vendredi 23 mai 2014

Histoire du mal : l’intégralité de l’entretien de l’abbé de Tanoüarn à L’Action Française

L’abbé de Tanoüarn a fait l’amitié d’accorder un entretien approfondi sur son Histoire du Mal, publié récemment aux Editions , que nous n’avons pas été en mesure de publier intégralement dans la version papier du journal. Voici donc, comme promis, l’intégralité de cet entretien. Un grand moment d’intelligence.
Pourquoi avoir écrit une Histoire du mal ?
Abbé Guillaume de Tanoüarn - J’ai écrit cette histoire du mal à force de prêcher. Lorsque l’on parle aux gens chaque dimanche, on finit par deviner ce qui les intéresse à la qualité du silence qui accueille vos paroles. Je me suis rendu compte assez vite qu’une assistance dominicale n’est jamais plus silencieuse, plus attentive que lorsque on lui parle du péché. Pourquoi ? Parce que le péché, nous en avons tous l’expérience. Mais que signifie notre expérience du mal ? Cela veut-il dire que le monde n’a pas de sens et que la question de l’Absolu et de notre participation à l’Absolu (c’est-à-dire la question de notre salut) ne se pose pas ? C’est ce que l’on entend souvent. S’il y a du mal, Dieu n’existe pas. C’était au fond la grande objection de Maurras, qui se heurte au problème du mal à travers le drame de sa propre surdité, drame qui, lorsqu’il vient d’avoir 14 ans, semble l’éloigner du monde des vivants.
Cette Histoire du mal est une sorte d’enquête dans le texte biblique, ancien et nouveau Testament. Je suis parti de l’idée simple que la Bible ne nous offrait pas une philosophie, pour nous expliquer ce qui est, mais qu’elle résonnait de toutes les réponses éplorées que l’homme fait à l’Invitation divine, réponses qui se modulent selon la manière dont l’homme comprend le mal dont il est affecté, le mal de sa mortalité, la souffrance de cet être sentant qu’il est, enfin la faiblesse et la fragilité de son vouloir, l’incapacité où il se trouve d’apporter à Dieu une réponse claire et stable. C’est de tout cela que parle la Bible, et dans la Bible des figures aussi connues qu’Adam et Eve, Caïn et Abel, Noé ou Job.
Les réponses de l’homme à ce grand drame de l’existence ont leur intérêt… Mais ce qui est vraiment passionnant, c’est de discerner la réponse divine à ce mal qui est dans l’homme. Cette réponse est une personne : Jésus-Christ, lumière à travers laquelle toute la Bible s’éclaire. Et Jésus-Christ est venu sur la terre pour son heure, il est venu pour souffrir et mourir, pour assumer et partager le mystère du mal, pour nous montrer comment transformer le mal en amour. Jésus-Christ, Dieu fait homme, est la seule réponse au problème du mal. Je ne dis pas cela parce que je serais animé par je ne sais quel dogmatisme. Je dis cela parce que les philosophes n’ont pas de réponses. Platon qui pense que le mal vient de l’ignorance est faible sur ce point. Spinoza qui explique que le mal a la même nécessité rationnelle que le bien est non seulement faible mais inquiétant avec sa façon de confondre le bien et le mal dans le même absolutisme rationnel. Je pourrais parler des calculs de Leibniz, de la foi athée de Nietzsche ou de la folle idée sartrienne d’une rédemption de l’homme par l’homme avec le même scepticisme. Il n’y a qu’une seule réponse au problème du mal, c’est cette débauche de souffrance qu’est la crucifixion du Fils de Dieu, prenant le mal sur lui parce qu’il est seul capable, par son sacrifice, de le transformer en amour.
On dit que le mal est la principale objection à l’existence de Dieu. Je prétends au contraire que le mal est l’explication la plus profonde du mystère de l’Incarnation. Il n’y a pas de religion chrétienne sans le mystère du mal.
Comment ce livre s’inscrit-il dans vos précédents travaux, sur Cajétan et Pascal ?
Cajétan est un grand optimiste, il n’est pas scolastique et rationnel pour rien, mais j’avais remarqué, dans ses commentaires sur le péché, qu’il ne pouvait pas supporter l’idée – courante dans nos catéchèses et dans nos cercles apologétiques – que le mal soit juste une absence. Dans un Sermon prononcé devant le pape Alexandre VI Borgia sur la puissance du mal, il a le courage de souligner que le mal est une création divine – ce que les scolastiques appelleront le « mal de nature »… Au fond, Dieu a pris le risque de nous créer dans un monde en proie à la souffrance et à la mort. L’un des objectifs de ce livre était de rompre avec cette espèce de gêne et cette culture de l’excuse qui devrait résoudre le problème du mal. A quoi sert de dire que Dieu ne veut pas mais permet le mal ? Cela signifierait soit qu’il n’est pas tout puissant comme l’imagine l’apologétique juive d’aujourd’hui soit qu’il a un petit côté permissif qui confine au sadisme. J’emprunte à Pascal, à une méditation du texte de Pascal l’idée que Dieu est joueur et que c’est pour lui la seule manière de respecter notre liberté. Il a pris un double risque en nous créant : le risque que nous lui disions « non », car il nous a fait à son image, comme les dieux du monde ; et le risque que nous ne puissions pas nous sortir du monde matériel dans lequel nous nous trouvons immergés par notre nature. L’histoire d’Adam et Eve montre bien, sur un mode imagé, que l’homme et la femme ne parviennent pas à se sauver par eux-mêmes. Dieu alors, dans cette situation extrême où pourrait se dessiner un échec universel de son dessein créateur, joue son va tout : il vient en personne. C’est ce que Pascal appelle « le mystère de Jésus » qui est le mystère de l’histoire humaine, de son sens et du salut pour l’homme qui peut émerger en elle.
N’y allez-vous pas un peu fort en déclarant d’emblée qu’ « il fallait le péché » pour que l’homme « quitte » sa nature « et se laisse diviniser » ?
Mais qu’est-ce qui aurait pu faire que l’homme se laisse diviniser, sinon le dégoût qu’il éprouve pour sa propre nature ? « Heureuse faute qui nous a valu un tel et un si grand rédempteur » chante l’Eglise depuis la nuit des temps dans l’Exsultet pascal. Qu’est-ce que signifie cette « heureuse faute », comment pouvons nous déclarer que la faute est heureuse ? C’est la faute qui permet le salut, c’est-à-dire la divinisation de l’homme.
L’incarnation de Dieu et la divinisation de l’homme dépendaient-elles du péché originel ?
Je crois vraiment que le thème de Duns Scot expliquant que l’incarnation ce mystère si beau ne saurait dépendre du péché de l’homme ce fait si laid, ce thème, cette thèse n’est pas tenable du point de vue d’une métaphysique critique. Il n’y a pas de reprise du plan divin. Il n’y a qu’une seule idée divine qui contient et manifeste l’histoire de l’homme et cette idée comporte en elle bien évidemment le péché. Comment imaginer que Dieu ne l’ait pas prévu ? Certains théologiens font de Dieu une sorte de dindon de la farce à force de le déclarer innocent du mal. Mais la réalité est une et Dieu n’a certainement pas été mis devant le fait accompli du péché comme le cocu de l’histoire. De ce point de vue, je suis étroitement thomiste.
Quelle est la place de la femme dans l’histoire du mal et donc du salut ?
Une place capitale comme le montre le récit de notre scène primitive à tous, cette histoire d’arbre de la connaissance du bien et du mal. Pour Philon d’Alexandrie et pour les gnostiques, la distinction du masculin et du féminin est une conséquence du péché, comme notre être charnel. Au commencement l’homme est spirituel et unisexe et c’est sa révolte contre Dieu qui l’enferme dans un corps. Ces gens sont incapables de penser le féminin comme une donnée fondamentale de l’anthropologie. En revanche, beaucoup plus près de nous, les naturalistes envisagent le masculin et le féminin comme deux natures inégales entre elles, mais ordonnées l’une à l’autre. Julius Evola me paraît très représentatif de cette conception totalement machiste d’une masculinité apollinienne et d’une féminité sélénienne, juste capable (c’est la lune) de refléter les rayons du soleil. Triste perspective ! J’ai essayé de montrer que le récit de la Genèse – contrairement à une idée reçue – n’avait absolument rien de misogyne et qu’au contraire, c’est peut-être une femme qui s’est subrepticement glissée dans la peau de l’Auteur sacré. La femme semble avoir constamment l’avantage sur ce gros benêt d’Adam : elle est plus active que lui (n’en déplaise à Evola), elle porte en elle quelque chose de sa propre rédemption : c’est sa maternité, qui explique l’inimitié durable entre elle et ce grand agent de la culture de mort qu’est le Serpent.
Critiquant les deux voies du féminisme que sont l’enfermement dans le genre ou au contraire la volonté de détruire les genres, vous rejoignez l’actualité brûlante en évoquant « l’unidualité du couple » : « le masculin et le féminin » n’ont de sens que dans la perspective « du couple et de la famille ». Serait-ce là le « mystère de la femme » et, conjointement, de l’homme ?
L’enfermement dans le genre, c’est bien le programme de Julius Evola, qui va jusqu’à penser une nature masculine et une nature féminine. Je trouve à ce monsieur bien peu d’expérience de la biodiversité humaine. Depuis des années je répète en préparation au mariage qu’il y a des couples modèles mais qu’il n’y a pas de modèle de couple. Chaque couple est une histoire, avec deux tempéraments qui ont trouvé une modulation sur laquelle ils s’entendent et se répondent. Chacun a ses qualités et ses défauts et, contrairement à une idée trop répandue, les époux se choisissent autant sur leurs défauts que sur leurs qualités. L’unidualité de « l’une seule chair » c’est cela : chacun accepte non seulement les défauts de l’autre, mais les siens propres dans un jeu de compensation où l’amour devra avoir toujours le dernier mot. Et dans cette harmonie duelle pourquoi faudrait-il que les rôles soient fixés à l’avance, que l’homme fassent les comptes et la femme la cuisine ? C’est absurde. Il y a sans doute un mystère de la femme, c’est celui de sa maternité. Mais il y a aussi un mystère du couple, mystère inaccessible à la raison et qui défie toutes les prévisions. De ce point de vue, je dirais volontiers qu’il y a deux sortes de divorce, le divorce qui n’est qu’un constat d’immaturité persistante et le divorce qui exprime un refus de ce mystère du couple, de cette alchimie du couple, une volonté de tout rationaliser qui se transforme en instinct de destruction et d’autodestruction…
Ecrire une Histoire du mal fondée principalement sur la lecture de la Genèse pourrait sembler une provocation pour la modernité, dont toute la vocation semble être de résoudre la question du mal avec des moyens humains, trop humains. Puisque l’enfer c’est les autres, selon la célèbre formule de Sartre, le faux universalisme de l’Empire du bien ne vise-t-il pas à éradiquer le mal en promouvant paradoxalement une diversité passée sous les fourches caudines de la standardisation démocratique ?
L’échec des métaphysiques affrontant le problème du mal n’a pas découragé l’homme. Au XVIIIème siècle, il a simplement remplacé ces métaphysique peu convaincantes (pensez à Voltaire et à son Candide) par une Métapolitique dont le premier inventeur est Jean-Jacques Rousseau. L’auteur du Contrat social imagine que le mal, puisqu’il n’a pas de cause métaphysique puisque les explications théologiques ne sont plus à la mode, doit avoir une justification sociologique. Il s’agissait pour lui d’excuser l’homme du mal, en imaginant que tout venait de la société. Au fond, il a démarqué l’histoire chrétienne du mal en distinguant l’état de nature et l’état social et en imaginant une rédemption qui aurait consisté à ramener l’individu à l’état de nature. Pendant un siècle, la science politique nous a raconté à nouveaux frais l’histoire du salut, qui devait se terminer aussi bien chez les socialistes français comme Charles Fourier que chez les marxistes dans une sorte de société idéale d’où le mal aurait miraculeusement disparu. Cette fable mystico-politique a duré longtemps. Mais néanmoins très vite la métaphysique a repris le dessus (chez un Victor Hugo par exemple) et là Philippe Muray a raison de dire que le résumé du XIXème siècle tient en trois mots : « Tout est bien ». Je ne pense pas que l’universalisme de l’empire du bie n vise à éradiquer le mal…
Je crois qu’il n’y a d’empire du bien que lorsque l’on a nié la nature théologique du péché originel, en imaginant un monde où ce péché ne serait pas, où le mal ne serait pas, où l’homme serait roi sans partage. C’est ce que le même Muray a appelé la post-histoire, l’impossible histoire sans le mal. Il s’agit évidemment d’un fantasme. La post-histoire, cette standardisation démocratique que vous évoquez, n’existe pas, comme tous les fantasmes, et c’est quand on commence à essayer d’en réaliser l’épure que l’on s’en rend compte. La post-histoire ? C’est l’humanité mourant tyrannisée de la démocratie, ce dont parle Platon aux livres 8 et 9 de la République. C’est ce que Maurras appelait « le triomphe du pire et des pires » : le mal et la mort, couple infernal.
On sait que la question du mal a taraudé toute sa vie Maurras, que la lecture précoce de Pascal — cher à vous-même comme à Boutang — a éloigné de la foi. S’il est impossible de « rendre raison » du mal, comment une Histoire du mal peut-elle répondre à un cœur qui a « besoin de comprendre pour croire » ?
Je crois vraiment que Maurras a été victime du rationalisme théologique qui sévissait sous pavillon néo-thomiste en son temps (de cela il s’est souvent plaint) et qui imposait, à l’égard du mal, une culture de l’excuse totalement inefficace. Le Père de Tonquédec, si bon technicien de la métaphysique soit-il, n’a pas su ébranler le doute de Maurras. Mais je crois vraiment que Maurras a fait semblant de ne pas comprendre ce que Pascal appelle le cœur. Dans La Musique intérieure, il parle pourtant « des faims muettes du cœur » ; c’est sa poésie qui les satisfait le moins mal.
Propos recueillis par Axel Tisserand
Abbé Guillaume de Tanoüarn, Une Histoire du mal, Via Romana, 274 pages, 24 euros.

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