la direction du capitaine de la mer Ali Pacha, qui est secondé par Euldj Ali, le gouverneur d'Alger. Ne se méfiant pas, les Ottomans se laissent prendre dans la nasse.
La surprise - et le choc - ont lieu au petit matin du 7 octobre. 300 bateaux ottomans font face à 220 navires chrétiens, dont l'infériorité numérique est largement compensée par la puissance de feu. Dès le début de la bataille, les canons des six galéasses de Venise, premiers navires cuirassés, font des ravages. Les Espagnols, eux, prennent à l'abordage les galères ennemies, dont les équipages sont décimés par les hommes des tercios. Le navire amiral ottoman est pris à son tour, et Ali Pacha décapité. Quand sa tête apparaît au bout du mât du navire amiral espagnol, c'est la débandade chez les Turcs, Euldj Ali étant le seul à retraiter en bon ordre.
À midi, l'affrontement est terminé. Il a été relativement bref, mais d'une extrême violence. La flotte chrétienne déplore 8 000 morts et 20 000 blessés ; les Ottomans, 30 000 morts ou blessés et 3 500 prisonniers. Sur les galères turques, 15 000 forçats chrétiens ont été libérés. Seulement une trentaine de navires ottomans se sont échappés : la flotte du sultan est anéantie. Les États chrétiens, eux, n'ont perdu qu'une douzaine de vaisseaux. A 24 ans, l'infant Juan d'Autriche entre dans la gloire...
« L'importance historique de Lépante, note Alessandro Barbero, tient surtout à son énorme impact émotif et à la propagande qui s'ensuivit. » Cette bataille montra aux Européens que les Turcs n'étaient pas invincibles, et le roi Philippe II se posa en rempart de la chrétienté. Mais d'un point de vue pratique, Lépante n'eut guère de conséquences : les dissensions entre chrétiens les empêchèrent de poursuivre leur avantage, les décourageant de tenter la reconquête des Dardanelles ou de Constantinople, rêve un temps caressé.
En 1573, deux ans après cette bataille historique, Venise, asphyxiée par le coût de la guerre et par l'arrêt de son commerce avec l'Orient, négociera pourtant avec les Turcs et leur abandonnera Chypre, le prétexte initial du conflit. Le pape Pie V avait beau donner un sens mystique à la victoire de Lépante, la realpolitik, celle-là même qu'on reprochait au roi de France, reprenait ses droits dans l'Europe catholique.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
* La Bataille des trois empires. Lépante, 1571, d'Alessandro Barbero, Flammarion. Traduit de l'italien par Patricia Farazzi et Michel Valensi.
Un historien italien fait revivre la bataille navale de Lépante qui, en 1571, vit la victoire des Etats chrétiens sur l'Empire ottoman. En situant l'événement dans sa complexité géopolitique.
Ce jeune Espagnol n'était qu'un des 100 000 hommes qui s'affrontèrent au large des côtes grecques, le 7 octobre 1571, dans le golfe de Lépante. S'il avait été tué, un chef-d'oeuvre manquerait à la littérature mondiale : il s'appelait Miguel de Cervantès, et écrirait plus tard les aventures de Don Quichotte.
Lépante ? Que sait-on de cette bataille, sinon qu'elle mit aux prises des États chrétiens et l'Empire ottoman ? Alessandro Barbero, professeur à l'université du Piémont Oriental de Vercelli, est un spécialiste d'histoire militaire qui est aussi un romancier et un conteur hors pair. Plusieurs de ses livres - sur Waterloo, les grandes invasions ou les croisades - ont été traduits en français. Son dernier ouvrage, en 32 chapitres qui sont autant de tableaux vivants, restitue l'événement Lépante dans toute sa complexité *.
D'abord le contexte. En 1453, les Turcs, déjà maîtres des Balkans, s'emparent de Constantinople. Au XVIe siècle, le sultan fait de son empire une puissance maritime, pendant que l'Espagne s'impose dans le bassin méditerranéen à partir de ses ports de Catalogne et de ses possessions italiennes. En 1516 et en 1527, les Ottomans occupent la Syrie et l'Egypte, et poursuivent leur pénétration en Europe centrale. De son côté, le roi François Ier, qui veut conquérir le Milanais, fief de la couronne espagnole, cherche une alliance de revers contre son rival Charles Quint. Il la trouve, en 1535, en concluant un accord avec les Turcs. Au grand scandale des contemporains, on verra des opérations conjointes franco-ottomanes en Méditerranée.
Une coalition nouée par Pie V
D'autres Etats comptent dans ce jeu. Au premier chef Venise qui, utilisant ses nombreux comptoirs en Adriatique et en Méditerranée, commerce avec le Levant, parfois en bonne entente avec les Ottomans. Ensuite Malte, île gouvernée par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem depuis que les Turcs ont pris Rhodes. Il faut encore citer Gênes, où Andrea Doria, prestigieux capitaine, sert successivement l'Espagne et la France... Ce que démontre Alessandro Barbero, c'est donc l'extrême subtilité de la géopolitique méditerranéenne dans les années qui précèdent Lépante.
En 1570, Chypre, possession de la République de Venise, tombe aux mains des Ottomans. À Rome, le pape Pie V s'efforce depuis longtemps de nouer les fils d'une coalition qui réunirait les Etats catholiques décidés à contrer l'expansion turque. La France de Charles IX, alors plongée dans les guerres de Religion et toujours alliée à la Porte, n'est pas concernée. La chute de Chypre, en l'occurrence, facilite la diplomatie pontificale. Appelant à la croisade contre les Turcs, le souverain pontife parvient à constituer une Sainte Ligue qui se dote d'une force navale destinée à porter le fer chez l'ennemi.
La victoire de Juan d'Autriche
L'escadre chrétienne, formée pendant l'été 1571, se compose de navires espagnols et vénitiens, pour l'essentiel, avec l'appoint de vaisseaux du Saint-Siège, de Gênes, d'autres petits États de la péninsule italienne, du duché de Savoie et des Hospitaliers de Malte. Au milieu du mois de septembre, cette flotte quitte Messine. Le commandement est confié à l'infant Juan d'Autriche, fils naturel de Charles Quint et demi-frère du roi d'Espagne Philippe II. L'escadre turque, au même moment, mouille devant le fort de Lépante (aujourd'hui Naupacte, non loin de Patras, en Grèce), sous la direction du capitaine de la mer Ali Pacha, qui est secondé par Euldj Ali, le gouverneur d'Alger. Ne se méfiant pas, les Ottomans se laissent prendre dans la nasse.
La surprise - et le choc - ont lieu au petit matin du 7 octobre. 300 bateaux ottomans font face à 220 navires chrétiens, dont l'infériorité numérique est largement compensée par la puissance de feu. Dès le début de la bataille, les canons des six galéasses de Venise, premiers navires cuirassés, font des ravages. Les Espagnols, eux, prennent à l'abordage les galères ennemies, dont les équipages sont décimés par les hommes des tercios. Le navire amiral ottoman est pris à son tour, et Ali Pacha décapité. Quand sa tête apparaît au bout du mât du navire amiral espagnol, c'est la débandade chez les Turcs, Euldj Ali étant le seul à retraiter en bon ordre.
À midi, l'affrontement est terminé. Il a été relativement bref, mais d'une extrême violence. La flotte chrétienne déplore 8 000 morts et 20 000 blessés ; les Ottomans, 30 000 morts ou blessés et 3 500 prisonniers. Sur les galères turques, 15 000 forçats chrétiens ont été libérés. Seulement une trentaine de navires ottomans se sont échappés : la flotte du sultan est anéantie. Les États chrétiens, eux, n'ont perdu qu'une douzaine de vaisseaux. A 24 ans, l'infant Juan d'Autriche entre dans la gloire...
« L'importance historique de Lépante, note Alessandro Barbero, tient surtout à son énorme impact émotif et à la propagande qui s'ensuivit. » Cette bataille montra aux Européens que les Turcs n'étaient pas invincibles, et le roi Philippe II se posa en rempart de la chrétienté. Mais d'un point de vue pratique, Lépante n'eut guère de conséquences : les dissensions entre chrétiens les empêchèrent de poursuivre leur avantage, les décourageant de tenter la reconquête des Dardanelles ou de Constantinople, rêve un temps caressé.
En 1573, deux ans après cette bataille historique, Venise, asphyxiée par le coût de la guerre et par l'arrêt de son commerce avec l'Orient, négociera pourtant avec les Turcs et leur abandonnera Chypre, le prétexte initial du conflit. Le pape Pie V avait beau donner un sens mystique à la victoire de Lépante, la realpolitik, celle-là même qu'on reprochait au roi de France, reprenait ses droits dans l'Europe catholique.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
* La Bataille des trois empires. Lépante, 1571, d'Alessandro Barbero, Flammarion. Traduit de l'italien par Patricia Farazzi et Michel Valensi.
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