vendredi 20 juin 2014

Prosateur admirable mais faux contre-révolutionnaire : François-René de Chateaubriand

Parmi les Maîtres de la Contre-Révolution que j'ai évoqués dans RIVAROL à l'automne 2012, c'est volontairement que je n'ai pas fait figurer Chateaubriand. Non que j'éprouve la moindre aversion envers ce prosateur admirable qui fut aussi un cœur noble et orgueilleux et un paladin ombrageux de la légitimité monarchique. Mais, malgré ses pages grandioses et magnifiques, il ne fut pas du tout contre-révolutionnaire. C'est ce que j'entends montrer en ce bicentenaire de la Restauration à laquelle son pamphlet De Buonaparte et des Bourbons, publié justement en mars 1814, apporta une contribution remarquable.
J'ai follement aimé dans mon enfance ce poème de François-René, simple et nostalgique, que l'on m'avait fait apprendre en récitation à l'école de Frères et que je n'ai jamais oublié : « Combien j'ai douce souvenance /Du joli lieu de ma naissance ! / Ma sœur, qu'ils étaient beaux les jours /De France ! / O mon pays, sois mes amours / Toujours !... » Ses premières années de « compagnon des flots et des vents » qu'il vécut sur la grève de la pleine mer avec les enfants du pays le marquèrent pour toujours, car c'est là, non loin de Saint-Malo, que sa mère lui avait « infligé la vie », comme il devait dire plus tard, le 4 septembre 1768. Dernier né d'une lignée de hobereaux fiers mais ruinés, il acquit aux collèges de Dol et de Rennes quelques éléments d'une éducation chrétienne et classique, jusqu'à seize ans où il vint séjourner au château de Com-bourg. Dans ce lieu triste entouré de landes et de forêts allait se développer sans frein son imagination et se nourrir sa mélancolie, hors de toute réalité et de toute activité concrète. Il semble avoir songé à finir par le suicide une vie si désenchantée.
Son père lui ayant obtenu un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre, il partit pour Paris en 1787, fréquenta les poètes à la mode et, sous l'influence des encyclopédistes et des rousseauistes, il perdit ta foi. Le 14 juillet 1789, les têtes de l'intendant de Paris, Berthier de Sauvigny, et du beau-père de celui-ci, Foulon de Doué, qu'il vit passer au bout des piques changèrent ses dispositions politiques : « J'eus horreur des festins de cannibales et l'idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit ». Ainsi se retrouva-t-il en Amérique en 1791, où il put découvrir des paysages à la mesure de ses rêves et faire provision d'images et de couleurs pour son œuvre future. Il était sûr d'avoir rencontré là-bas l'homme primitif, le bon sauvage... Mais la nouvelle de l'arrestation de Louis XVI à Varennes l'incita à rentrer en France ; il se laissa marier à Céleste de Lavigne, puis émigra et s'engagea sans grande conviction dans l'Armée contre-révolutionnaire des princes (comtes de Provence et d'Artois), où il fut blessé. Puis il passa à Londres quelques années de misère, où il voulut composer « l'épopée de l'homme de la nature » et ce furent les Natchez, livre étrange, emphatique, naïf qui se voulait un essai épique sur l'homme primitif opposé aux conventions de la civilisation raffinée. François-René n'allait le publier qu'en 1826 en France. Toujours de cette période anglaise, date son Essai sur les Révolutions (1796), livre de doute et de douleur, où il entendait montrer que l'humanité n'est pas en progrès et qu'on retrouve dans les révolutions anciennes et modernes les personnages et les principaux traits de la Révolution française. Avait-il donc rompu avec les encyclopédistes au sujet de la notion de progrès ? Il proclamait la nécessité et la beauté de la religion, mais en la confondant avec la superstition et en considérant le christianisme comme fini... Un sceptique qui cherchait sa voie.
J'AI PLEURÉ ET J'AI CRU
1798 : à la mort de sa mère, puis de sa sœur, Mme de Farcy, il recouvra la foi : « Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé, je suis devenu chrétien : je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : j'ai pleuré et j'ai cru ». Voilà François-René libéré des sophistes qui l'avaient égaré un moment et renouant avec la religion de sa race et de son enfance ; il voudrait mettre désormais sa plume au service de sa foi reconquise.
Rayé de la liste des émigrés grâce à son ami Louis de Fontanes, futur grand-maître de l'Université napoléonienne, il rentra à Paris « avec le siècle » en 1800. C'était au moment où Napoléon Bonaparte, Premier consul, s'apprêtait à signer le Concordat (10 avril1801), rendant à l'Église catholique dans certaines limites sa place dans la Cité. François-René vit que l'heure était venue de publier le livre qu'il portait en lui depuis sa "conversion" : ce fut alors Le Génie du christianisme, sorti le mercredi saint 1802. Pour tâter le terrain, il avait d'abord lancé Atala dès 1801, une nouvelle racontant les amours de Chactas et d'Atala dans les forêts solitaires et agitées par la tempête ; ce poème partagé en fragments lyriques et écrit en prose rythmée, voulait montrer l'harmonie de la religion avec les grandes scènes de la nature. Puis François-René ajouta une deuxième nouvelle, René, l'image de lui-même et de tous les désenchantés qui soupiraient après un rêve insaisissable, il plaça les deux nouvelles en introduction à la première édition de son Génie du christianisme (1802), manière d'expliquer que pour lui le "mal du siècle" et les désolations ombrageuses d'après la Révolution ne pouvaient trouver abri que dans le christianisme.
LE CHRISTIANISME, COMME SOURCE DE POÉSIE
Le Génie était une apologie de la religion chrétienne, mais d'un genre bien spécial : pas question d'en prouver la vérité, mais seulement de dire, contre les "Lumières", que la religion chrétienne est belle, qu'elle inspire des belles actions et de belles pensées, qu'elle sert la poésie : les dogmes sont beaux à considérer, et répondent aux aspirations du cœur ; le christianisme, par sa doctrine, par sa conception de la vie, est une source de poésie vivante ; l'art issu de la religion est splendide (François-René réhabilitait avec raison la cathédrale gothique) ; les cérémonies chrétiennes sont poétiques.
On remarque aisément les limites de cette argumentation. L'ouvrage toutefois atteignit parfaitement son but qui était d'émouvoir d'innombrables lecteurs par une langue visuelle et colorée. Chateaubriand devint illustre ; il avait réussi à ruiner le préjugé anti-chrétien et à prouver que le christianisme est une religion belle et humaine. Le sentiment religieux allait être à la mode dans la littérature pour quelques générations. Reste que, sous cette plume magnifique, la religion perdit en profondeur ce qu'elle avait gagné en couleurs et qu'elle allait peu à peu se réduire, pour beaucoup, aune forme de sensibilité, voire - comme devait dire Maurras - à un « déisme sentimental » qui permet, au nom de l'idée de Dieu, « d'attribuer à l'infini ses propre bassesses » et de s'autoriser toutes les rébellions. Il faut, en effet, la force des dogmes et de l'organisation catholiques pour sauver l'idée d'un Dieu immuable qui échappe aux égarements du cœur, et même de la raison raisonneuse... Sinon, on relègue dans l'ombre les caractères essentiels de la religion chrétienne qui sont d'être vraie et surnaturellement révélée. Désireux de se l'attacher, l'empereur Napoléon nomma François-René secrétaire d'ambassade à Rome, puis en 1804 ministre dans le Valais.
Mais, le 21 mars 1804, en apprenant l'arrestation et l'assassinat du duc d'Enghien, sur ordre du Premier consul, il n'hésita pas : lui qui avait commencé une belle carrière dans la diplomatie, il donna aussitôt sa démission, décidé à vivre de sa plume, et d'un article, de temps à autre, dans le Mercure qui allait mettre Napoléon, devenu empereur, en fureur. Il ne fut toutefois pas exilé, car l'empereur aimait son style et avait un faible pour lui et cet opposant de salon était alors l'idole du Faubourg Saint-Germain... Désireux d'écrire une épopée chrétienne qui mettrait en relief la supériorité poétique du christianisme sur le paganisme, il partit pour la Grèce et pour Jérusalem. De là sortirent Les Martyrs et Y Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), œuvres de puissantes évocations, presque résurrections du passé.
DE BONAPARTE AUX BOURBONS : L'ÉTERNEL OPPOSANT
Retour sur la scène politique en 1814 : son De Buonaparte et des Bourbons, publié en mars, connut un immense succès, car cette brochure venait à son heure en une conjoncture où les Français ne savaient plus très bien à quel régime se donner. Louis XVIII devait reconnaître que cette brochure l'avait aidé plus qu'une armée de plusieurs milliers d'hommes.
En 1816, nouveau geste de refus. Ministre sans porte-feuille, Chateaubriand critiquait vivement, dans La monarchie selon la Charte, le ministère dont il faisait partie. Exclus, il redevint un homme d'opposition, à la tête du Conservateur. Après l'assassinat du duc de Berry par le bonapartiste Louis-Pierre Louvel, le 13 février 1820, Chateaubriand contribua à renverser le ministère Decazes : « Le poignard qui a tué le duc de Berry est une idée libérale », s'écria-t-il à la Chambre des députés. Après de brillantes ambassades à Berlin, à Londres, il devint à nouveau ministre de janvier 1823 à juin 1824 et remporta un beau succès : « "ma " guerre d'Espagne ». Là où Napoléon avait échoué, il avait réussi. Il venait de donner à la Restauration la gloire militaire qui lui manquait tant... Il se crut alors un si grand homme qu'il en devint insupportable et il se trouva tout surpris de recevoir un billet de Louis XVIII l'avertissant qu'il n'était plus ministre : « On me met à la porte comme si j'avais volé la montre du roi sur la cheminée. »
Vexé, il travailla à rapprocher les oppositions d'extrême-droite et de gauche et, bien que monarchiste, il allait porter une grande part de responsabilité dans le courant d'opinion qui contribua à la révolution de 1830 et à la chute de Charles X. Sa fidélité à la branche aînée des Bourbons lui valut quelques jours de cellule pour avoir voulu aider la duchesse de Berry à conspirer pour sauver l'avenir de son fils, le petit duc de Bordeaux, futur comte de Chambord. Durant la Monarchie de Juillet, refusant toute pension au nom de son sens de l'honneur, il se situa dans l'opposition, mais il se consacra à la rédaction de ses Mémoires d'outre-tombe, un essai d'autobiographie qui ne manquait pas de charme et qui contenait des pages inoubliables, où son imagination le poussait à se montrer plus grand qu'il n'était...
Cette vie que sa mère lui avait "infligée" en 1768 s'éteignit à quatre-vingts ans le 4 juillet 1848, quelques mois après la révolution de février qui renversa Louis-Philippe 1er, "roi des Français", qu'il ne voulut jamais servir. Son cercueil fut déposé dans l'îlot du Grand-Bé, en face de Saint-Malo, dans un roc solitaire en face de l'océan, à l'endroit qu'il avait voulu lui-même pour sépulture, comme un dernier défi aux forces déchaînées de la mer...
LE POÈTE DE L'HONNEUR
Lui qui, selon le mot du duc de Lévis Mirepoix, « daignait à peine se retourner pour voir si on le suivait(1) », n'allait cesser d'entraîner dans son sillage les esprits les plus éclatants de son siècle.
Fut-ce pour leur bien ? On ne peut nier que Chateaubriand a considérablement renouvelé les thèmes littéraires et même l'art d'écrire : chez lui la langue était colorée, musicale, imaginative. Maurras y a vu le danger d'accorder plus d'importance aux mots qu'à l'ordre des mots, de trop donner à ceux-ci une couleur de sensualité, mais plus grave est assurément chez François-René le goût pour les grandeurs que la vie a désertées. Cet homme qui aurait voulu ne pas être né, qui, comme on l'a dit, a « baillé sa vie » et « théâtralisé son existence(2) », qui a cultivé « le génie de se mettre en scène(3) », qui fut un serviteur bien incommode de la royauté, et qui s'affirmait « féodalement libéral », promenait en fait une âme de révolté qui ne voyait dans les choses que leur force de l'émouvoir. Tout d'après lui-même ! Lisons encore Maurras : « Race de naufrageurs et de faiseurs d'épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand n'a jamais cherché, dans la mort et le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l'éternel : mais le passé comme passé et la mort comme mort furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au besoin des dégâts afin de se donner de plus sûrs motifs de regrets.(4) »
Hélas, cet homme qui n'a pas manqué de grandeur et qui ne cesse d'être attachant, notamment par son sens exemplaire de l'honneur, a quand même travaillé au profit de l'individualisme révolutionnaire. Ce nécrologue, beaucoup plus que serviteur, de la monarchie ne peut être reconnu comme un vrai contre-révolutionnaire.
Michel Fromentoux Rivarol du 30 mai 2014
1. Duc de Lévis-Mirepoix : Histoire de l'individualisme français. Plon. 
2. Jean-François Chiappe : La France et le Roi. Perrin 1994 
3. Ghislain de Diesbach : Chateaubriand. Perrin, 1998
4. Charles Maurras : Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve. In Œuvres capitales, Essais politiques. Flammarion, 1954

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